La santé au bout des doigts : un peu d'histoire
Les ostéopathes sont-ils les nouveaux sorciers du millénaire ? Certains attribuent leurs succès thérapeutiques à des qualités de bon guérisseur intuitif, de mage, de bluffeur-tricheur vendant sans état d’âme une mixture gestuelle et incantatoire. On les accuse d’être les créations totalement manipulées des « néopathes », ceux qui font les modes, en créant à la fois de nouvelles maladies, de nouveaux malades, de nouvelles thérapies et de nouveaux thérapeutes.
Il faut reconnaître que le procès en sorcellerie qui leur est parfois instruit par un certain « conservatisme institutionnel » est en partie alimenté par le discours vaseux, péremptoire, emphatique et mystique que diffusent certains ostéopathes. Est-il justifié ? Les ostéopathes sont-ils de doux dingues, de dangereux charlatans ou d’authentiques thérapeutes ? L’institution est bien dans sa mission de surveillance des dérapages, afin de préserver une population des excès des fausses thérapeutiques qui lui sont préjudiciables.
L’ostéopathie, cette médecine qui « touche », doit-elle avoir peur de la médecine scientifique ? D’où vient-elle ?
L’aventure scientifique de l’ostéopathie ne fait que commencer, même si l’histoire de la médecine manuelle remonte à la nuit des temps…, depuis que les hommes souffrent. Il ne fait de doute pour personne qu’elle devra se plier aux normes et aux procédures scientifiques modernes pour réussir à convaincre qu’elle est vraie, qu’elle n’est pas une utopie, qu’elle apporte un authentique béné¬fice de mieux-être et que ce bénéfice se confirme avec le temps. Le témoignage des patients ne suffit pas, car les enjeux en terme de santé publique sont d’importance.
Il reste à définir sa véritable vocation : guérir ou prévenir… ou les deux à la fois. Quelle est sa place dans la politique sanitaire d’une population dont le nécessaire souci de préserver sa santé se révèle… chaque jour avec plus de force et de conviction. Avec quels acteurs ?…
Tout a commencé il y a des milliers d’années…
La médecine moderne devrait se pencher avec intérêt sur l’une de ses plus vieilles compagnes de toujours : la médecine manuelle. Les services rendus aux hommes qui souffrent par ceux qui utili¬sent les techniques « de main » sont consignés avec précision dans la littérature médicale. L’art de guérir, vraie définition de la médecine, se décline au pluriel : des causes, des remèdes. L’écriture est le grand tournant de l’histoire des hommes, puisqu’elle permet de témoigner. L’écrit… c’est la trace. L’histoire de la médecine et des maladies des hommes a débuté avec l’écriture. Et avant ? Que sait-on des hommes et de leurs maux ?
Les spécialistes de l’étude des maladies des hommes anciens, les paléopathologistes, disposaient de peu d’indices pour leurs recherches : une dent par-ci, un tissu par-là, une vertèbre ailleurs ; mais les corps momifiés, dépourvus d’organes, permettront néan-moins d’effectuer des observations sur l’appareil locomoteur des anciens. L’application des techniques d’autopsie, l’utilisation des rayons X, du microscope, ont obligé ces squelettes à livrer leurs secrets. Quelle surprise ! Nos ancêtres devaient souffrir de maux semblables aux nôtres, puisqu’on retrouve les mêmes altérations morphologiques que l’on observe chez chacun d’entre nous. Alors on peut imaginer sans peine, au coin du feu, l’homme de Cro- Magnon inventant « le geste thérapeutique » qui soulagerait son congénère.
Les paléopathologistes ont constaté que des lésions dégénéra- tives (arthroses) affectaient la majorité des squelettes examinés, tout particulièrement au niveau du rachis. Si l’on tient compte de la faible espérance de vie des hommes préhistoriques et de nos connaissances actuelles dans ce domaine, la présence de ces lésions rachidiennes nous interpelle. Nos glorieux ancêtres cou¬raient, sautaient, marchaient, copulaient… bref, s’activaient.
