Des émotions en mal de sens
Nous évoluons dans un monde constamment en mouvement. Chaque jour, bien qu’il comporte sa part de routine, nous apporte de l’imprévu, des nouvelles rencontres, des événements heureux ou tristes, d’autres qui nous heurtent. Nos émotions nous aident à bien réagir parce qu’elles servent de repères à la pensée qui cherche à comprendre ces changements inévitables. Quand nos sentiments nous échappent, on n’arrive pas à donner du sens à ce que l’on vit et l’être se retrouve en souffrance. Une souffrance prolongée nous indique qu’on a sans doute négligé une partie de soi. Elle oblige à s’arrêter, à se questionner, à revoir sa façon de vivre et de penser afin de comprendre ce qu’on a laissé derrière.
Nous sommes des êtres de sens
Pour réagir aux situations quotidiennes et nous y adapter, nous avons besoin de comprendre le monde qui nous entoure. Chaque nouvelle rencontre se présente à notre esprit comme un problème à résoudre et les émotions qu elle déclenche nous sont très utiles. Prenons un exemple de la vie courante : vous faites la connaissance i une nouvelle personne. Celle-ci vous intrigue, vous êtes poli et prudent dans vos propos et vous attendez d’en apprendre plus sur elle pour savoir comment vous comporter. Dès les premiers instants cependant, sans rien savoir d’elle, vous avez déjà certains repères pour vous guider: votre corps réagit, vous la trouvez sympathique ou antipathique. Vous l’observez, écoutez ce qu’enlie dit, vous surveillez les indices qui pourraient justifier ce que vous! avez ressenti et vous adaptez vos gestes et vos paroles à ce que vous percevez et à la manière dont vous l’interprétez. Bref, en vous basant sur vos émotions, vous donnez un sens à cette nouvelle rencontre à la lumière de vos expériences passées.
Les sens ainsi construits évoluent continuellement. Chaque nouvel élément qui s’ajoute modifie les premières perceptions et déclenche de nouvelles émotions. Celles-ci relancent le travail de pensée qui change le regard que l’on avait eu au premier abord. À force de côtoyer cette nouvelle personne, vous apprenez à mieux la connaître, votre opinion sur elle se nuance au fur et à mesure que vous découvrez de nouveaux aspects d’elle. Il se peut même que votre première impression se mue en son contraire : alors que vous l’aviez trouvée antipathique au point de départ, vous lui découvrez des qualités insoupçonnées, vous apprenez peu à peu à l’apprécier et vous vous étonnez de vous être autant trompé à son sujet.
La construction de sens, la réalité et l’identité
Le sens que nous attribuons à un événement ou à une rencontre est loin d’être une compréhension rationnelle de la réalité. Il s’agit plutôt d’une sorte de connaissance intuitive qui fait appel à toute notre affectivité. Quand notre esprit tente de résoudre l’énigme d’une émotion, il l’analyse à partir des données qu’il possède, c’est-à-dire notre histoire, nos expériences, les conceptions et les croyances qui guident notre façon de penser. Tout ce que nous percevons, nous l’interprétons à travers le prisme de notre subjectivité. Autrement dit, nous ne connaissons jamais la réalité de manière objective, nous nous en faisons plutôt une image à partir de l’effet qu’elle produit sur nous. Par exemple, la perception d’un chien n’a pas la même résonance chez tous : alors que l’un y verra un gentil toutou, un autre y sera indifférent, un troisième le ressentira comme menaçant et craindra de l’approcher. Il en va de même pour les situations plus complexes. C’est ce qui explique que, devant un même événement, chaque personne lui donnera un sens différent. Malgré toutes les nuances qui modifient peu à peu le regard que nous portons sur quelque chose ou quelqu’un, jamais nous ne pourrons affirmer avec certitude que la compréhension ou la connaissance que nous en avons est la bonne. C’est un peu comme si nous vivions en permanence dans un mirage, reflet plus ou moins déformé de la réalité.
