Que pensait-on de la mémoire autrefois
La charmante légende de Mnémosyne et de ses filles, les muses, nous apprend que les Grecs avaient une haute conception de la mémoire, synonyme pour eux de connaissance et non réduite au sens de mémoire « par cœur », comme elle eut cette réputation par la suite. Aristote, le plus grand savant et philosophe de l’Antiquité, consacre à la mémoire un traité et avait déjà observé des mécanismes intéressants comme les associations d’idées, qui ont servi de base aux philosophes anglais, dits « associationnistes » et, par la suite, à un courant de psychologie scientifique américain entre les années 1920 et 1940. Comme nous l’avons vu, de grands avocats comme Cicéron et Quintilien consacrent un chapitre de leur livre sur l’art de faire des discours, à la mémoire. Mais l’auteur de l’Antiquité qui a le plus écrit – une dizaine de chapitres sur l’ensemble de ses « Confessions » , est saint Augustin, grand lettré dont on pourrait imaginer la fin comme dans un péplum.
Sentant sa mort proche, le noble vieillard contemple les feux de camp des Vandales du haut des murailles d’Hippone.Ce cavalier au loin, est-ce Genséric qui inspecte ses troupes ? Sa correspondance avec les évêques du monde romain l’avait averti depuis peu. Rome et le gouverneur d’Afrique ont poussé Vallia le roi des Wisigoths à attaquer les Vandales. Ils ont reflué vers l’Espagne puis dans le nord de l’Afrique, ils sont déjà là. Pourquoi saccagent-ils tout sur leur passage ? Les bibliothèques brûlent derrière eux, il fau¬dra cacher les manuscrits les plus précieux, Homère, Aris- tote, Cicéron… La fin est proche, saint Augustin, évêque de cette ville transformée en citadelle, se remémore en cet instant l’une de ses « Confessions ».
« Grande est la puissance de la mémoire ! Il y a un je-ne- sais-quoi d’effrayant, ô mon Dieu, dans sa profonde et infinie multiplicité. Et cela, c’est l’esprit ; et cela, c’est moi-même ! Que suis-je donc, ô mon Dieu ? Quelle est ma nature ? Une vie variée, qui revêt mille formes et immense étonnamment. Voyez ce qu’il y a dans ma mémoire : des champs, des antres, des cavernes innombrables, tout cela rempli à l’infini de toute espèce de choses, innombrables aussi… Je parcours en tout sens ce monde intérieur, j’y vole de-ci de-là, j’y pénètre aussi loin que possible, sans rencon¬trer de limites. Tant est grande la force de la mémoire, tant est grande la force de la vie chez l’homme, ce vivant condamné à mourir ! ».
Saint Augustin est né en 354 de notre ère et est mort en 430 lors du siège d’Hippone (actuellement ruines des environs d’Annaba en Algérie) par les Vandales. Cette circonstance est importante car ce sont les Vandales, sous la conduite d’Alaric, qui mirent à sac Rome et qui sont les res¬ponsables de la destruction des bibliothèques. Saint Augustin, évêque, lettré et ayant accès aux bibliothèques, était donc la dernière mémoire vivante de tout ce que l’Antiquité connaissait de la mémoire. Basée sur des sources romaines et grecques aujourd’hui inconnues et une profonde réflexion personnelle, sa conception est étonnamment riche pour l’époque et occupe plusieurs chapitres de ses « Confessions ». Après les invasions barbares, c’est la déso¬lation pendant près de 1 000 ans. Le texte de Quintilien n’est découvert qu’en 1416. Pour se représenter ces mille ans, ces dix siècles qui constituent le Moyen Age, il faudrait imaginer comme dans La Planète des singes de Pierre Boulle qu’un cataclysme nucléaire détruise une grande partie de la civilisation. Ce n’est qu’en l’an 3000 que les hommes retrouveraient des textes d’une autre antiquité, allant de Molière à Agatha Christie.
Ainsi, durant le Moyen Age, les lettrés se basent surtout sur les sources orales, et lorsque Charlemagne demande à son conseiller Alcuin : « Que vas-tu me dire maintenant de la mémoire, que je pense être la partie la plus noble de la réthorique ? », Alcuin répond : « La mémoire est la salle au trésor de toutes les choses et, si l’on n’en fait pas la gardienne de ce que l’on a pensé sur les choses et sur les mots, nous savons que tous les autres dons de l’orateur, quelque excellents qu’ils puissent être, seront réduits à rien. »
Un certain désintérêt pour la mémoire viendra du grand Descartes, qui, attaquant un charlatan célèbre à son époque, croit que la mémoire ne sert à rien, et que la raison peut permettre de déduire toutes les connaissances. De cette philosophie naîtra l’idée d’une mémoire sotte face à une intelligence noble basée sur le raisonnement. Mais les recherches récentes, tant en psychologie scientifique que dans les neurosciences ou l’intelligence artificielle, montrent à nouveau l’extraordinaire richesse de la mémoire rejoignant ainsi l’intuition de la Grèce antique.
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