Sentiments et mémoire:pour que la pensée soigne
Sentiment et mémoire sont les deux instruments de la « pensée qui soigne ». Sans la conscience de l’émotion, aucun travail psychique sur celle-ci n’est possible. C’est pourquoi on dit que le sentiment est le trait d’union entre le corps et l’esprit. En prolongeant l’effet de l’émotion dans la conscience, le sentiment fournit au cerveau le temps dont il a besoin pour comparer la situation actuelle qui a déclenché ce trouble avec l’ensemble des souvenirs affectifs et porter sur elle un regard plus éclairé. De quelle manière s’y prend-il pour effectuer cette comparaison? Comprendre de quelle façon se constitue la banque de souvenirs affectifs nous aidera à mieux saisir comment la pensée peut les revisiter et les transformer à la lumière des informations fournies par les nouvelles expériences que nous vivons. Les sentiments et les souvenirs peuvent être présents, mais encore faut-il que le psychisme y ait accès librement pour bien faire son travail. La fluidité dans la circulation des informations entre les différentes zones cérébrales et entre le cerveau et le corps est essentielle pour que l’imaginaire puisse effectuer son travail de liaison.
Le sentiment ,trait d’union entre le corps et l’esprit
La distinction entre émotion et sentiment est primordiale pour bien comprendre comment la pensée, phénomène psychique, peut avoir un effet sur la tension corporelle. L’émotion affecte le corps.
Elle peut, par exemple, être responsable de l’accélération du rythme cardiaque, de la sécrétion d’adrénaline, de la production d’hormone du stress. Elle peut aussi avoir un impact sur certaines Iourlions physiologiques. On a tous fait l’expérience, à un moment ou à un autre, d’un sommeil perturbé sous l’effet de la peur ou de l’anxiété, d’une perte d’appétit parce qu’une mauvaise nouvelle nous a attristé, de maux de tête ou de troubles digestifs parce que quelque chose nous a mis en colère. Le sentiment, pour sa part, est une construction mentale qui permet de se représenter en images et en pensées les modifications physiologiques du corps habité par l’émotion. Pour cette raison, on dit de lui qu’il fait la jonction entre le corps et le psychisme. Par son intermédiaire, l’émotion imprègne le psychisme, influence l’état mental et le mode de pensée. Ainsi, la joie éveille nos sens et fait naître une foule de pensées qui stimulent la créativité, la colère peut pousser quelqu’un à ruminer des idées de vengeance et la tristesse s’accompagne d’un certain ralentissement des processus mentaux : les idées défilent lentement, on a l’impression de voir tout en noir, d’envisager la vie avec défaitisme.
Le sentiment en lui-même est déjà une certaine forme de pensée puisque le sujet qui l’éprouve peut, par exemple, dire qu’il se sent triste, fâché ou joyeux. En prolongeant dans la conscience l’effet de l’émotion, le sentiment peut aussi susciter des pensées diverses dont les thèmes correspondent à l’émotion, ce qui permet à l’esprit de faire des liens avec d’autres situations ayant suscité le même sentiment. Reprenons l’exemple du film où une scène de séparation entre deux personnes éveille de la tristesse. Après le cinéma, quand vous vous remémorez cette scène, vous pensez à votre grande fille sur le point de quitter le nid familial et vous sentez la tristesse revenir. Des images et des souvenirs liés à cette impression se bousculent dans votre tête, vous vous rappelez la solitude que vous avez éprouvée à tel moment de votre vie, vous pressentez le creux que va laisser en vous le départ de votre petite dernière. Toutes ces pensées qui surgissent spontanément ont en commun la tristesse. La prise de conscience à laquelle elles vous conduisent vous aide à comprendre l’anxiété que ce départ suscite on vous et ,i mieux y faire face. Le sentiment n’est pas qu’une simple peine lion passive de l’état émotionnel du corps. Lorsqu’il interprète la carte du corps pour la traduire en sentiment, le cortex fait appel a la mémoire. En comparant l’émotion actuelle avec les expériences passées, il peut en faire une analyse pointue et personnalisée. ( !’est ainsi qu’à partir d’un même état physiologique encarté par le tronc cérébral, par exemple celui de la tristesse, le sentiment perçu peut, selon le contexte, revêtir toutes les nuances possibles <le cette émotion comme la nostalgie, la mélancolie, le regret, l’abandon, le désespoir.
