Une alimentation souvent dévalorisée
Les progrès de l’agronomie et la modernisation de l’agriculture ont permis de résoudre les problèmes de disponibilité alimentaire dans beaucoup de régions du monde. Que cette nouvelle donne ait contribué à diminuer fortement le coût de l’alimentation n’est pas surprenant. Cette évolution a semblé même être un progrès social élémentaire libérant l’homme de la peur d’avoir faim, le délestant d’une charge budgétaire lourde, dégageant son pouvoir d’achat pour d’autres biens et services, voire pour ses loisirs ou sa culture. Le budget alimentaire des ménages a ainsi diminué de moitié en quarante ans, passant de 30 % dans les années 1960 à 15 % actuellement. Cependant, dans cette estimation, il faut tenir compte de l’augmentation du pouvoir d’achat. Ainsi, le budget consacré à l’alimentation peut paraître encore assez conséquent. Globalement, seulement environ un quart de ces dépenses sert à rémunérer le secteur agricole qui gagnerait donc à ne plus miser autant sur la production de matières premières pour se développer. La chaîne alimentaire actuelle occasionne de nombreux coûts induits (subventions diverses, impacts écologiques, sanitaires, pertes du tissu rural) difficiles à chiffrer, finalement, la question récurrente concerne la qualité de l’alimentation obtenue dans ces conditions.
Pour les économistes, la diminution du budget alimentaire est même une des conséquences les plus prévisibles et reproductibles du développement socioéconomique d’un pays. En fait, ce type d’évolution, selon une logique économique, masque bien des problèmes et entraîne une série de bouleversements dans la gestion de la chaîne alimentaire, dans la qualité de l’offre alimentaire, clans le comportement du consommateur. Par ailleurs, au-delà des chiffres, il faut connaître les conséquences nutritionnelles, métaboliques et sanitaires induites par les nouveaux modes alimentaires, l’impact en amont sur l’environnement et le tissu rural d’une agriculture productiviste, et l’impact en aval de l’alimentation actuelle sur le bien-être et la santé de la population.
À ce sujet, il est curieux de noter que, dans nos sociétés occidentalisées, la progression des dépenses de santé suit une évolution opposée à celle du budget alimentaire. Certes, l’évolution du coût de la santé ne peut être ni entièrement imputée aux problèmes alimentaires, ni totalement maîtrisée par une meilleure gestion de la nutrition humaine. Cependant, le simple fait de stabiliser les dépenses de santé (au-dessous d’un seuil de 10 %) par une revalorisation de l’alimentation aurait des répercussions sociales extrêmement bénéfiques. Ce réajustement permettrait de développer une agriculture durable, porteuse d’une mission nourricière et de santé publique, respectueuse de l’environnement, et assurée de son avenir. Un tel positionnement devrait contribuer à diminuer la pression sur l’abaissement des prix qui est souvent préjudiciable à l’obtention d’une bonne qualité nutritionnelle. Pour la gestion publique, pour l’emploi salarial, la diminution des charges sociales liées à la santé aurait des répercussions très favorables. Ce rééquilibrage si bénéfique entre le secteur de l’alimentation si malmené et celui de la santé plutôt hypertrophié n’est pas seulement dépendant d’un redéploiement budgétaire. Il nécessite pour être réussi de s’appuyer sur une offre alimentaire fortement améliorée et sur l’adoption par le consommateur de comportements alimentaires beaucoup plus éclairés.
L’avènement d’un nouvel âge alimentaire à la hauteur des progrès fulgurants de la biologie ou de l’informatique paraît indispensable. L’homme peut certainement assurer une des bases de son avenir en gérant efficacement les facteurs nutritionnels indispensables à son équilibre biologique ou psychique ; dans le cas contraire, il se mettrait dans une situation difficile qui pourrait avoir de nombreuses conséquences sur sa faculté à s’adapter à un environnement changeant.
Or l’amélioration de l’alimentation humaine semble moins avancée que d’autres domaines qui ont bénéficié de progrès scientifiques et technologiques considérables. Avec la chaîne alimentaire actuelle, l’évolution nutritionnelle est très inégale et parfois même négative, comme nous l’avons déjà évoqué à propos de l’abondance des calories vides.
