Cherchez la différence : quelles traces sexuées dans nos têtes?
Chez les enfants, les différences de comportements entre garçons et filles sautent aux yeux. Dans une cour de récréation ou en famille, les garçons sont chahuteurs et bagarreurs, adorent se dépenser dans des activités physiques ou des jeux collectifs. Les filles discutent entre elles, sont plus calmes et obéissantes et préfèrent les poupées aux camions. Les centres d’intérêt de chaque groupe ne sont manifestement pas les mêmes, les comportements non plus.
A l’origine de ces divergences, les parents et l’environnement social jouent certainement un rôle : garçons et filles ne sont pas traités de la même façon et s’identifient chacun aux modèles adultes du même sexe. Mais n’y aurait-t-il pas aussi des raisons «naturelles » qui feraient que ces différences sont quelque part inscrites dans notre constitution biologique ? Puisque nos corps évoluent aussi différemment, on pressent que le cerveau n’échappe pas à l’influence des gènes et des hormones. Est-ce à dire qu’un cerveau d’homme n’est pas construit de la même façon qu’un cerveau de femme ? A-t-on pu mettre la main sur des par-ticularités anatomiques ou fonctionnelles ?
Pour repérer les différences cérébrales entre les sexes, les efforts se sont d’abord portés, au XIXe siècle, sur des mesures physiques du crâne et du cerveau. On est passé aujourd’hui aux techniques sophistiquées d’imagerie cérébrale qui permettent d’étudier les cerveaux vivants et non plus à l’autopsie. L’objectif est toujours le même : trouver une trace matérielle de la différence entre hommes et femmes. Essayons de trier les observations qui, depuis un siècle, jalonnent cette recherche des caractéristiques sexuées des cervelles humaines.
La traque des particularités anatomiques:
Toute l’histoire médicale des deux derniers siècles témoigne d’une quête d’un support biologique pour expliquer les différences entre les sexes et plus largement entre les groupes humains. Il suffit de voir avec quel acharnement on a traqué le moindre millimètre cube en plus ou en moins, la moindre circonvolution susceptible de signer la différence cérébrale entre hommes et femmes. Et à chaque époque, ses moyens ! Au XIXe siècle, la taille des cerveaux représentait un critère primordial. Le neuro-anatomiste français Paul Broca a passé des années à mesurer des cadavres, en utilisant deux méthodes qu’il avait personnellement mises au point : soit il remplissait la boîte crânienne avec de la grenaille de plomb qu’il pesait ensuite, soit il prélevait directement les cerveaux pour les peser. En comparant des groupes d’hommes et de femmes, il trouva que le cerveau des hommes était en moyenne plus lourd de 181 grammes que celui des femmes. Bien sûr se posait le problème des proportions.
Broca était bien conscient de l’influence de la carrure sur le volume du cerveau, mais il n’a pas voulu revoir ses résultats en les rapportant à la taille. Son parti pris est clair : «Ons ’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme. E est donc permis de supposa que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son irférioritéphysique et de son irfériorité intellectuelle.»
Cette conclusion supposait une relation de proportionnalité entre taille du cerveau et intelligence, présupposé qui n’a jamais été validé. A l’époque, il était courant d’utiliser le poids du cerveau
comme critère d’intelligence. D’éminents neurologues ont cherché, à partir des mensurations du crâne, à établir une échelle de valeur entre les populations, les classes sociales, les sexes… Leurs travaux ont été décrits par Stephenjay Gould, spécialiste de l’évolution et de l’histoire des sciences, dans son livre La mal-mesure de l’homme. Il y montre comment, par des arguments en apparence rationnels, des inégalités entre les groupes humains ont été justifiées. En considérant que les individus opprimés et désavantagés socialement étaient inférieurs biologiquement, il était aisé de démontrer qu’ils méritaient leur statut. Gould montre clairement comment les préjugés de l’époque ont conduit des scientifiques à des conclusions fausses.
La différence de volume comme preuve?
Finalement, du XIXe siècle jusqu’à nos jours, la question du volume cérébral des hommes et des femmes n’a pas cessé d’être controversée. La raison principale tient à des problèmes de méthodologie. Selon les études, les facteurs susceptibles d’influencer le volume du cerveau ne sont pas pris en compte de la même façon. Il convient en effet de considérer non seulement la dimension du corps, mais aussi la méthode de prélèvement du cerveau et la cause du décès. Si la mort est due à une maladie neurodégénérative, le cerveau peut avoir perdu du poids. De même, l’âge de la personne dont provient le cerveau doit être contrôlé, car le volume du cerveau diminue d’environ 10°/o au cours du vieillissement.