Or lutter contre l’arthrose, c’est se battre contre la sédentarité, ce qui nous porte à conclure que l’homme des cavernes mangeait trop et passait trop de temps assis. Comme de nos jours, les vertèbres étaient écrasées, les disques presque inexistants, les ligaments ossifiés, les becs-de-perroquet envahissants. Comme de nos jours aussi, le relâchement des muscles postérieurs du rachis dans la position assise prolongée, l’augmentation de la surcharge inhé¬rente à cette posture, induisaient ces fameuses lésions dégénéra- tives, qui font le « dos rond ». Les douleurs cervicales et lombaires qui nous font gémir chaque jour affligeaient déjà nos ancêtres. Les deux racines du mal, gravité et sédentarité, se conjuguaient déjà pour nouer nos souffrances.
Une déformation, reconnue comme un handicap à la marche, a été observée sur de nombreux squelettes anciens : les « oignons » ou hallus valgus. Pour les spécialistes, ils sont la conséquence d’une déficience ostéo-articulaire liée à une mauvaise adaptation à la bipédie.
Impossible, à l’époque, d’incriminer des chaussures trop étroites !
Avec tous ces maux physiques accablants et invalidants, on peut imaginer sans peine l’invention de techniques manipulatives appli-quées aux vertèbres, aux épaules, aux genoux, aux pieds, aux poi-gnets et aux hanches… et le bonheur de ceux qu’elles soulageaient. De cette lointaine époque doivent dater les premiers rebouteux.
Par ailleurs, améliorer le sort des infirmes a contribué à déve-lopper les disciplines du handicap, dont la kinésithérapie est la mieux connue. À partir d’Hippocrate (460-377 av. J.-C.) et Galien (131-201 ap. J.-C.), la kinésithérapie a suivi un chemin qui a sou-vent croisé celui des manipulations vertébrales et de la médecine manuelle.
Médecine et médecine manuelle ont toujours cheminé de concert. Sur les pages de la médecine, de la pharmacopée, de la chirurgie, les manipulations figurent en bonne place, avec leurs succès et leurs échecs. Les premiers documents sur la médecine manuelle datent de l’Égypte. L’égyptologue Georg Ebers fait en 1872 l’acquisition d’un papyrus datant de la XVIIIe dynastie, qui contient cent huit pages de recettes médicales et thérapeutiques. La pathologie rhumatologique y est décrite et répertoriée, mais sans grande précision sur les traitements.
L’anthropologue Edwin Smith découvre un papyrus datant lui aussi de la XVIIIe dynastie. Il s’agit cette fois d’un authentique recueil de traumatologie. À côté de chaque cas clinique exposé en détail figurent les traitements. Les manipulations y sont décrites, commentées, expliquées avec précision. C’est un événement his-torique de taille. La première trace écrite.
Le courant médical qui naît avec Hippocrate s’appuiera sur ses écrits pour les siècles à venir. Non seulement il énonce les prin¬cipes de l’éthique médicale, si célèbres et si vénérés encore de nos jours par les médecins, mais il propose des modèles de « conduite à tenir » devant les maladies, des discussions philosophiques et thérapeutiques, des analyses des gestes du praticien : « Le médecin adroit et consciencieux doit être habile de son œil autant que de sa main lorsqu’il s’agit de corriger les déviations vertébrales du malade étendu devant lui, sur la table de traitement. Si le traitement est effectué de manière correcte, aucun dommage ne peut en résulter… il s’agit de légères déviations des vertèbres et non de grossiers déplacements. »
C’est à cette époque que débute l’histoire de la médecine manuelle et la validation de ses techniques. Plus tard, Galien, qui connaissait les pratiques manuelles d’Hippocrate, raconte dans un texte demeuré célèbre le premier cas clinique de névralgie cervico-brachiale (douleur d’un ou plusieurs nerfs irrités au départ du rachis cervical). L’analyse anatomique, neurologique et fonctionnelle de cette pathologie est d’une précision stupéfiante.
La manipulation qui en découle est immédiatement suivie d’un succès thérapeutique spectaculaire. Et Galien d’ajouter : « … Je prescrivis donc au malade de cesser les compresses appliquées localement et traitai cette partie de l’épine dorsale, où le mal avait son siège : les doigts affectés furent guéris à la suite du traitement de la colonne vertébrale. » Description d’un tableau clinique, raisonnement qui s’appuie sur l’anatomie et la physiologie, connaissance et expérience de la pathologie, ainsi sont affirmés, dès l’Antiquité, les temps forts de la démarche médicale. L’outil thérapeutique, ici la manipulation, s’inscrit dans la logique d’un raisonnement. Il n’y a pas d’exception à la règle : le geste ne doit pas précéder le raisonnement.
