Une souffrance impensable
L ‘approche psychosomatique aborde le phénomène de la fatigue aux causes médicales inconnues en posant sur elle un regard différent et complémentaire. Alors que la médecine cherche à découvrir l’origine physique du problème, le psychosomaticien s’intéresse à l’économie psychosomatique de l’individu fatigué, principalement à sa manière de composer avec le couple «fatigue- repos». L’économie psychosomatique d’un individu réfère à sa façon toute personnelle de composer avec son énergie vitale en utilisant, dans des proportions variables, le comportement et l’élaboration mentale pour faire face aux tensions quotidiennes. Il s’agit d’un processus continuel qui se déroule de manière inconsciente et qui rend compte de l’alternance des périodes de santé mentale et physique et des moments où apparaissent malaises et maladies.
Prendre plaisir au repos
La fatigue forme, avec le repos qu’elle commande, un couple en alternance qui prévaut au maintien de l’équilibre homéostatique. Elle n’est pas uniquement proportionnelle à la quantité de travail accompli. En effet, le seuil de fatigabilité varie d’un individu à 1 autre et dépend de son énergie vitale de base, mais aussi des exigences que l’on s’impose à soi-même et de la nature plaisante ou ennuyante de l’activité à laquelle on se livre pour se distraire.
Claude Smadja, dans un article intitulé La fatigue, symptôme de l’économie psychosomatique, rappelle que ce n’est pas la quantité de repos, mais plutôt sa qualité qui favorise une meilleure récupération. Par exemple, le plaisir pris à une activité de loisir, même si celle-ci demande de l’énergie, contribue à dissiper la fatigue. Vous êtes sans doute déjà rentré fourbu à la maison après une dure journée de travail avec le seul désir de vous asseoir et de ne rien faire. Or, voilà qu’une invitation à passer la soirée avec des amis vous attend. Sortir vous pèse, mais vous acceptez quand même parce que cette compagnie vous est agréable. Quelle n’est pas votre surprise, après la soirée, de constater que votre fatigue s’est envolée et que l’énergie vous revient. Les échanges amicaux, les occasions de rire ont contribué à vous régénérer. Le repos peut également venir si vous vous livrez à un travail stimulant qui vous change de la routine. Personnellement, écrire m’aide à me détendre : pendant que je me livre à cette activité, je ne vois pas le temps filer et, après quelques heures de travail, j’ai retrouvé mon dynamisme. D’autres vont connaître la même détente en cuisinant, en bricolant ou en jardinant. Au contraire, une activité ennuyante peut nous fatiguer très rapidement.
Dans les exemples précédents, le repos provient du fait que l’on se consacre à une activité divertissante. Celle-ci demande toutefois une certaine dépense énergétique et, devant une fatigue vraiment intense, elle peut ne pas suffire à la tâche. La vraie détente, celle qui contribue le mieux à régénérer les forces, exige un arrêt zes activités et un sommeil réparateur où le rêve peut se déployer 2. sa guise et jouer son rôle de liaison. Pour s’adonner à un tel sommeil, il faut d’abord que l’on soit capable de désinvestir l’environnement pour relaxer. L’état de détente et d’abandon favorise l’activité onirique et les deux jouent un rôle de premier plan dans La restauration des fonctions somatiques. Or, prendre plaisir à ne rien faire ne va pas de soi pour tous. Cela suppose la capacité de lâcher prise sur les préoccupations du moment pour s’adonner à une activité libre qui ne vise pas la performance, comme la rêverie, l’humour, la lecture d’un roman, le dessin ou la peinture, l’écoute de musique, ou simplement une conversation agréable avec un ami qui nous est cher. La détente apportée par ces moments où la raison cède la place à l’imaginaire prédispose au sommeil. L’aptitude à ce genre de repos varie d’un individu à l’autre ; elle dépend de l’aisance avec les productions de l’imaginaire, de la facilité à laisser monter les images mentales, à s’abandonner au plaisir de la rêverie, à renoncer au besoin de contrôler ses pensées. Elle s’acquiert très tôt dans le développement, quand l’enfant apprend à lâcher prise sur la réalité extérieure pour s’endormir en douceur.
Les observations cliniques révèlent que le syndrome de fatigue chronique s’installe plus souvent chez des individus qui se montrent inaptes à se laisser aller dans cet état de passivité psychique où ils pourraient laisser leur pensée folâtrer à sa guise, souvent de peur de perdre le contrôle. Le psychisme ne peut donc pas contribuer à l’homéostasie comme il le devrait et l’individu n’a plus que l’hyperactivité pour extérioriser sa tension. Cela nous conduit à envisager la fatigue dans ses rapports à l’excès.
S’épuiser pour pouvoir se reposer
Quand quelqu’un a de la difficulté à accéder à son imaginaire, ne rien faire peut devenir angoissant puisque l’inactivité le confronte à son vide intérieur. Ne pouvant supporter ni la solitude ni le silence, et encore moins l’oisiveté, il s’active sans cesse, s’étourdit de sensations diverses. Même fatigué, il continue à se donner à fond, à s’agiter jusqu’à l’épuisement. Vous connaissez peut-être de ces sportifs extrêmes, de ces fous du travail, de ces gens qui s’étourdissent de bruit, de vitesse, d’activités nocturnes. Chez eux, la fatigue échoue à sonner l’alarme pour les inciter à s’arrêter. Selon les observations de Gérard Szwec28, psychosomaticien, ces personnes n’auraient pas connu cette relation de tendresse nécessaire à l’apprentissage de la détente et à l’investissement du plaisir de ne rien faire. Enfants, elles se seraient plus souvent qu’autrement endormies seules, en proie à des angoisses, après de longues périodes de hurlements et d’agitation. Ainsi, elles auraient appris très tôt à craindre le repos, l’endormissement signifiant pour elles une sorte de mort. S’y abandonner est associé à la crainte de ne pas se réveiller. Le moment d’aller au lit fait naître une détresse que seuls l’éveil et l’activité constante peuvent faire cesser. Épuisées, elles tombent malgré elles dans un sommeil lourd, la plupart du temps sans rêve. Parfois, un cauchemar les réveille, ce qui ne fait qu’augmenter leur résistance à se rendormir, car elles craignent d’être de nouveau la proie de terribles images. La peur du repos sous-tend également une crainte de désinvestir le monde extérieur, comme s’il risquait de disparaître et de les laisser dans une solitude intolérable.
Ces personnes vivent avec un profond sentiment d’abandon et de vide intérieur qu’elles ne peuvent se permettre de ressentir sans soulever une angoisse et une souffrance énormes. Le paradoxe, et la misère de leur situation, est qu’elles cherchent l’apaisement dans l’hyperactivité qui ne fait, au contraire, qu’augmenter la fatigue et la tension. Incapables de désinvestir, ne serait-ce que temporairement, la sphère de la sensori-motricité, elles vont ainsi progressivement au bout de leurs ressources et le cercle vicieux dans lequel elles sont engagées ne peut que les mener tout droit à l’épuisement.