Dans La pensée qui soigne, j’ai expliqué le processus de mémorisation en lien avec l’émotion. J’aimerais apporter ici quelques précisions supplémentaires concernant certaines particularités des processus biologiques en cause dans la mémorisation des situations affectives. Le jargon physiologique vous paraîtra peut-être quelque peu rébarbatif, mais je vous invite à faire l’effort de vous y arrêter quand même, car il nous permettra de mieux saisir le rôle |oué par l’émotion dans le travail de pensée et de mieux comprendre certains ratés de ce dernier.
La mémorisation des situations émotionnelles
L’ hippocampe, sorte de centrale de la mémoire, et l’amygdale, impliquée dans le déclenchement des émotions, sont situés très près l’un de l’autre dans le cerveau. Grâce aux nombreuses connexions qui les relient, souvenirs et sentiments œuvrent de concert à plusieurs niveaux. En premier lieu, la mémoire personnalise la vie émotionnelle puisque nos expériences modulent les émotions primaires innées, ce qui leur permet de revêtir toute la gamme possible des sentiments qui en découlent. Les émotions sociales, pour leur part, sont apprises par l’enfant dans l’échange avec les adultes qui en prennent soin. C’est donc dire qu’ici aussi le vécu de chacun influe sur sa façon de les ressentir et détermine ce qui risque de les susciter. Mémoire et émotion collaborent en outre à un autre niveau. C’est la charge émotionnelle d’un évènement donné qui renseigne l’hippocampe sur son utilité future pour l’adaptation de l’individu et, par conséquent, sur l’importance de le mémoriser. Par la suite, lorsqu’une nouvelle situation se présente, l’émotion qu’elle soulève sert de référence au cerveau pour la comparer aux expériences déjà mémorisées afin de répondre au stimulus de manière plus adaptée. Ainsi, si la scène de séparation vue au cinéma vous a autant touché, c’est sans doute parce qu’elle a réveillé toutes les expériences de séparation que vous avez connues depuis votre naissance et qui ont suscité en vous de la tristesse. Certaines ont pu vous revenir en mémoire, d’autres non, mais elles n’en auront pas moins été sollicitées.
La mémoire explicite et la mémoire implicite
Depuis notre naissance, et peut-être même avant, notre cerveau a mémorisé une foule d’événements significatifs pour nous sur le plan affectif. Il nous est possible de nous rappeler certains d’entre eux, mais la majorité échappent à notre conscience. La mémorisation des souvenirs est un processus très complexe. LeDoux (2005) explique que notre cerveau possède deux systèmes différents pour enregistrer les situations émotionnelles, chacun empruntant des voies nerveuses différentes. L’un d’eux participe à la formation de souvenirs accessibles à la remémoration. On l’appelle mémoire explicite ou mémoire déclarative parce que les souvenirs qu’elle contient peuvent être décrits verbalement. Les souvenirs affectifs y sont emmagasinés sous forme d’images mentales associées à des sentiments. C’est grâce à elle si je peux me rappeler la petite robe jaune que je portais à six ans, me souvenir de l’atmosphère pluvieuse du jour où je suis entrée à l’école pour la première fois, de l’odeur caractéristique qui imprégnait la maison de mes grands- parents, et ainsi de suite.
L’autre système, que l’on désigne par le terme de mémoire implicite, a recours à des mécanismes inconscients et extrêmement rapides pour enregistrer des situations dangereuses ou menaçantes. Contrairement aux exemples précédents, ces souvenirs implicites, qui résultent du conditionnement inconscient de la peur, n’ont pas été représentés par le psychisme à l’aide d’images mentales, malgré le fait qu’ils aient bel et bien été mémorisés. Par conséquent, ils ne sont pas directement accessibles à la conscience, mais n’en modèlent pas moins fortement nos réactions futures. Ainsi, lorsqu’on est confronté à un nouvel évènement qui rappelle un de ces souvenirs implicites, la peur et le comportement de fuite qui y est associé sont déclenchés automatiquement. C’est parce que ces souvenirs sont inconscients que l’on peut parfois réagir par la peur à quelque chose d’apparemment anodin, la vue d’un chat, par exemple, sans comprendre l’origine de notre réaction. Ce mode d’enregistrement des souvenirs prévaut lorsque quelqu’un est victime d’un traumatisme. Pour distinguer les deux types de souvenirs, on appelle le souvenir implicite souvenir émotionnel, et le souvenir explicite déclaratif souvenir d’une émotion. La psychanalyse, pour sa part, désigne le premier par le terme de trace mnésique non représentée, et le second par celui de souvenir représenté.