Pendant une bonne partie du Moyen Âge on n’entendra presque plus parler de la médecine manuelle. C’est chez les médecins arabes et, plus particulièrement chez l’un des plus célèbres d’entre eux, ibn Sina, dit Avicenne (980-1037), que l’on trouve une description de la sciatique et des manœuvres indiquées pour la soulager.
Durant cette même période, la chirurgie couvait également une éclipse. Coupée de la médecine, méprisée, elle rejoint la médecine manuelle dans l’opprobre. On ira jusqu’à prononcer l’exclusion « de ceux qui n’ont que les mains » pour traiter.
Après l’obscurantisme apparaît la lumière : Ambroise Paré (1509-1590), chirurgien barbier, s’intéressera aux vertèbres luxées et reprendra les techniques décrites par Hippocrate. Luis de Mercado, médecin de la faculté de médecine de Valladolid (1572), est le premier universitaire à avoir enseigné les manipulations vertébrales. Malgré l’ostracisme de l’époque, des hommes défrichaient d’autres sentiers pour soulager leurs semblables.
En France, comme partout en Europe, les rebouteux ont pris le relais. Leur contribution à l’évolution et à la connaissance des thé-rapies manuelles ne sera reconnue que bien plus tard. Leur place en tant qu’« acteurs de la santé » empiriques et intuitifs est donc inscrite dans l’histoire. Cependant, ils se heurteront au courant scientifique de la médecine manuelle, qui cherchera davantage à fonder sa pratique sur l’anatomie et la physiologie. Il en sera de même pour l’ostéopathie, concept singulier de la médecine manuelle. Dans toute activité humaine, l’instinct n’est jamais bien loin. Sa subtile combinaison avec le savoir et l’expérience est une constante du progrès humain dans toutes les sphères.
Les deux piliers qui serviront de base scientifique à l’édification de l’ostéopathie sont l’anatomie, étude des structures du corps, et la physiologie, étude de son fondement en tant qu’organisme vivant. Leur histoire présente quelques moments forts et commence bien avant celle de l’ostéopathie. Ces deux disciplines sont le fruit de la curiosité, de la rigueur et de l’intelligence. Si la médecine est reconnue comme l’art de guérir, elle le doit en partie à ces deux matières, qui ont été étroitement associées à son édification.
Au début, l’anatomie fut truffée d’erreurs liées aux interdits qui frappaient l’autopsie. Elle a trouvé enfin ses lettres de noblesse au XVIe siècle, avec Ambroise Paré.
Peu de temps après, l’anatomie fonctionnelle et les mécanismes de la locomotion font leur première apparition dans le champ de la médecine. Le dessin, les illustrations de toutes sortes, les livres constituent les supports pédagogiques de l’époque. Léonard de Vinci (1452-1519), et ses célèbres dessins anatomiques, Vésale (1514-1564), Michel-Ange (1475-1564), tous ces artistes ont contribué par leur talent à la transmission d’un savoir dont nous pouvons encore admirer aujourd’hui la subtilité et la force.
Dans son Traité du monde de 1664, Descartes fait exploser les conceptions de l’époque en affirmant que l’homme est une machine vivante. C’est une véritable révolution, qui secoue le monde scientifique. En soutenant qu’il n’y a pas d’exception à la construction rationnelle de l’univers, il affirme que l’homme peut être mis en équations. La voie est ouverte aux théories modernes, en particulier celles qui traitent des niveaux d’organisation de l’être humain.
Cuvier (1773-1836) est le premier à poser que les corrélations entre organes constituent les bases du fonctionnement de l’indi¬vidu. Mais il faudra attendre longtemps avant que la science puisse le démontrer. Dans son Histoire de Vanatomie, André Del- mas a résumé les principes que Cuvier a établis et enseignés dans ses leçons d’anatomie comparée : « Le corps présente une organisation fonctionnelle, ce qui se traduit par une harmonie obligatoire des parties. » Cette attitude représente un pas énorme vers la compréhension du lien entre anatomie et physiologie, entre structure et fonction.
Puis Geoffroy Saint-Hilaire établira que la connexion des struc-tures anatomiques et l’unité de leur plan d’organisation sont les éléments dominants des êtres vivants. La pensée scientifique prend son essor. Ces doctrines, reprises par la communauté scientifique, auront un immense retentissement en Allemagne et en Angleterre.