Donc, selon les critères de mesure retenus, on trouve des différences de poids entre le cerveau masculin et le cerveau féminin, qui oscillent entre 0 et 180 g. Le point pertinent à retenir est que les individus, pris dans la population générale, ont des volumes cérébraux très variables. D’où des disparités de poids énormes : on sait, par exemple, qu’Anatole France avait un très petit cerveau de seulement un kilo, tandis que le cerveau de l’écrivain russe Ivan Tour- guenie pesait le double ! En fait, si l’on considère la moyenne, le poids d’un cerveau humain tourne autour de 1350 grammes. Que penser alors du cerveau d’Einstein qui était inférieur à la moyenne puisqu’il pesait 1215 grammes ? Finalement, tous les rapports d’au-
topsie le montrent : il n’existe aucun rapport entre le poids du cerveau et les aptitudes intellectuelles. Dans le domaine cérébral, c’est bien la qualité des connexions entre neurones qui prime sur la quantité.
Mais encore aujourd’hui, et malgré toutes les évidences, le débat n’est pas clos. Le fantasme du génie au «front haut» doté d’un cerveau forcément exceptionnel demeure… Les cerveaux de Lénine et d’Einstein furent prélevés pour être étudiés. Un institut de recherche entier fut même créé pour analyser le cerveau de Lénine ! Aucun travail issu de ces « recherches » n’a eu la moindre crédibilité scientifique. Pour autant, les préjugés ont la vie dure. Récemment, un universitaire canadien, Philippe Rushton, a établi une classification des volumes crâniens selon la race, le genre et même la hiérarchie militaire. En utilisant des données anthropométriques des archives de l’armée américaine, portant sur la taille des casques, la carrure des uniformes et le poids de 6 000 sujets du corps militaire, il a prétendu avoir trouvé une relation entre quotient intellectuel (QI) et volume du crâne.
Ses résultats tendaient à prouver non seulement que les hommes ont une plus grosse capacité crânienne que les femmes, mais aussi que le volume du crâne des Blancs est supérieur à celui des Noirs, et que celui des officiers est supérieur à celui des soldats ! Soumis en 1992 à la célèbre revue scientifique Mature, son article fut refusé par l’éditeur en chef, John Maddox, qui le jugea «non politiquement correct». L’auteur réussit néanmoins à le publier dans une autre revue internationale.
La saga des deux hémisphères:
Quand on observe un cerveau humain lors d’une autopsie, aucun signe ne permet d’affirmer s’il est masculin ou féminin. Car sa morphologie, avec ses sillons et ses circonvolutions, est très variable selon les individus et rien n’apparaît typique d’un sexe. Pourtant, les études sur le sujet n’ont pas manqué. On a décrit des différences dans diverses régions (cortex temporal et pariétal, hypothalamus, hippocampe), mais au final, les résultats sur les données anatomiques restent discordants et aucun consensus n’a pu être dégagé sur cette question. Qu’en est-il des hémisphères ? On ne cesse d’entendre dire que si les femmes sont douées pour le langage, c’est à cause de leur hémisphère gauche plus performant, tandis que les aptitudes des hommes pour se repérer dans l’espace s’expliqueraient par un hémisphère droit dominant.
Cette vision d’un hémisphère spécialisé pour chaque sexe remonte aux années 70, quand des neurologues américains ont lancé la «théorie des deux cerveaux». Leurs premiers travaux étaient consacrés à l’étude des régions du langage chez des gau-chers et des droitiers. Ils avaient constaté que les gauchers étaient plus fréquents chez les hommes. Or les mouvements de la partie
gauche du corps sont pilotés par le cerveau droit. Ils ont donc supposé que l’hémisphère droit était dominant chez l’homme, mais pas chez la femme. Pour eux, le cerveau gauche des hommes en général (et pas seulement des gauchers) présenterait un retard de maturation. Cette particularité expliquerait aussi certaines observations cliniques montrant que les hommes victimes d’une lésion dans l’hémisphère gauche récupèrent souvent moins bien l’usage du langage que les femmes.
