Le déplaisir et l’insatisfaction
Le déplaisir et l’insatisfaction
Nous vivons aujourd’hui dans une société où le déplaisir et l’insatisfaction prévalent, y compris chez ceux qui ne sont pas soumis à une situation pénible, de déplaisir, dans la réalité. Ce déplaisir inexplicable, c’est le mal de vivre, la dépression, l’anhédonie, le fait de ne pas pouvoir goûter à ce qui est, à ce que l’on a, à ce qui nous entoure. C’est le fait de chercher toujours quelque chose d’autre, ailleurs, différemment. Comment se fait-il qu’on ne puisse pas se saisir de ce qu’offre le présent ? Un grand nombre de gens, dans leur vie quotidienne, sont ainsi dans une sorte d’errance, dans l’attente, le manque, la déception, la frustration. Ils consomment des médicaments, des anxiolytiques, des antidépresseurs – cette consommation finissant par dépasser toutes les incidences connues des troubles anxieux ou des troubles de l’humeur. On sait qu’en France, une proportion très importante, jusqu’à un quart de la population10, consomme des médicaments psychotropes pour s’équilibrer tout en donnant socialement l’apparence de bien vivre. Nous vivons aussi une époque où règne une sorte d’obligation à profiter de la vie, ce qui renforce encore ce déplaisir proéminent. Les publicités présentent cette injonction au bonheur comme une contrainte, comme un critère de réussite sociale ou personnelle.
Chacun rêve à ce qu’il pourrait être s’il n’était pas ce qu’il est. Cela l’occupe en permanence. L’autre a toujours plus que lui. L’autre qu’il devrait être. L’autre qu’il aurait pu être. L’autre que, peut-être, un jour, il sera. S’il était l’autre, il serait enfin lui. En attendant, il reste pris dans une errance, une course, une escalade. Le monde de la consommation mise sur ce déplaisir, avec ses gadgets, ses objets commerciaux qui sont une promesse de plaisir sur la base d’un constat de. Telle est la loi du marché, qui va vers la production d’innombrables moyens illusoires de se satisfaire. Une journée à disposition, que faire ? Mettre un disque, l’interrompre, allumer la télévision, changer de chaîne, prendre une revue, changer d’habits, téléphoner, envoyer un texto, ouvrir l’ordinateur,retéléphoner, sortir, errer dans les rues, entrer dans une boutique, acheter un habit dont on n’a pas besoin, rencontrer une personne et ne rien lui dire, ne pas 1 ecouter ? Tel est le flux dans lequel chacun est pris, en quête de soi, en quête d’un plaisir inatteignable, d’un plaisir perdu, rêvé et d’autant plus tyrannique qu’il est attendu. Où est donc ce fameux principe de plaisir qui devrait régner dans la vie psychique ? Tout dans le quotidien semble montrer le contraire : le plaisir est inatteignable, le déplaisir est inévitable.
Et de nouveau, on bute sur cette même question : alors que tout pourrait si bien se passer en suivant le plan biologique, physiologique, voilà que, sur le plan psychique, quelque chose se met en marche, nous amène à travailler contre nous-mêmes : mais comment peut-on devenir ainsi son plus grand ennemi ? Pourquoi ?
Il y a quelque chose sur le plan psychique qui échoue là où cela réussit sur le plan organique. Le propre des organismes vivants est de maintenir un équilibre, une homéostasie, une constance du milieu intérieur grâce à des mécanismes de régulation propres à la physiologie11. Ainsi, les niveaux de glucose sont maintenus dans des limites bien fixées, même après un repas copieux, riche en sucres. Si l’on fait un effort soutenu, le rythme cardiaque s’adapte de manière à fournir suffisamment de substrat énergétique aux organes. Les mécanismes visant le maintien de l’homéostasie et de l’équilibre sont tout à fait opérationnels dans le corps. Alors pourquoi pas dans la vie psychique ? Une manière de contourner la difficulté serait de dire que corps et esprit sont séparés. Mais ce
n’est pas le cas. Ce point radicalement dualiste ne correspond pas aux données de la neurophysiologie. L’état de notre corps est, en effet, en permanence détecté par notre cerveau à travers des circuits neuronaux dits intéroceptifs nous en apprécierons l’importance pour la vie psychique un peu plus loin au chapitre .
Les travaux de William James, le grand psychologue bostonien, ont clairement identifié le rôle central de l’état du corps dans la production des émotions. James postule que la perception d’un événement, en particulier lorsque celui-ci est émotionnellement chargé, s’accompagne de réactions somatiques. C’est une expérience que tout le monde connaît. Un chien aboyant de manière agressive apparaît soudainement à l’angle d’une rue. Notre corps répond : le rythme cardiaque augmente, celui de la respiration aussi, les pupilles se dilatent. Une réponse physiologique du corps a accompagné la perception d’une situation de peur. Selon James, c’est, plus précisément, la mise en relation entre l’état du corps et la perception qui permet la production de l’émotion : en soi, la perception est émotionnellement neutre, c’est l’état du corps associé à cette perception qui produit la connotation émotive.
Mais cette mise en résonance du corps peut se faire aussi sans perception : la réactivation de souvenirs, ou même le fait d’imaginer une situation évoquant la peur, suffit à induire des modifications similaires dans le corps. Il y a, en effet, dans notre système nerveux, toutes sortes de traces d’états somatiques activés par l’expérience. Imaginez l’arrivée chez vous d’un fonctionnaire du ministère des Finances en vue d’un redressement fiscal. Vous aurez sans aucun doute une réaction somatique. Corps et cerveau ont partie liée bien plus qu’on ne pourrait le croire.