Le xvnf siècle est le siècle des systèmes, celui des classifica¬tions. C’est aussi le moment où le courant vitaliste s’implante partout, particulièrement en France. Ses tenants prétendent que la vie s’explique par l’action d’un principe vital qui organise tout ce qui physiquement ou chimiquement est présent chez les êtres vivants. En franchissant l’Atlantique, ce courant suscitera dans le Nouveau Monde le même intérêt, la même passion que dans les cercles « éclairés », scientifiques ou non, de la vieille Europe.
C’est Claude Bernard (1813-1878) qui au xixe inaugure la révo-lution expérimentale. La nouvelle pensée se répand dans tous les pays scientifiquement évolués : la médecine ne peut accomplir de progrès notables que si elle s’appuie sur la physiologie, et la physiologie doit s’appuyer sur l’expérimentation. Dès le début, ce courant s’oppose au vitalisme, à l’empirisme et à ses « fantaisies ». La science doit manifester son indépendance à l’égard de la question essentielle qui agite l’homme : Dieu. Le déclin du vitalisme, déjà très contesté, va s’accélérer et il entraînera dans sa chute la médecine spiritualiste.
Le champ est libre pour les matérialistes, les positivistes et les sceptiques. Face à cette confusion et à la multiplication des courants, Claude Bernard imposera la séparation entre ce qui est scientifique et ce qui ne l’est pas. Il affirmera : « La science n’a pas pour objet de prouver ni de désapprou-
ver le rôle de l’esprit et de la nature. » Mais, pris dans la polémique qui agite son époque, il refusera de trancher en faveur de l’un ou de l’autre de ces courants.
Quoi qu’il en soit, Claude Bernard a jeté les bases de la physiologie moderne. Pour lui, la fonction est au cœur de la physiologie. Chaque tissu, chaque organe est animé d’une fonction majeure : assurer la vie. Une dynamique existe entre tous les mécanismes d’une fonction, avec une accélération ou un ralentissement en rap-port avec les besoins.
Le milieu intérieur joue un rôle capital en tant que régulateur de l’équilibre. (Notons au passage que cette doctrine de l’équilibre du milieu intérieur était née avec Hippo- crate et le courant de médecine humorale.) Son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, parue en 1865, sera le guide des physiologistes du monde entier, et cela pendant des décennies. Par les voies de recherche qu’il a ouvertes, Claude Bernard est le père spirituel de la médecine moderne.
La médecine s’est aussi enrichie de l’apport des traditions « médicinales » de peuples de toutes origines. À cet égard, le xixe siècle est un modèle d’interaction et d’échange entre diffé¬rents courants de pensée, entre les pratiques médicales et thérapeutiques. La porosité aux idées est, heureusement, aussi une propriété du cerveau humain.
C’est ainsi que la civilisation amérindienne a non seulement passionné les archéologues qui défrichaient les sites et décryptaient les inscriptions, mais aussi les anthropologues et les ethno¬logues qui scrutaient minutieusement les coutumes et les traditions. La future ostéopathie y puise quelques sources.
Des deux côtés de l’Atlantique, même si la conception de l’homme et de sa place dans l’univers variait, les pratiques médicales présentaient de nombreuses convergences. La médecine scientifique, en plein essor, drainait vers elle l’enthousiasme, la curiosité et l’énergie des médecins de l’époque. L’obsession scientifique était telle qu’en France on vit même s’introduire les mathématiques dans l’univers médical. Les statistiques et les calculs de probabilité prenaient le pouvoir, mêlant, comme le dit si bien Jean-Charles Sournia, « la rigueur mathématique à la souffrance humaine ».
Par la suite, le développement de l’épidémiologie, une science nouvelle qui repose sur l’exploitation des données statistiques et les calculs de probabilité, applicables aux maladies et aux malades, se révélera indispensable aux médecins quelle que soit la discipline pratiquée.
A côté de la démarche médicale rigoriste, qui impose que le symptôme clinique soit confronté à la lésion d’un organe, certains continueront d’explorer d’autres voies moins « cadrées ». Toutes les questions médicales étaient au cœur de la vie sociale. Elles agitaient déjà le monde médical et non médical, scientifique ou non. Rien n’est changé en cette fin de siècle.