Cette théorie d’un hémisphère propre à chaque sexe s’appuyait aussi sur les travaux de la psychologue canadienne Doreen Kimura qui, à la même époque, publiait ses premières expériences d’écoute
«dichotique». Sa méthode consistait à mesurer l’acuité auditive par des tests de répétition de mots présentés soit dans l’oreille gauche, soit dans l’oreille droite. Les femmes montraient de meilleures performances que les hommes si les mots étaient présentés à l’oreille droite, car, a priori, ils atteignaient plus rapidement leur hémisphère gauche plus performant. Ainsi, selon Kimura, l’homme et la femme auraient chacun leur hémisphère privilégié pour le traitement des informations. Cette conception dualiste a depuis été totalement invalidée. Les expériences d’écoute « dichotique » ont été critiquées car peu reproductibles. En effet, les performances d’écoute dépendent étroitement du niveau d’attention du sujet testé, ce qui n’a jamais été contrôlé dans ce type d’expérimentations. L’argument de la récupération après lésion gauche est lui aussi contesté, car l’effet des lésions est éminemment variable selon les patients. Quant à la taille des hémisphères, les études anatomiques ne manquent pas pour montrer que les deux hémisphères cérébraux ont le même poids et le même volume, et ce, quel que soit le sexe, les aptitudes ou les compétences.
Le cerveau en images : qui est la femme? qui est l’homme?
A l’heure actuelle, la théorie des deux cerveaux est tombée en désuétude. Le fonctionnement du cerveau y est décrit de façon beaucoup trop simpliste au regard des nouvelles données de l’imagerie cérébrale. Celle-ci révèle que les deux hémisphères sont en communication permanente et qu’aucun ne fonctionne isolément. De plus, une fonction n’est jamais assurée par une seule région, mais plutôt par un ensemble de zones reliées entre elles en réseaux. Ainsi le langage mobilise non seulement l’aire de Broca de l’hémisphère gauche, mais aussi une dizaine d’autres aires cérébrales qui se répartissent à la fois à gauche et à droite. De même, pour se repérer dans l’espace, les régions activées ne se localisent pas uniquement dans le cortex temporal droit (région de l’hippocampe), mais aussi au niveau frontal et pariétal des deux côtés.
Un des grands apports de l’imagerie cérébrale est précisément d’avoir révélé toute la variété des circuits de neurones qui se trouvent mobilisés pour parler, raisonner,
apprendre… De plus, chacun de nous a sa propre façon d’organiser ses pensées et d’activer ses neurones. De ce fait, il est plutôt rare de voir apparaître des différences de fonctionnement cérébral entre les sexes, tant la variabilité individuelle est importante. Rien d’étonnant donc que sur plus d’un millier d’études d’imagerie cérébrale, seulement quelques dizaines aient montré des différences entre hommes et femmes. Mais ce sont toujours celles-là dont on parle !
Le groupe américain de B. Shaywitz (université de Yale) a ainsi fait la «une» de la revue Mature en 1995, avec deux images chocs qui montraient des activations cérébrales différentes chez l’homme et chez la femme. L’objectif des auteurs était de comparer les régions du cerveau activées dans des tests de langage. L’expérience montrait que certaines femmes (11 sur 19 testées) utilisent leurs deux hémisphères à la fois pour reconnaître des rimes entre les mots, là où les hommes n’utilisent que leur cortex gauche (notons que ce résultat va à l’encontre de la théorie qui voudrait que les femmes soient douées pour le langage à cause de leur cerveau gauche plus performant…).
En revanche, hommes et femmes opéraient à l’identique pour des exercices d’orthographe et de choix des mots. Cette expérience révèle en fait une variabilité individuelle accrue dans le groupe de femmes pour un seul des trois tests de langage. On est bien loin des commentaires de la presse qui décrivait cette étude comme apportant enfin la «preuve scientifique que les hommes et lesfemmes pensent différemment». Aux dires mêmes des auteurs, ces résultats sont préliminaires car ils ne concernent qu’un seul niveau du cerveau. Ils ne peuvent donc pas être généralisés au reste de l’encéphale où la répartition des activations est probablement différente.
Cette expérience reste néanmoins toujours citée en référence, car elle apporterait la « preuve matérielle » que les hommes et les femmes ont des cerveaux différents. De plus, elle renforce une autre idée indéracinable qui veut que les femmes aient un cerveau moins «latéralisé» que les hommes. Les données de l’imagerie cérébrale sur cette question sont contradictoires. Une revue récente des travaux d’imagerie de 1995 à 2004 comparant 442 femmes et 377 hommes devrait cependant clore le débat : elle ne montre aucune différence statistiquement significative dans la répartition des régions cérébrales activées
dans les tâches du langage. La conclusion de cette étude est qu’aucun argument scientifique tiré des expériences d’imagerie cérébrale ne permet d’affirmer que les femmes utilisent davantage les deux hémisphères que les hommes dans le langage.
