Un oubli plus radical: le déni
La réaction de M. Méfiance s’apparente à celle de M. Timoré par certains aspects, mais en diffère par d’autres. Pendant la réunion, il ressent une violente colère dirigée principalement contre le collègue qui a initié la discussion. Depuis l’embauche de ce dernier, il est persuadé qu’il convoite sa place et cherche à lui nuire. Son attitude au cours de la discussion est pour lui une preuve supplémentaire de sa mauvaise foi. Durant la soirée et la nuit qui suivent la confrontation, comme M. Timoré, il ressasse les événements de la journée et sa pensée tourne à vide sans arriver à le calmer. Cependant, la culpabilité ne semble pas avoir de prise sur lui. Au contraire, il cumule les arguments contre celui qu’il tient pour fauteur de troubles, se persuade de ses mauvaises intentions et alimente sa colère contre lui.
L’esprit de M. Méfiance a recours à une autre astuce pour oublier une partie de sa réalité intérieure qu’il réprouve : il s’agit du déni, un mécanisme beaucoup plus puissant que la négation. Tandis que celle-ci ne s’en prend qu’à une réalité intérieure, le déni déforme la réalité extérieure pour repousser une pensée indésirable. Voyons comment il procède. M. Méfiance est un homme ambitieux. Dans son milieu de travail, il vise la première place et tolère mal que d’autres possèdent des forces dont il est dépourvu. Le désir de compétition n’a rien de répréhensible en soi, il est même un puissant moteur qui permet à plusieurs de maximiser leur potentiel. Cependant, dans le cas qui nous intéresse, il se double d’une intention plus ou moins avouée de non seulement surpasser ses rivaux, mais de les éliminer. M. Méfiance a tout de suite reconnu dans ce nouvel employé le même désir et il a vu en lui un rival dangereux. Il nourrit à son égard des sentiments de mépris et cherche inconsciemment à lui nuire, à détruire sa réputation. Cependant, il ne peut s’avouer être l’hôte de tels souhaits destructeurs qui menacent son estime de lui-même. C’est pourquoi il les dénie et les attribue à son rival, celui-là même qu’il méprise et dont il envie les forces. Ces pensées s’appuient sur une certaine réalité puisque le collègue est lui-même très compétitif, mais en même temps elles la déforment par leur caractère exagéré : ce que M. Méfiance voit chez lui est un reflet de son propre désir de l’éliminer.
Le déni, comme le refoulement, vise le rejet d’une représentation jugée trop menaçante. À la différence de ce dernier qui repousse la représentation vers l’inconscient, le déni n’en tolère
Un oubli qui étouffe l’émotion : la répression
Durant la réunion, M. Roger Bontemps observe ce qui se passe sans faire de commentaires. De temps à autre, il émet un petit rire nerveux qu’il étouffe aussitôt. Au plus fort du conflit, il ressent un vague malaise physique, une bouffée de chaleur, des palpitations ou quelque chose du genre, mais qu’il n’associe pas à une quelconque émotion. L’inconfort l’incite à quitter le bureau sitôt la réunion terminée. À la maison, il raconte brièvement l’événement à son épouse sur un ton désinvolte en insistant sur ce qu’il appelle les « réactions infantiles » de ses collègues un peu trop émotifs. Durant la soirée, il travaille dans ses dossiers et, bien qu’il semble concentré sur sa tâche, un observateur averti pourrait remarquer en lui une certaine fébrilité : il suce bonbon après bonbon, remue la jambe droite sans arrêt, toussote, cligne des yeux, se lève et se rassoit à plusieurs reprises. Conscient de sa tension interne sans la relier à l’événement de l’après-midi, il prend médicament avant d’aller au lit. Grâce au somnifère, le som vient rapidement, mais il est dépourvu de rêve. Durant les jo suivants, et aussi longtemps que la tension demeure tangible 2 a bureau, il connaît toute une panoplie de troubles physiques : mauvaise digestion, sueurs inexpliquées, maux de tête.
M. Roger Bontemps a recours à un autre mécanisme pour se prémunir contre la souffrance engendrée par sa colère : la répression. Contrairement au refoulement et au déni dont les stratégies défensives consistent à s’attaquer à la représentation, l’un en la repoussant vers l’inconscient, l’autre en la projetant au-dehors, la répression empêche l’émotion d’accéder à la conscience. En l’absence du sentiment, aucune image mentale ne peut apparaître. Lorsque la personne parle de l’événement, ses pensées sont coupées de leur racine émotionnelle: on les dit «désaffectées». C’est ce phénomène que Pierre Marty, psychanalyste, appelle la pensée opératoire18, une pensée qui s’accroche au rationnel, à la logique et qui rejette toute production de l’imaginaire. En l’absence de représentation, le processus d’élaboration mentale est par conséquent impossible : la pensée ne soigne plus et la personne n’a plus que le seul comportement pour évacuer la tension. C’est pourquoi M. Roger Bontemps s’active continuellement, ingurgite une quantité de bonbons, ne peut retenir son petit rire nerveux ni empêcher sa jambe de bouger. Quand le comportement ne suffit plus, divers malaises physiques apparaissent. L’activité onirique des personnes qui privilégient ce mécanisme est habituellement pauvre ou même inexistante. Les quelques rêves qui surgissent reproduisent textuellement la réalité de la veille, révélant l’absence de travail de liaison.