C’est dans le paysage américain du xixe siècle qu’est apparu un médecin, tout à la fois imprégné de spiritualité et formé aux sciences de l’époque : A.T. Still, le père de l’osthéopathie. Ce courant de la médecine manuelle puisera ses inspirations dans les civilisations nord-européenne, nordaméricaine et amérindienne. Il l’installera au confluent du vitalisme, des sciences humaines et fondamentales, de l’anatomie, de la physiologie, de l’hygiénisme… et de Dieu. Rien d’étonnant si, dans ce siècle riche, contrasté, avide de découvertes, de grands espaces, de création et d’invention, jaillissent les noms prestigieux de la révolution médicale pasteurienne, des sciences fondamentales, de la littérature, et de l’art. Ce xixe siècle bouillonnant verra aussi l’avènement de la chiropraxie, proche cousine de l’ostéopathie, le développement et l’affirmation de disciplines telles que l’homéopathie, toutes unies dans la même philosophie humaniste.
La médecine manuelle poursuivra sa propre route, un regard posé sur ses deux enfants terribles, l’ostéopathie et la chiropraxie, qui, chacune à leur manière, par des voies séparées, toujours scientifiques, contribueront à son développement. La cohabitation sera parfois agitée, alimentée par des querelles de doctrine. Personne ne peut contester les différences qui les séparent, tant conceptuelles que techniques, mais personne ne peut nier leur point commun : la main.
Fils d’un pasteur qui était aussi médecin, Andrew Taylor Still se trouve en 1830 dans le Middle West. Diplômé du collège de médecine et de chirurgie de Kansas City, mais également ingénieur, il cumulera ainsi deux « savoirs » et deux passions qui l’orienteront tout naturellement vers l’étude des os, des articulations et la mécanique humaine. Sa palpation, les yeux fermés, avec reconnaissance détaillée des pièces anatomiques, à la recherche de la plus petite anomalie de relief, sa «projection visuelle anatomique » (description des rapports, des trajets des nerfs, artères, veines), resteront célèbres.
Ses doigts, comme l’a écrit le Dr Robert Lavezzari, « semblaient véritablement doués d’un sixième sens, ce qui lui donnait une perception parfaite du squelette et lui révélait aussitôt la plus petite dysharmonie de la structure osseuse ».
Très tôt, Still s’interroge sur la relation entre la maladie et la santé, le « pathos » et l’art de vivre, l’homme et sa maladie. De ses réflexions, il conclut que la maladie est un effet, une conséquence. L’harmonie du corps et de l’esprit s’inscrit au sommet de l’échelle des valeurs qui préservent des maladies. Ce sont pour lui les deux constituants de la santé, mais sa foi en Dieu est telle qu’il ne peut concevoir celle-ci sans un équilibre corps-esprit-âme. Il affirme donc que la maladie prend ses sources dans le corps (enveloppe chamelle) et que la guérison ne peut venir que de lui. Que dira d’autre Claude Bernard lorsqu’il lancera sa célèbre formule : « Le microbe n’est rien, le terrain est tout. »
Dans l’histoire de l’ostéopathie, l’événement se situera en 1874 dans le Missouri lors d’une épidémie de dysenterie hémorragique, maladie très grave de cause inconnue qui sévissait dans le Middle West. Le traitement à la disposition des médecins de l’époque était peu efficace. En plaçant sa main sur le dos d’un petit garçon atteint, Still ressentit intensément la différence de température entre le dos qui était chaud et le ventre qui était froid.
Quant à la région lombaire, elle était dure et congestionnée. Il détecta ainsi des parties rigides et souples dans la colonne vertébrale de l’enfant. Il promena alors ses mains sur toutes ces zones en tentant d’harmoniser les températures et les mouvements. A sa grande surprise, le résultat fut immédiat puisque l’hémorragie cessa. Quelques jours plus tard, l’enfant avait retrouvé la santé et le sourire.
Cette guérison quasi miraculeuse, sans médicaments, fut considérée comme suspecte par de nombreux contemporains de Still. D’ailleurs, les détracteurs de l’ostéopathie, bien connue aujourd’hui, ne se sont jamais privés de crier au guérisseur et au charlatan, de tourner en dérision la « légende de la guérison miraculeuse ». Comme souvent, l’arbre masque la forêt. Il fau¬dra de nombreuses décennies pour établir une autre vérité, plus scientifique qu’il n’y paraissait.