La construction de sens est essentielle à l’adaptation. Quand on dit qu’un événement a du sens pour nous, c’est parce qu’il s’accorde à notre façon d’appréhender la réalité: nous pouvons alors le classer, l’intégrer à notre histoire et passer à autre chose. Plus une situation nous semble étrangère, plus elle nous déstabilise, et plus nous avons besoin de la comprendre pour savoir comment y répondre. Tant que nous ne parvenons pas à lui donner un sens, elle revêt un caractère inquiétant qui provoque en nous un malaise, voire de la peur, de l’anxiété. Le sens est une construction de notre esprit qui vient calmer ce malaise. Parce qu’il reflète notre ressenti profond, nous nous y reconnaissons, il devient conforme à notre identité, ce qui nous confère un sentiment de sécurité et d’intégrité. Notre identité, qui réfère au sentiment d’être conforme à nous-mêmes malgré les changements incessants que nous connaissons, résulte de la somme de tous les sens construits au cours de notre vie. Plus nous parvenons à donner du sens à nos expériences, c’est-à-dire à faire travailler la pensée, plus notre identité s’assoit sur des bases solides. Nous éprouvons alors une expérience subjective de cohésion, d’unité de notre être.
Le changement, le sens et l’équilibre
De la naissance jusqu’à la mort, nous changeons continuellement. Les étapes de la vie, comme l’enfance, l’adolescence, la ménopause, la retraite du travail ou la vieillesse génèrent des transformations évidentes. Les rencontres et expériences nouvelles, les divers événements qui marquent notre parcours – séparations, pertes, changements de travail – nous modifient aussi, souvent plus subtilement. Les passages d’une étape de vie à l’autre, les moments où nous sommes confrontés à des situations qui nous déstabilisent créent de l’ incertitude, laissent une impression d’absence de sens, qui nous pousse à nous questionner : « Que m’arrive-t-il ? D’où vient ce malaise?» Les doutes nous assaillent, les sentiments contradictoires nous confondent. Ces moments difficiles sont des passages obligés pour qu’un changement se produise. En effet, sans un certain déséquilibre, une certaine perte de sens, aucune véritable transformation intérieure ne peut se produire. Si on sait tolérer 1 incertitude le temps nécessaire pour que la pensée fasse son travail, ces moments se révèlent habituellement féconds: des liens se font, un sens émerge qui nous permet de mieux nous situer par rapport à la nouveauté et de retrouver un certain équilibre. Bien qu il soit toujours subjectif, nous adhérons avec certitude à ce nouveau sens parce qu il nous confère une sensation de bien-être.
La complexité de la situation, le nombre et l’intensité des émotions impliquées influent sur la durée nécessaire pour construire un sens. Quand on a à se situer par rapport à une nouvelle personne, l’incertitude risque d’être moins longue que si l’on doit composer avec un conflit au travail, une situation de divorce ou la perte d un être cher. Prenons l’exemple d’un homme marié depuis plusieurs années, qui est satisfait, en général, de sa relation conjugale, mais qui, un beau jour, fait la rencontre d’une femme dont il tombe amoureux. L’équilibre est rompu, le voilà confronté à une foule d’émotions contradictoires. Lui qui a toujours été fidèle à sa conjointe, il ne comprend pas pourquoi, malgré son attachement pour elle, il ne peut se soustraire à l’attrait qu’exerce sur lui cette autre femme. Il se sent tiraillé, il sait qu’il ne peut vivre ainsi indéfiniment, qu’il devra choisir tôt ou tard, mais il n’y arrive pas. Toute cette situation lui semble dépourvue de sens, mais il pressent que son malaise dépasse le simple fait de devoir choisir entre l’une ou l’autre des deux femmes. Le déséquilibre l’oblige à jeter un nouveau regard sur sa relation de couple pour tenter de comprendre ce que vient faire cette nouvelle femme dans sa vie : aurait- il négligé ou écarté une partie de lui à son insu ? La vie a-t-elle mis cette femme sur son chemin pour lui rappeler ce qu’il a occulté ? Le travail d’élaboration mentale nécessaire à la résolution d’un problème aussi complexe ne peut se faire rapidement et cet homme devra vivre dans l’incertitude tant et aussi longtemps qu’il ne pourra accorder du sens à ce qui lui arrive, ce qui n’est pas du tout confortable. Pour dissiper le malaise, il sera tenté d’agir. Un geste impulsif, une décision rapide prise sur la base d’un raisonnement logique ou moral qui mettrait de côté une partie de ses sentiments ne le débarrasserait que temporairement de son inconfort.
