Comment expliquer l'oubli
L’oubli est l’envers de la médaille de la mémoire et ses mécanismes sont divers. Tout d’abord, il faut répéter que la mémoire n’est pas la faculté d’un pur esprit mais repose sur le fonctionnement du cerveau. Certains oublis viennent donc du vieillissement normal ou pathologique du cerveau. Par exemple, sans nous appesantir, puisqu’il s’agit de la mémoire des élèves dans ce livre, la destruction d’une structure du cerveau appelée hippocampe entraîne une amnésie (perte de la mémoire) pour tout enregistrement nouveau. Cela arrive dans une tragique maladie appelée la maladie d’Alzheimer, mais aussi dans l’alcoolisme qui entraîne des lésions diverses dans le cerveau et dans l’hippocampe ; le manque d’oxygène peut causer également cette destruction. Des lésions dans différentes parties du cerveau, par exemple à la suite d’un accident de moto chez les jeunes, peuvent entraîner des amnésies sélectives, perte des visages ou de la capacité de parler, montrant par ailleurs que la mémoire n’est pas unitaire mais repose sur divers systèmes.
Mais parlons plutôt des mécanismes psychologiques de l’oubli. La première mesure de l’oubli date des expériences de l’Allemand Ebbinghaus en 1885. C’est étrange si l’on se souvient que la mémoire fut un sujet d’intérêt depuis l’Antiquité ; personne n’a eu l’idée avant le xixe siècle de mesurer la mémoire. On ne pensait pas pouvoir mesurer l’esprit. Ebbinghaus avait une méthode bien particulière. Il apprenait lui-même des listes de syllabes, puis, mettant chaque liste dans une enveloppe, il les réapprenait à une date donnée, soit une heure après, un jour, une semaine et ainsi jusqu’à un mois plus tard. En soustrayant le temps de réapprentissage du temps d’apprentissage d’origine, il montrait ainsi ce qui restait en mémoire. Par exemple, il fallait peu de temps pour réapprendre la liste, une minute plus tard tandis qu’il fallait quatre-vingts pour cent du temps original pour réapprendre une liste datant d’un mois : il ne restait donc que vingt pour cent de l’enregistrement en mémoire. De ces études, reproduites par la suite, on s’aperçut que l’oubli était très rapide, de cinquante pour cent au bout d’une heure à quatre-vingts pour cent au bout d’un mois. Affreux ! Et pourtant, cela reflète bien ce qui se passe dans la vie courante, notamment la vie scolaire où les élèves oublient à grande vitesse. D’autres recherches, par la suite, ajoutèrent de l’horreur à l’affreux. En effet, quarante ans de recherches montrèrent que l’oubli est d’autant plus rapide que l’on apprend beaucoup de choses similaires. Cette découverte vint d’un chercheur qui faisait apprendre des listes de syllabes comme Ebbinghaus à des étudiants, mais il ne trouvait pas les mêmes résultats. Ainsi, le rappel d’une liste après vingt-quatre heures montrait un oubli de quinze pour cent alors qu’Ebbinghaus, après le même temps, avait oublié soixante-cinq pour cent. Ebbinghaus n’avait-il pas de mémoire ? C’était peu vraisemblable, puisque pour ses expériences, il apprit des milliers de syllabes sans signification. Mais c’est précisément l’apprentissage de milliers de syllabes qui était la cause de son oubli comme ce chercheur le montra ; il donna des quantités variables de listes à apprendre et il s’aperçut que plus les sujets apprenaient de listes, plus vite ils les oubliaient. Plus on apprend et plus on oublie !
A l’inverse, la suite des recherches sur ce thème mon¬trèrent que plus on apprend et plus vite on apprend. Par exemple, dans une expérience de longue durée, on fit apprendre par cœur, tous les deux jours, une liste de dix couples de mots et cela trente-six fois, soit pendant plus de deux mois ; s’il fallait dix essais pour apprendre parfaitement une liste les premiers jours, il n’en fallait plus que cinq, c’est-à-dire deux fois moins, pour les dernières listes de l’entraînement. Mais à l’inverse, on retrouvait le même phénomène, la première liste était à peu près bien rappelée au bout de deux jours tandis que les dernières listes étaient presque entièrement oubliées au bout du même laps de temps. On arrive donc à ce paradoxe que l’on apprend de mieux en mieux avec l’entraînement mais qu’on oublie de plus en plus vite. Non seulement plus on apprend, plus on oublie, mais mieux on apprend, mieux on oublie !