Quant à Still, les explications qu’il proposera à la communauté scientifique, à la lumière des connaissances de l’époque, se retour-neront contre lui.
En effet, le savoir de son époque en physiologie de la circulation et des nerfs était limité. La biomécanique n’exis¬tait pas. Quant au diagnostic étiologique, qui consiste à explorer toutes les causes possibles des maladies, surtout à l’aide des moyens scientifiques modernes, il ne verra le jour qu’avec le XXe siècle. En attendant, il fallait bien se justifier avec les moyens du bord.
Pour Still, la manipulation est la manœuvre centrale qui permet de corriger les déséquilibres observés et palpés. Il existe une mau¬vaise posture anatomique qu’il faut ramener dans la bonne posi¬tion. Il ne parle pas de « restriction de mobilité », et la notion de « lésion ostéopathique » viendra plus tard. Pour le moment, les seules références de la méthode que bâtit Still sont les notions de position et de « fluides ». Structure comprimante et structure comprimée, os et liquides, sont responsables de l’état patholo¬gique… tout finit par s’insérer dans l’os : tel est le sens du mot « ostéopathie ».
La popularité de Still ira croissant avec ses succès thérapeu¬tiques et suscitera l’effet contraire auprès de la médecine officielle. Il fondera en 1892 la première école d’ostéopathie à Kirsk-
ville dans le Missouri : The American School of Osteopathy. Mais ce n’est qu’en 1945 que les diplômés en ostéopathie (DO) issus des collèges américains d’ostéopathie obtiendront les mêmes droits que les diplômés en médecine (MD) des collèges de médecine, sous condition de réforme de la quantité et de la qualité des matières enseignées.
Le mouvement fondé par Still se développe aux États-Unis et en Europe, la Grande-Bretagne étant une terre d’accueil privilégiée. En 1918, le médecin écossais J. Martin Littlejohn, ancien élève de Still, qui avait créé l’école de Chicago, fonde à Londres la British School of Osteopathy. Très tôt le courant ostéopathique universitaire britannique s’organisera pour marginaliser les pseudo-écoles et pseudo-ostéopathes qui fleurissent de toutes parts. Il faudra des décennies pour faire le ménage.
En 1936, la création du General Council and Register of Osteopaths Ltd. obligera les différentes chapelles à se ranger aux vues de Littlejohn, à accepter une éthique professionnelle et des normes, et à les garan¬tir par un accès difficile et exigeant au Registre des ostéopathes de Grande-Bretagne. L’appartenance au Registre est l’imprimatur que recherche tout ostéopathe sérieux en Grande-Bretagne. En 1951, seules trois écoles avaient droit à l’inscription au Registre : la British School of Osteopathy, le London College of Ostéopathie Medicine, l’European School of Osteopathy. Médecins-ostéo- pathes et ostéopathes non-médecins se retrouvaient ainsi dans la même structure associative, avec des compétences et des diplômes reconnus par les uns et par les autres. Tout cela pour le plus grand bien des patients.
La vague d’enthousiasme pour la nouvelle méthode atteint la France en 1913 avec la première publication d’un manuel d’ostéo-pathie pratique, dû aux Drs Moutin et Man. Mais c’est surtout un autre médecin français, le Dr Lavezzari, qui reprend le flambeau dans les années 20. Passionné, curieux, cet humaniste a fait siens la philosophie et les principes de Still, et ses traitements ostéopa- thiques. Il publiera La Nouvelle Méthode de clinique et thérapeu-tique : l’ostéopathie en 1949.
Avec l’autre pionnier que fut le Dr Vannier en homéopathie, ils diffuseront leur enseignement et ne cesseront de faire la promotion de leur discipline respective sans s’écarter des chemins de la rigueur morale et intellectuelle, refusant le ghetto des « médecines parallèles » dans lequel la médecine officielle a toujours voulu enfermer ces deux disciplines médicales. Le Dr Lavezzari fondera la Société française d’ostéopathie qui regroupe encore aujourd’hui des médecins-ostéopathes fidèles à la tradition ostéopathique.
