Soigner la dépression
Des antidépresseurs pour soulager ou pour soigner ?
Le traitement de la dépression par antidépresseur est le plus répandu dans le monde médical. La molécule chimique cible la sérotonine, soit en augmentant son taux dans l’organisme, soit en stimulant son activité. Le médicament agit sur l’humeur, la fatigue, l’anxiété et les ruminations mentales, et peut apaiser certains malaises physiques. En palliant la déficience du neurotransmetteur, il soulage les symptômes, mais il n’a aucun effet sur ce qui a précipité l’individu dans la dépression.
Par ailleurs, des recherches récentes en psychiatrie remettent en question l’efficacité thérapeutique des antidépresseurs pour traiter la dépression. Les résultats montrent que de 30 à 40 % des cas y résistent, que les récidives sont nombreuses et qu’environ 20 % des cas se chronicisent22. Ces résultats ébranlent la position médicale qui tend à vouloir expliquer la dépression par la seule déficience en sérotonine et à prétendre la guérir par les seuls antidépresseurs. Cette position est aussi contestée au sein du milieu scientifique. Selon Damasio, une telle explication simplifie à outrance un problème beaucoup plus vaste. Pour lui, la sérotonine fait partie d’un mécanisme extrêmement complexe, impliquant le niveau des molécules, celui des synapses, des circuits et des systèmes neuronaux, et dans lequel «… les facteurs socioculturels, passés et présents, interviennent puissamment23». Autrement dit, ce neurotransmetteur n est pas la cause de la dépression, mais seulement une de ses nombreuses manifestations. Pour la comprendre et la soigner, on doit tenir compte de la totalité du processus et des facteurs en cause. Une molécule chimique qui ne cible que le dysfonctionnement de la sérotonine ne peut évacuer à elle seule une souffrance ressentie autant corporellement que psychiquement. Si le médicament soulage, il ne guérit pas. La souffrance réelle, celle qui atteint l’être au plus profond, persiste et demande à être entendue. Pour atteindre un soulagement durable, un travail psychique en psychothérapie s impose afin de comprendre ce qui a pu mener l’individu à ce déséquilibre.
La psychothérapie
Dans la plupart des cas, la dépression a pris naissance dans le cadre d’une relation humaine où l’individu s’est senti blessé, relation qui a suscité des émotions pénibles contre lesquelles il se défend. Une molécule chimique ne peut pas réparer cette blessure : seule une relation humaine peut le faire. Les recherches démontrent que le traitement idéal consiste à coupler antidépresseur et psychothérapie. Dans les phases aiguës de la dépression, la médication diminue l’intensité de la souffrance et aide la personne à retrouver le sommeil. Mais c’est en psychothérapie qu’elle peut s’arrêter pour comprendre ce qui l’a précipitée dans cet état et qu’elle pourra apprendre à mieux s’outiller pour l’avenir.
L’harmonisation de ces deux approches aux philosophies très différentes ne se fait toutefois pas sans difficulté. La controverse concerne souvent la place que doivent occuper les antidépresseurs. Le médicament modifie l’humeur et contribue, par conséquent, au rétablissement du bien-être de l’individu. En supprimant la tristesse, signal d’alarme qui indique que quelque chose ne va pas dans la vie de l’individu, ne crée-t-on pas un bien-être artificiel qui trompe ce dernier à propos de lui-même et qui prend la place d’une véritable guérison? Si la pilule altère l’émotion de tristesse,
comment la personne peut-elle faire un travail mental sur sa souffrance, découvrir ce que celle-ci lui révèle sur elle-même et qu’elle s’était efforcée d’ignorer ? Quand la souffrance s’atténue après la prise du médicament, la personne ressent-elle encore le besoin de faire ce travail sur soi ? La question est de taille et la réponse ne peut se trancher au couteau. Il n’est pas toujours facile d’écouter sa souffrance, surtout quand elle atteint de telles proportions. Certains déprimés exigent un soulagement rapide par une médication pour éviter de se pencher sur les raisons de leur dégringolade. Ils ne veulent rien entendre de s’engager dans une psychothérapie qui, il faut le reconnaître, confronte l’individu à ce qu’il s’est caché à lui-même. Il s’agit ici d’un choix personnel à respecter. D’autres, par contre, résistent à l’idée de prendre un produit chimique parce qu’ils craignent de ne plus se reconnaître, de ne plus être eux-mêmes. Ils préfèrent d’emblée s’engager dans une démarche personnelle et repoussent l’aide médicale. Mais quand la souffrance est trop intense, que la tristesse et la fatigue ralentissent le fonctionnement de la pensée, la psychothérapie peut avoir de la difficulté à s’enclencher. De plus, le patient étant fragile, la confrontation avec ce qu’il a toujours ignoré peut lui être pénible et le risque d’un passage à l’acte suicidaire s’en trouve augmenté. Dans ces cas, l’antidépresseur s’avère une aide précieuse pour la psychothérapie parce qu’en diminuant l’intensité de la souffrance sans la supprimer totalement, en favorisant le repos et en ravivant la pensée, il facilite la reprise du travail mental.
Quand, en cours de psychothérapie, le patient commence à se sentir mieux, il se demande souvent si le bien-être rétabli est dû à 1 antidépresseur ou à sa démarche et il craint de cesser la prise de médicament. Voilà une autre question à laquelle il n’est pas simple de répondre, car il est impossible de savoir dans quelle proportion les deux modalités de traitement ont contribué à la guérison. Chose certaine, le travail d’élaboration mentale outille la personne pour mieux faire face dans l’avenir à d’autres situations conflictuelles semblables à celle qui l’a précipitée dans la dépression, ce que le médicament seul ne peut faire. Pourra-t-elle se passer de lui après la psychothérapie ? Seul un sevrage progressif pourra le confirmer. Selon mon expérience, lorsque le travail mental a suffisamment mis à jour les émotions problématiques et que l’individu a trouve de nouvelles solutions aux conflits qui l’affectaient, la médication peut être retirée progressivement. La possibilité d’une rechute n’est pas exclue si la personne est de nouveau confrontée à des situations qui dépassent ses capacités d’élaboration mentale. Cela n’invalide en rien le travail fait et ne présume pas non plus de l’obligation de devoir prendre une médication à vie, ni d’être en thérapie à vie. Le travail mental procède par couches successives. Ce qui a été élucidé dans une première démarche peut aider la personne à faire un bout de chemin, mais les circonstances de la vie peuvent la confronter à d autres conflits qui l’obligeront à explorer d autres aspects d’elle-même. Plus le travail de la pensée s’élargit, plus l’identité se solidifie et mieux la personne est armée pour faire face aux adversités de la vie.
Pour conclure ce chapitre, je dirais que le déprimé a droit à sa tristesse, mais qu il a aussi le devoir de ne pas tolérer l’intolérable. La médication peut atténuer sa souffrance et la lui rendre tolérable, la psychothérapie lui apportera l’aide et le soutien nécessaires pour affronter ses démons intérieurs, qui s’avèrent toujours moins monstrueux lorsqu’on apprend à les connaître.