Plaisir, déplaisir et jouissance
Plaisir, déplaisir et jouissance
Partons d’un dessin de Sempé. On y voit un cabinet de psychanalyste, avec un divan, un bureau dont les murs sont couverts de livres, une plante verte devant une fenêtre garnie d’épais rideaux. Une porte matelassée s’ouvre, laissant passer une femme qui surgit, visiblement très excitée, les cheveux hirsutes, les yeux très maquillés.
Elle dit avec un immense sourire crispé : « Ah, Docteur ! Qu’est-ce qu’on souffre quand on aime, mais qu’est-ce qu’on aime quand on souffre ! » Voilà deux affirmations provocantes qui nous ramènent à l’énigme du plaisir, et du déplaisir. Y aurait-il une souffrance dans le plaisir ? Et, en contrepoint, un plaisir dans la souffrance ? Peut-on vraiment aimer souffrir ? Nous avons dit à quel point le rapport entre plaisir et déplaisir était complexe, intriqué, ambigu.
Serait-il possible que les deux coexistent dans les processus psychiques et que l’on ne puisse finalement pas les séparer, que l’un n’aille pas sans l’autre, que l’un ne bouge pas sans l’autre ? Ce que révèle finalement la lecture à Au-delà du principe de plaisir de Freud, c’est que le plaisir et son au-delà sont comme les deux rives d’un même fleuve, les deux faces d’un même problème ; on ne peut pas les séparer.
Ce qui peut satisfaire au niveau inconscient, en mettant en jeu un scénario fantasmatique, peut provoquer un déplaisir au niveau conscient, un sentiment de malaise, un trouble. On peut être dérangé dans une situation banale parce que, sur une autre scène, celle de l’inconscient, un désir est un jeu, dont on ne veut rien savoir.
Ce désir peut viser une satisfaction dont l’accès est consciemment barré par la pression d’idéaux et de valeurs, ou inconsciemment barré par un refoulement qui est à l’œuvre pour écarter ce désir.
Les manifestations des conflits qui se jouent entre le niveau conscient et l’inconscient sont multiples. On en trouve dans la vie amoureuse, dans les choix sexuels, dans la façon de se situer dans la famille, par rapport à la filiation et dans les identifications. L’un ne veut pas être comme son père, mais c’est comme son père qu’il est.
Un autre désire donner à ses enfants ce qu’il n’a pas reçu lui- même, ce qui le conduit à répéter ce qu’il a lui-même vécu. Un troisième tombe amoureux d’une femme qui ressemble à celle dont il veut se séparer, au moment où il veut échapper à l’emprise de celle-ci…
Le plaisir éprouvé à un niveau peut impliquer un déplaisir à un autre niveau : l’au-delà du principe de plaisir s’impose sans qu’on en soit conscient, sans qu’il puisse être représenté comme tel, ni même vécu comme tel.
Entre le plaisir ou le déplaisir, entre ce qui est conscient et ce qui est inconscient, il y a des retournements, des équivoques, des télescopages, des inversions, des renversements qui ne cessent de brouiller les pistes quand on cherche à trouver la voie de son désir ou à suivre celle qui pourrait mener au plaisir.
C’est bien pour cela que le destin des êtres humains est si complexe, que chacun se complique autant la vie, sans raison, se faisant sans le savoir l’artisan de son propre malheur, tout en pensant suivre la voie de son propre bien.
Comment se fait-il qu’on puisse constituer soi-même sa propre impasse tout en ayant l’impression d’y être enfermé par une force qui nous dépasse ? Faut-il y voir l’expression d’une satisfaction inconsciente, tout à fait contraire à la satisfaction consciente ?
De telles questions nous ramènent au fantasme, ce scénario composé de représentations associées à des états somatiques. De fait, ce qui se passe entre le scénario et l’état somatique semble pouvoir se brouiller.
Un fantasme peut ainsi mettre en scène un scénario de plaisir, tout en étant associé à un état somatique de déplaisir ; à l’inverse, un scénario fantasmatique de déplaisir pourrait être associé à un état somatique de plaisir .
De même pour ce qui se passe entre la scène consciente et la scène inconsciente. Nous sommes là dans une complexité où tout est contradictoire, tout est simultané, tout est multiple, illogique. On retrouve ce fait que l’inconscient est là pour tout déranger. L’inconscient est habité, on l’a aussi déjà dit, par une logique illogique. Avec lui vient un principe d’inadéquation, contradictoire avec les buts conscients qu’on pensait viser.
Là où le sujet souffre, c’est là parfois qu’il jouit le plus : une telle hypothèse paraît inadmissible, presque provocante. Pourtant, la clinique est là pour prouver sa réalité. À commencer, bien sûr, par le cas célèbre de l’homme aux rats : à un moment de sa cure, l’homme aux rats fait part à Freud d’un fantasme terrifiant qui l’habite où il est l’objet d’un supplice où des rats lui pénètrent l’anus.
Après avoir relaté ce fantasme, il se lève d’un coup et Freud note avec beaucoup de précision qu’il voit sur son visage un signe de volupté, d’une volupté dans l’horreur. Cette volupté l’a beaucoup interrogé. Lacan en fera une marque de jouissance. La jouissance est justement ce qui n’a rien à voir avec le plaisir. Au contraire, lorsque la jouissance est en jeu, le sujet rencontre, dans l’excès, une dimension insupportable.