Dans les années 50 et 60, des kinésithérapeutes français, belges, hollandais, luxembourgeois, portugais se formeront à l’ostéopathie traditionnelle en Grande-Bretagne, à l’École européenne d’ostéopathie de Maidstone, dans le Kent. Pendant une décennie, John Wernham, l’un des grands noms de l’ostéopathie britannique, ancien élève de J. Martin Littlejohn, y transmettra le flambeau philosophique, la tradition dite « structurelle » de l’ostéopathie. Ses travaux, ses recherches et ses succès thérapeutiques à la clinique ostéopathique de Maidstone étaient unanimement recon¬nus… sa rigueur morale également.Il fut mon maître.
À l’ESO (École européenne d’ostéopathie), la vocation euro-péenne s’affirmait par son encadrement, T. Dumner (Grande- Bretagne), P. Gény (France) A. Castejon (France), P. Cornât (Belgique), et par ses enseignants, P. Blagrave, B. Savory, I. Young, C. Winner. Elle a pu offrir à de nombreux kinésithérapeutes des pays de la communauté, pendant les années 70-80, la possibilité de bénéficier d’un enseignement à temps partiel de qualité sanctionné par un diplôme qui ne fut malheureusement pas, par la suite, validé au même titre que le diplôme plein temps délivré par la même école.
Mais les clins d’œil de l’ostéopathie vers la médecine officielle se matérialiseront lorsque certains diplômés seront appelés à participer à des enseignements dans le cadre universitaire français, contribuant par là même à transmettre la philosophie, la théorie et la pratique ostéopathiques traditionnelles qu’ils avaient reçues sur le sol britannique. C’est ainsi que l’ostéopathie anglo-saxonne s’implanta en France, à la faculté de médecine de Bobigny en 1982, où était délivré un enseignement théorique et pratique de qualité aux médecins diplômés français.
C’est là que le Pr Pierre Cornillot, doyen, créera l’institut universitaire des médecines naturelles, dont le département Médecine manuelle et ostéopathie sera confié à la responsabilité du Dr Didier Feltesse, médecin-ostéopathe. La volonté de donner une unité conceptuelle à l’enseignement dispensé conduira les responsables à recruter des enseignants, ostéopathes non-médecins et médecins-ostéopathes issus de l’ESO de Maidstone (Grande-Bretagne).
Ils auront pour mission de transmettre, d’une part la philosophie et le concept, d’autre part leurs connaissances en biomécanique, en anatomie appliquée, en clinique ostéopathique et en techniques manipula- tives sur le squelette et les viscères. Ils seront presque exclusivement britanniques, français et belges. Des stages de formation complémentaire seront proposés à l’ESO ou dans des universités américaines dans le cadre des accords entre les collèges d’ensei-gnants.
Les techniques manipulatives appliquées à la colonne ver-tébrale et à toutes les articulations périphériques seront enseignées par des praticiens expérimentés reconnus pour leurs qualités péda-gogiques. Les techniques dites fonctionnelles auront aussi leur place. Les étudiants seront tous médecins généralistes déjà formés ou non aux autres disciplines de médecine alternative, de spécialistes de l’appareil locomoteur ou non, de quelques docteurs en chirurgie dentaire et docteurs vétérinaires.
La foi œcuménique du Pr Cornillot, qui l’avait conduit à recruter un corps professoral mixte de médecins et de non-médecins, ali-mentera une solide controverse. Suspecté de délivrer cet enseigne-ment à des non-médecins, le Pr Cornillot et le Dr Feltesse seront au cœur d’une tourmente qui mettra une décennie à s’éteindre. Aujourd’hui, la médecine ostéopathique traditionnelle, structurelle et fonctionnelle existe bel et bien à l’université. L’UER de Bobi- gny n’est plus seule. La médecine manuelle est enseignée dans de nombreuses facultés de médecine, associée ou non à la médecine ostéopathique structurelle et fonctionnelle, malgré quelques réti-cences… De toute façon, la querelle qui agite perpétuellement le mouvement ostéopathique n’est pas près de s’éteindre.
Le diplôme inter-universitaire de médecine manuelle et ostéo-pathie délivré par la faculté de médecine est reconnu, avec d’autres, par l’institution médicale autorisant un médecin à utiliser l’appellation « ostéopathe ». Le sens de l’Histoire, la ténacité, la conviction du Pr Cornillot ont été récompensés.