Les deux systèmes de mémorisation agissent simultanément, ce qui veut dire qu’un événement peut être mémorisé aux deux endroits en même temps. Par ailleurs, les souvenirs d’émotions sont sujets à l’oubli et à l’imprécision, contrairement au souvenir émotionnel qui, lui, est très résistant à l’oubli. En conséquence, le souvenir explicite d’un événement ayant déclenché de la peur peut être oublié, alors que le souvenir émotionnel du même événement est conservé dans la mémoire implicite inconsciente. C’est ce dernier qui nous fera réagir par la peur devant une situation qui semble ne pas la justifier sans que l’on puisse se rappeler l’événement qui a induit l’apprentissage.
La mémoire des émotions et la mémoire des faits
Une autre particularité illustre toute la complexité des processus de mémorisation. Lorsque le cerveau enregistre une situation émotionnelle, il mémorise les détails concrets de la scène en même temps que l’état psychophysiologique dans lequel on se trouve au moment de l’expérience, c’est-à-dire l’émotion éprouvée. Les mécanismes cérébraux qui archivent cette dernière sont différents de ceux qui traitent des aspects cognitifs de l’évènement, les premiers étant majoritairement situés dans l’hémisphère droit, les seconds dans le gauche. C’est pourquoi un souvenir peut resurgir de diverses façons. Grâce aux réseaux neuronaux qui permettent la communication entre les deux hémisphères par le corps calleux , en annexe, , la seule évocation verbale du souvenir peut déclencher l’émotion. Le cerveau des émotions et celui de la parole peuvent aussi agir en parallèle, chacun ignorant les données enregistrées par l’autre. C’est ce qui explique que l’on puisse se rappeler les détails d’une scène de son enfance sans ressentir d’émotion ou, au contraire, être soudainement envahi par un sentiment apparemment hors propos sans pouvoir le relier à un événement précis. L’oubli qui frappe les évènements enregistrés durant l’enfance résulte souvent d’une telle altération des messages entre les deux hémisphères. C’est ainsi que l’on peut réagir émotionnellement à une situation sans comprendre l’intensité de son sentiment, ou au contraire raconter froidement des scènes d’enfance très pénibles. Retrouver le souvenir intégral nécessite d’être replacé dans des circonstances semblables à celles qui ont prévalu à sa mémorisation. Le fait d’éprouver la même émotion que celle ressentie à l’époque peut favoriser le rétablissement de la communication interrompue entre les deux hémisphères et provoquer le retour du souvenir perdu. C’est ce qu’on appelle la mémoire d’état. C’est elle qui est mise à profit dans les cures psychanalytiques où le transfert, qui est une reviviscence du passé, est utilisé comme levier pour la remémoration.
Nos souvenirs explicites ne sont pas des copies conformes des expériences vécues, mais plutôt des réinterprétations de celles-ci. Lorsqu’un sentiment ramène un souvenir, notre cerveau l’analyse en tenant compte des données accumulées depuis cette expérience jusqu’à présent. Vous avez sans doute remarqué qu’en vieillissant le regard que l’on porte sur les événements du passé transforme constamment nos souvenirs. Par exemple, la maman que nous avions trouvée méchante quand elle nous avait disputé pour telle ou telle bévue nous apparaît comme une femme nerveuse et dépassée par la tâche qui lui incombait quand, à notre tour, la maternité nous fait comprendre sa réaction. Inversement, le réveil d’un souvenir implicite peut altérer la perception actuelle que l’on a d’une personne ou d’une situation sans que l’on soit conscient de cet impact. Les sympathies et les antipathies qui se déclenchent dès les premiers instants d’une rencontre alors que l’on ne sait rien de la personne s’expliquent par ce phénomène.