La vie est faite d’une alternance de périodes de stabilité et d’instabilité. Nous vivons dans un état de relatif bien-être jusqu’à ce qu’un événement survienne et remette en question un sens acquis dans lequel nous étions confortables. Ce peut être l’arrivée d’un nouvel enfant, la perte d’un emploi, la mort d’un être cher, une maladie ou une rencontre qui vient bousculer notre façon de penser ou de vivre. Pour retrouver notre équilibre, nous devons construire un nouveau sens et tant que nous n’y sommes pas parvenus, le malaise persiste. Le travail d’élaboration mentale nécessaire à la construction d’un sens ne suit pas une ligne droite et continue, comme c’est le cas quand on se livre à un raisonnement logique. On avance un peu comme dans la brume : parfois on a le sentiment de comprendre, puis d’autres sentiments et pensées émergent et ramènent le doute. Quelques jours passent et, tout à coup, on a l’impression de voir un peu plus clair. Puis encore une fois, on ne sait plus très bien. Mais dans l’alternance de ces avancées et reculs, petit pas par petit pas, quelque chose change et, au bout d’un certain temps, nous ne portons plus le même regard sur notre vie. Une situation complexe n’a jamais qu’un seul sens arrêté. Lorsqu’on a le sentiment d’avoir compris, on peut faire un bout de chemin, porté par le bien-être qui en résulte, puis autre chose survient qui ramène le doute et l’incertitude, et le travail de mise en sens est relancé. C’est le fonctionnement de notre cerveau qui le veut ainsi : sans cesse il réévalue la réalité quotidienne en intégrant les nouveaux éléments qui se présentent aux anciens, nous obligeant à revoir les interprétations que nous faisions des événements. Ainsi, les sens évoluent, naissent et disparaissent, se succèdent constamment.
Une période de déséquilibre se caractérise par la mouvance des sentiments, la présence simultanée de pensées contradictoires. Cela engendre un malaise qui, si la période d’incertitude se prolonge, peut s’avérer difficile à tolérer. Crombez (2006) fait remarquer, à juste titre, que le danger est alors de se jeter dans une recherche de sens à tout prix. On se met à chercher partout, à lire tout ce qui nous tombe sous la main, à questionner tout un chacun, à consulter à droite et à gauche. Pour faire taire l’angoisse, on surcharge notre esprit d’opinions extérieures avec le risque de devenir sourd à sa réalité intérieure, la seule susceptible de nous aider à retrouver l’équilibre. Pour être conforme à l’identité et ramener un état de bien-être, le sens doit surgir de l’intérieur de soi et non être plaqué de l’extérieur. Parce qu’on est vulnérable, on est prêt à acheter le premier sens venu qui ne nous convient pas, parce qu’il n’est pas nôtre. Ce sens emprunté peut nous donner l’illusion de comprendre. Pour fuir l’inconfort, on s’y cramponne, on ne le remet plus en question. Or, un sens figé bloque le processus de pensée. Pour éviter ces écueils, lorsqu’on n’arrive pas à créer du sens par soi-même, il est préférable de se faire accompagner par une personne compétente comme un psychothérapeute qui, sans imposer de sens, nous écoute et nous guide dans notre recherche. Le simple fait de se confier et de se sentir écouté aide à tolérer l’incertitude. De plus, il est plus facile de capter au vol les pensées qui nous traversent l’esprit et d’être présent à nos sentiments quand on s’entend les exprimer à haute voix à quelqu’un d’autre.