Le courage, la diplomatie, la foi « ostéopathique » du directeur de l’enseignement, le Dr Feltesse, sont en grande partie responsables du succès et de la continuité du « mental » ostéopathique. Le passage du témoin s’est accompli en douceur. Les enseignants ostéopathes non-médecins du début ont laissé la place à des médecins-ostéo- pathes issus du sérail. Chacun garde en mémoire et dans les mains ce qu’il doit à l’autre. Les liens tissés patiemment avec les enseignement britanniques et nord-américains, dans le cadre universitaire, sont prometteurs. Ils devront se renforcer aussi au plan interuniversitaire dans l’Hexagone.
Pour quelques-uns, kinésithérapeutes-ostéopathes, le chemin ne s’arrêtera pas là : devenir médecin s’imposera à nous, pour combler des manques, peut-être, pour asseoir sa personnalité, possible, pour être entendus, certainement, pour bénéficier des conditions d’exer-cice pleines et entières qu’octroie le statut de médecin, sûrement. En fait, pour être libres de pratiquer au quotidien la médecine de leur choix, savant dosage de rigueur scientifique, de philosophie ostéo-pathique, de thérapeutiques variées, de techniques manuelles ostéo- pathiques, sans être exclus ni marginalisés, libres de conduire au mieux leurs patients sur le chemin de la guérison en étant pleine-ment responsables des choix diagnostiques et thérapeutiques.
Aux États-Unis, la poussée de l’ostéopathie se renforcera après la guerre de 14-18. Les moyens financiers afflueront pour aider l’enseignement et la recherche. Convaincues de la nécessité d’éle- ver le niveau des postulants, de renforcer la qualité et la quantité des disciplines enseignées, les écoles réformeront leurs pro¬grammes et prendront modèle sur les écoles de médecine classique. En 1945, tout naturellement, les docteurs en ostéopathie (DO) seront reconnus et obtiendront les mêmes droits que les doc¬teurs en médecine orthodoxe (MD). On prétend que l’influence du
président Roosevelt a été décisive. Finalement, les écoles de médecine orthodoxe absorberont les écoles de médecine ostéopa- thique, ce qui aura pour effet pervers d’affaiblir progressivement l’intérêt porté à cette discipline manuelle très exigeante et incertaine. Néanmoins, la pensée stillienne se perpétuera avec quelques praticiens passionnés pour qui la synthèse du vitalisme, du méca-nisme, de la chimie et de la physique semble possible dans une pratique médicale moderne.
L’ostéopathie suivra son destin, ballottée par les réglementations, les législations en vigueur dans chaque pays, poussée ou tirée par les uns et les autres vers des chemins parfois hasardeux, gonflée de trop d’importance ou réduite à une pure élucubration trop éloignée des préoccupations légitimes de la santé et des coûts.
Qui doit l’exercer ? médecins ou non-médecins ?… Rien n’est définitivement tranché, rien n’est figé. Les législations se modi¬fient lorsqu’elles sont inadaptées. Le sont-elles ? L’ostéopathie pose aux institutions le problème de son existence : thérapeutique médicale au même titre que la rééducation ou médecine dans la médecine ? Peut-on séparer son concept de sa philosophie, de ses techniques ? Les pays anglo-saxons, une partie de l’Union européenne ont répondu. Pas encore la France.
En attendant, sur le terrain, en France comme en Grande- Bretagne au début du siècle, une pluie d’écoles et de formations, des plus sérieuses aux plus farfelues, sans aucun contrôle de l’Édu- cation nationale ni du ministère de la Santé, qui ne veulent ni ne peuvent cautionner le contenu de l’enseignement dispensé, fleuris-sent. On y décline toute la gamme des néologismes où figurent ostéo-« quelque chose » ; on en profite pour inonder le marché de la souffrance humaine, pour promouvoir leurs pseudo-ostéopathes et leurs faux médecins aux « mains nues ». Le ménage s’impose.
C’est bien ce que tentent de réaliser, depuis plusieurs années, quelques associations sur le modèle britannique. Mais, là comme ailleurs, la fameuse exception française complique singulièrement la tâche de ceux qui voudraient mettre de l’ordre dans ce foisonne¬ment dont la principale victime est le patient.
Vidéo : La santé au bout des doigts : un peu d’histoire
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : La santé au bout des doigts : un peu d’histoire