L’avènement de la grande distribution a joué un rôle important dans la baisse du prix des produits alimentaires et finalement dans une certaine standardisation vers une qualité nutritionnelle moyenne ou faible. Au départ, la création de ce mode de distribution avait pour but de baisser les prix en supprimant le maximum d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, ce qui devait bénéficier aux deux parties. En fait, beaucoup de ces intermédiaires (expéditeurs, mandataires, semi-grossistes, détaillants) ont disparu sans que cela améliore les prix agricoles. Au contraire, la grande distribution a joué un rôle clé dans la baisse des prix des matières premières agricoles alors que le consommateur ne bénéficie pas obligatoirement de cette diminution. Par ailleurs, la grande distribution s’est trop souvent approvisionnée en viandes, fruits et légumes aux prix les plus bas, en abusant du transport des denrées alimentaires, au risque de mettre en difficulté l’économie régionale et le pouvoir d’achat de la population environnante. Toutes ces pratiques ont été souvent dénoncées, sans changement. La croissance des supermarchés et la diminution du nombre de paysans ont finalement suivi une évolution parallèle.
Ce système de commercialisation trop concentré exerce également une pression sur le secteur agroalimentaire lui-même, en exigeant des prix de revient très bas et des primes très élevées pour le référencement des produits. Beaucoup d’autres pratiques commerciales ont abouti à créer un environnement et une offre alimentaire finalement peu adaptés à la satisfaction des besoins nutritionnels de l’homme même si la clientèle la plus éclairée des un per marchés peut trouver son compte dans la diversité de l’offre.
En fait, c’est à la suite d’un jeu multiple de partage des tâches i l des responsabilités qu’une chaîne alimentaire sans visibilité et des objectifs nutritionnels clairs a pu se développer. Le point majeur de cette évolution a été la montée en puissance du secteur agroalimentaire et l’effacement presque complet de l’agriculture dans la fourniture alimentaire. Le paysan a estimé qu’il lui revenait de se concentrer sur le travail de la terre, sur la production agricole, laissant au secteur aval le soin de bien valoriser ses productions, ce qui devait lui assurer de meilleurs débouchés. L’agriculture a perdu dans cette répartition des tâches une grande par- lie de ses revenus potentiels et sa responsabilité dans le contrôle < le la qualité finale des produits, dans le partage régional et national des productions, dans la fixation d’un juste prix pour les matières premières. L’autre démission tout aussi prégnante et lourde de conséquences a été celle des consommateurs vis-à-vis île l’industrie agroalimentaire et de la grande distribution. Ces consommateurs, souvent issus de l’exode rural (à l’échelle d’une génération), ont abandonné leur savoir-faire traditionnel et ont adopté les nouveaux aliments qui leur ont été proposés. En achalant apparemment à bas prix des produits beaucoup plus simples d’emploi, les nouveaux consommateurs ont réduit progressivement le temps passé à la préparation des repas et ont perdu une partie de leurs connaissances sur les aliments de base et le savoir- la ire culinaire. Une dépendance forte vis-à-vis des produits transformés a ainsi solidement été induite. Le cas des enfants ignorant l’origine du lait, des poissons panés, du pain, a été maintes fois cité comme exemple de perte de repères naturels. Un cercle vicieux s’est installé ; en achetant les nouveaux aliments standardisés issus des circuits géants de distribution, les consommateurs, surtout les plus jeunes, se sont habitués aux laits UHT au point de trouver désagréable un lait nature, aux poulets industriels au
point de trouver trop dure la chair des poulets fermiers et au goût des céréales sucrées du petit déjeuner au point de délaisser le pain. Adultes et enfants, par une influence réciproque, en arrivent à consommer des repas sans reliefs, constitués de mets standard : viennoiseries, pain blanc, pâtes, yaourts aromatisés, fromages allégés en matières grasses, jambon blanc, pizzas, ketchup, conserves, surgelés, margarine, biscuits, nectars et boissons sucrées. Un ensemble de produits standardisés constitue ainsi l’ordinaire des consommateurs les plus ignorants de l’intérêt des aliments naturels de base, de la façon de les accommoder, et les plus éloignés du plaisir réel de manger.
Une évolution vers des produits standardisés de qualité moyenne ou insuffisante, lorsqu’ils sont chargés en calories vides, n’était pas inéluctable. Elle a été favorisée par l’esprit de domination de la grande distribution qui a exploité la naïveté du consommateur, sa lecture simpliste des étiquettes et des prix. D’une certaine façon, en imposant toujours des prix très concurrentiels, la grande distribution, en position de monopole, a incité le secteur de la transformation alimentaire à choisir la composition des aliments la plus avantageuse au niveau économique aux détriments d’une qualité nutritionnelle optimale.
Le consommateur s’est laissé porter par la vague alimentaire des produits d’apparence convenable, des fruits colorés sans saveur, des viandes peu goûteuses, des yaourts standardisés, des produits si bien emballés. Il a aussi joué un rôle dans cette évolution par son adhésion à une offre alimentaire où l’aspect extérieur l’a emporté sur la valeur intrinsèque.