Si les élèves lisaient cela, ils pourraient se dire : « Alors, à quoi cela sert-il que j’apprenne ? » La suite des recherches fut fort heureusement plus positive et c’est de regarder le fonctionnement des ordinateurs qui donna la solution à ce paradoxe. D’ailleurs, le fonctionnement de la bibliothèque © est le même et je vais prendre plutôt cet exemple connu de tous. Bien tenir une bibliothèque consiste à ranger les livres à un emplacement numéroté d’un rayonnage donné, par exemple un livre sur les abeilles est classé au numéro 7 du rayon M. Le lecteur intéressé par les abeilles cherche dans un fichier au thème abeille, à moins qu’il ne connaisse le nom de l’auteur et regarde par ordre alphabétique. Dans les deux cas, fichier par thème ou fichier par ordre alphabétique, il trouvera dans notre bibliothèque modèle la fiche qui lui indiquera que le livre sur les abeilles se trouve dans le rayon M au numéro 7. Imaginons maintenant une bibliothèque tenue par un bibliothécaire farfelu qui range les livres comme ils viennent et ne fasse des fiches que lorsque l’envie lui prend. Cette fois, je risque fort de ne pas trouver de fiche du livre sur les abeilles et j’en conclurai faussement que cette bibliothèque ne dispose pas de ce genre de livres. A tort, puisque ce livre est bien là, mais où ?
Eh bien, notre mémoire fonctionne comme une bibliothèque avec un bon archiviste. Les mots, les images, les visages, les souvenirs sont assez bien rangés mais notre mémoire est tellement immense que des souvenirs sont irré-cupérables sans le numéro de leur emplacement ; rappelons-nous par exemple qu’une personne cultivée connaît plusieurs dizaines de milliers de mots, probablement autant d’images et de visages et ne parlons pas des souvenirs, qu’on ne sait pas encore dénombrer. Tous ces trésors de la mémoire, comme on les appelait au Moyen Age, sont inac¬cessibles, faute d’avoir leur bonne adresse. Un chercheur canadien a montré que notre mémoire fonctionne de la même manière qu’une bibliothèque en donnant à mémoriser des listes de mots par catégories. Par exemple, quatre animaux, quatre fleurs, quatre pays, etc., jusqu’à parfois douze catégories, soit une grande liste de quarante-huit mots. Dans un groupe, où le rappel est sans aide, sur une feuille blanche, comme dans l’interrogation de l’écolier. les sujets se rappellent un peu moins de la moitié des mots. Mais si, dans autre un groupe, on présente une feuille avec le nom des catégories, « animaux, fleurs, pays, etc. », ces noms les aident considérablement, puisque les trois-quarts des mots sont rappelés. Les noms de catégorie ont fonc¬tionné comme les adresses, la référence des fiches de la bibliothèque, en aidant à retrouver les mots enregistrés en mémoire comme des livres dans leurs rayonnages. En ce qui concerne la mémoire, on appelle ces adresses les indices de récupération (ou de rappel).
Nombreux sont les indices de récupération. Les noms de catégories, les titres d’un livre ou d’un cours sont des indices sémantiques. Les initiales ou les premières syllabes, ou encore les rimes sont des indices pour la mémoire lexicale. Les images sont aussi d’excellents indices et l’album de famille ou les photos de voyage nous permettent usuellement de nous remémorer les invités de telle ou telle de ? fête ou encore de nous rappeler les épisodes d’un voyage.Une belle expérience a été réalisée dans ce sens sur le souvenir des noms et des visages des camarades de lycée. D’après les photos de classe et les archives d’un collège, les chercheurs ont retrouvé des anciens lycéens après des a temps variables, de trois mois jusqu’à cinquante ans plus
tard, les gens ayant vieilli d’autant naturellement. Les résultats sont extraordinaires et montrent bien que les expériences de laboratoire ne sont pas artificielles et reflètent bien les mêmes mécanismes en action dans la vie courante. Si l’on demande, sans donner d’aide, les noms de leurs camarades de lycée, les personnes qui ont quitté l’établisse-ment depuis trois mois ne donnent que quinze pour cent des noms, mais si on leur donne les photos, alors les trois quarts des noms leur reviennent. Cinquante ans plus tard, le rappel sans aide est inférieur à dix pour cent mais qua¬rante pour cent des noms reviennent encore à la vue des photographies des anciens camarades ; même si seulement quarante pour cent des noms sont rappelés en voyant les visages, ces noms n’ont pas été pour autant oubliés car, si l’on présente des noms de camarades de promotion parmi des noms pièges, des noms sont reconnus des années plus tard, ce pourcentage étant encore de soixante-dix pour cent après cinquante ans. Les visages sont aussi bien enregistrés puisque les photographies des visages de camarades sont reconnues parmi des photos pièges dans quatre-vingt-dix pour cent des cas, et encore avec une proportion de soixante-dix pour cent après cinquante ans. C’est extraordinaire si l’on prend en considération que l’expérience se déroule un demi-siècle plus tard et que ces anciens lycéens ont alors soixante-dix ans.
Notre mémoire n’oublie pas tant que cela mais, comme une bibliothèque immense, il lui faut de bons indices, de bonnes adresses du passé.
Vidéo : Comment expliquer l’oubli
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