Nos souvenirs affectifs, implicites aussi bien qu’explicites, définissent notre être et modèlent notre comportement de manière très personnelle : ils sont à la base de notre façon de nous relier aux autres, de réagir aux situations, de déployer divers mécanismes de défense pour composer avec l’angoisse et les émotions difficiles. Bref, ils sont en grande partie responsables du développement de notre personnalité.
La mémorisation à long terme des situations émotionnelles
Pour éviter qu’un événement émotionnel encombre indûment notre conscience, il importe de l’oublier. Cependant, cet oubli ne doit pas entraîner sa perte définitive puisqu’il doit servir de référence à la pensée chargée de guider nos réactions futures. L’oubli sans perte pour le psychisme est possible grâce à l’archivage de I événement dans la mémoire déclarative à long terme. Jacques Roques (2004), à l’aide d’un exemple que je reprends ici, explique îes grandes lignes de ce processus en deux temps. Un événement produit : par exemple, je conduis ma voiture et, soudain, un chien surgit et traverse la rue. Le cerveau reçoit ces informations et doit les traiter en urgence puisque ma survie en dépend. Dans un premier temps, il les achemine, par des circuits courts qui garantissent la rapidité du message, vers certains centres chargés d’en évaluer la dangerosité. Cette première étape est la même que celle qui prévaut au déclenchement de l’émotion. L’amygdale, impliquée dans le déclenchement de la peur et des comportements de fui est mise à contribution. Si elle évalue qu’il y a danger, comme c’ le cas dans notre exemple, une réaction réflexe se produit immédiatement: je freine. Le déclenchement de cette réaction est possible grâce aux connexions reliant l’amygdale à l’hippocampe qui permettent le rappel instantané des apprentissages conditionnés de la peur. En effet, si j’ai freiné, c’est que l’expérience m’a appris qu’il était dangereux de frapper un objet en mouvement dans un tel contexte. Ce premier niveau de traitement de l’information, comme on peut le voir, est extrêmement rapide et ne nécessite pas le concours de la pensée consciente : j’ai freiné avant même d’avoir eu le temps de raisonner sur ce qui se passait, peut-être même avant d’avoir su qu’il s’agissait d’un chien.
Si l’amygdale juge que l’événement doit être conservé en mémoire, une fois le danger passé, le cerveau va poursuivre son travail de mémorisation pour l’archiver et l’intégrer à la mémoire déclarative à long terme. Ce deuxième temps de traitement de l’information peut se faire en partie à l’état de veille grâce au concours de la pensée. Je porte mon attention sur ce qui vient de se passer, je fais des liens avec d’autres événements ayant suscité des émotions similaires. Cette étape consciente n’est cependant pas obligatoire: elle ne se produit pas toujours et elle ne constitue pas non plus l’essentiel du processus. La mémorisation à long terme a surtout lieu durant le sommeil paradoxal, une phase du sommeil où le cerveau se montre particulièrement actif. Les informations de la veille qui ont été temporairement stockées sont alors reprises, évaluées et classées selon leurs ressemblances avec celles déjà mémorisées. Elles sont ensuite intégrées aux réseaux de mémoire existants qui y sont apparentés, ou, si elles n’y trouvent pas leur place parce que l’expérience est tout à fait nouvelle, elles contribuent à la création de nouveaux réseaux. On reconnaît ici la formation des chaînes associatives décrites par la psychanalyse.
Chaque nouvelle information est donc traitée à deux reprises : une première fois en empruntant des circuits courts pour parer aux situations d’urgence, c’est là que se créent les souvenirs émotionnels,
et une seconde pour l’intégrer aux réseaux longs de la mémoire déclarative qui construit nos souvenirs d’émotions. Cette seconde étape est qualifiée de retraitement de l’information puiicu elle s’ajoute au premier temps de décodage. La stabilisation de F information par ce retraitement ne survient que si l’amygdale juge qu’elle ne représente aucun danger immédiat pour la survie. Ainsi stocké, l’événement peut être oublié temporairement ; la conscience saura aller le rechercher lorsqu’elle en aura besoin.