Impossible par ailleurs de tirer une règle générale des études d’imagerie sur l’orientation dans l’espace. Des neurologues allemands, de l’université d’Ulm, ont analysé l’activation du cerveau dans un test qui consiste à trouver son chemin dans un labyrinthe virtuel. Chez les hommes comme chez les femmes, on voit de nombreuses aires cérébrales s’activer, à la fois dans l’hémisphère droit (hippocampe, cortex
frontal et pariétal) et dans l’hémisphère gauche (cortex pariétal et temporal). Des différences entre les sexes s’observent dans deux régions seulement. Les hommes activent davantage l’hippocampe gauche et les femmes le cortex frontal droit. Cela traduirait le reflet de stratégies particulières souvent exprimées par les sujets : les hommes se basent plutôt sur une représentation globale de l’espace et les femmes sur des indices présents sur le parcours. Selon les auteurs de l’étude, les moins bonnes performances des femmes dans l’espace s’expliqueraient par leur manque de repérage de la dimension globale.
Mais une autre expérience menée par une équipe canadienne, de l’université McGill, indique que toutes les femmes ne procèdent pas systématiquement «le nez sur le guidon». Dans cette étude, des sujets des deux sexes sont soumis pendant une semaine au test du labyrinthe. Les premiers jours, ils se répartissent en deux groupes en fonction de leurs stratégies (inconscientes) de repérage.
Les uns se fondent sur une représentation globale de l’espace et activent plutôt l’hippocampe, tandis que les autres utilisent des indices du parcours et mobilisent une autre zone cérébrale, le striatum. Mais contrairement à l’expérience décrite précédemment, on constate que ces deux groupes comprennent chacun autant d’hommes que de femmes. Ensuite, avec la répétition des tests, les sujets qui utilisaient la stratégie globale finissent par l’abandonner pour celle des indices, qui s’avère la plus performante. Parallèlement, leurs activations cérébrales se modifient et passent de l’hippocampe au striatum. Ces résultats montrent combien le cerveau est malléable en fonction de l’apprentissage. C’est avant tout l’expérience individuelle qui oriente les stratégies cognitives et pas le sexe !
Cerner les capacités de chacun:
Les psychologues, de leur côté, ont aussi consacré de nom-breux travaux à l’analyse des différences de compétences entre les sexes. Ainsi ont-ils développé des tests neuropsychologiques destinés à comparer les capacités de perception, de motricité, de mémoire, d’attention, de raisonnement… Parmi tous ces tests, les seuls dont les résultats apparaissent solides (car ils ont été reproduits par différentes équipes de recherche) sont les tests de langage et les tests d’orientation dans l’espace. De façon globale, les femmes réussissent mieux les premiers, alors que les hommes excellent dans les seconds. Mais affinons le diagnostic.
Les femmes sont certes les plus performantes dans le test de fluence verbale qui consiste à énoncer des mots commençant par la même lettre. En revanche, les hommes sont plus doués dans les tests d’analogie entre les mots. Ils réussissent également mieux le test de rotation mentale dans lequel le sujet fait tourner mentalement un objet dans les trois dimensions de l’espace. Toutefois, les hommes perdent leur avance quand la rotation mentale n’implique que deux dimensions. Alors, que conclure de ces travaux ?
Les résultats sont plutôt maigres : la fluence verbale et la rotation en trois dimensions sont les seuls tests « solides » qui différentient les hommes des femmes ! Et de peu d’ailleurs ! Les écarts de performances sont de l’ordre de 10-15 °/o et ce sont des moyennes statistiques. C’est-à-dire que la dispersion des valeurs est telle qu’on trouve un nombre non négligeable de femmes qui sont meilleures dans les tests des hommes et réciproquement. De plus, il est important de savoir qu’avec l’apprentissage, les différences de scores finissent par disparaître. Si l’on répète les tests pendant une semaine, les femmes rattrapent les hommes, et si on continue l’entraînement, les deux sexes progressent au même rythme. Ces résultats montrent bien que les différences d’aptitudes verbales et spatiales entre hommes et femmes n’ont rien d’irréductible ou d’inné. De nombreux arguments vont dans le même sens.
D’une part, ce n’est qu’à partir de l’adolescence que les écarts de performances sont détectables. D’autre part, des tests pratiqués chez des sujets de diverses origines ethniques montrent que les différences d’aptitude entre les sexes sont beaucoup moins marquées chez les Américains noirs et asiatiques que chez les Blancs. La culture semble donc y être pour quelque chose. Enfin, si l’on fait le bilan des tests publiés depuis vingt ans, on constate une réduction progressive des écarts de performance, ce qui va de pair avec l’intégration accrue des femmes dans la vie sociale et professionnelle. On est décidément bien loin d’une origine biologique «naturelle» des différences verbales et spatiales entre hommes et femmes !