Les traditions asiatiques
La Chine
La tradition médicale chinoise s’est édifiée peu à peu au cours des millénaires, par ajouts successifs plutôt que par destructions successives des savoirs anciens, comme en Occident.
Elle est inséparable d’un système de pensée qui fait de l’homme un élément indissociable du monde qui l’entoure, terre, ciel, cosmos. Comme dans les autres parties du monde, la médecine a d’abord été le fait de prêtres guérisseurs qui luttaient contre les maladies internes – manifestations des esprits – par des prières, des incantations, des rituels. Les affections externes, elles, étaient traitées par des remèdes empiriques, herbes ou sels minéraux. Il y a 5000 ans, la médecine chinoise disposait sans doute de connaissances comparables à celles de l’Égypte de la même époque.
Les rythmes de l’univers
Dans le ciel comme sur la terre, Fou-Hi et ses successeurs observent des cycles. En haut, le Soleil, la Lune et les étoiles se déplacent selon des rythmes circadien (de 24 heures) et circadien (annuel), tandis qu’en bas, alternent des périodes de jour et de nuit, de chaleur et de froid, de végétation et de dépouille ment. Réglant l’ordre immuable de ce ballet céleste et terrestre, existe une énergie fondamentale, appelée T’chi ou Qi de laquelle participe tout ce qui existe dans l’univers. L’alternance cyclique qui caractérise toutes choses va être exprimée au moyen de deux termes à la fois opposés et complémentaires, le yin et le yang, qui signifient littéralement «côté exposé à l’ombre» et «côté exposé au soleil».
Cette figure est l’emblème du taoïsme, doctrine religieuse issue des campagnes chinoises et formalisée par Lao-Tseu et ses successeurs autour des premiers siècles avant Jésus-Christ. Précisons qu’à peu près à la même époque, Confucius exerçait. son influence sur les lettrés chinois et plus tard sur les gouvernants chinois, tandis que l’enseignement de Bouddha se répandait en Inde, puis dans toute l’Asie. Conformément au génie asiatique, les trois religions ont échangé entre elles bien des éléments de doctrine et ont par ailleurs assimilé et inspiré à leur tour le système médical chinois.
Deux modes énergétiques, et cinq éléments
Au principe binaire du yin et du yang, les Chinois ont superposé le principe quinaire des cinq éléments. La combinaison des deux permet d’exprimer les correspondances qui existent entre tous les éléments de l’univers, ciel, terre et êtres vivants. Aux quatre saisons sont associés les quatre points cardinaux, le cinquième facteur étant représenté par le milieu de l’année d’une part, le point central d’où l’observateur observe les points cardinaux d’autre part. Selon les rythmes propres à chacun de ces systèmes, les saisons se suivent, on passe d’une orientation à l’autre, d’un élément à l’autre, chacun produisant le suivant et interagissant avec les autres selon des lois très précises.
Reste à situer l’homme dans ce système cosmogonique. Il en est partie intégrante microcosme à l’image du macrocosme, répondant aux mêmes lois fondamentales. Son corps et son psychisme, indissociables l’un de l’autre, sont à la fois yin et yang et ont besoin de l’un comme de l’autre à chaque étape de leur fonctionnement.
La classification des viscères combine les principes binaire et quinaire. Les médecins chinois distinguent en effet des «entrailles» ; ou viscères à fonction «atelier», qui sont chargées d’absorber les aliments, de rejeter les déchets. Ce sont l’estomac, l’intestin grêle, le gros intestin, la vésicule biliaire, la vessie qui, agissant dans le sens d’une production d’énergie, sont dits yang. Les «organes», à la fonction «trésor», tendent au contraire à la conservation de l’énergie : les poumons, le foie, le cœur, la rate, les reins, épurent ou redistribuent et sont dits yin.
On n’aura pas manqué de noter que les Chinois comptent cinq entrailles et cinq organes, appariés deux par deux et qui vont être respectivement mis en correspondance avec un point de l’espace, un des éléments, une des saisons, mais aussi un type d’énergie, une couleur, une saveur, un sentiment, un sens, un orifice… Ainsi, l’organe foie ira de pair avec l’entrailles vésicule biliaire, avec l’est, avec le bois, avec le printemps, avec l’énergie vent, avec le vert, avec l’aigre, avec la colère, avec la vue, avec les yeux…
D’autre part, chaque viscère suit un rythme yin-yang qui le fait passer par un maximum et par un minimum de dynamisme, sur 24 heures d’une part, sur toute l’année d’autre part.
Des flux d’énergie perturbés
Dans ce contexte, la maladie apparaît comme un déséquilibre d’énergie, dont l’origine est à rechercher du côté du cosmos ou du côté de l’homme lui-même. Tantôt, en effet, l’homme cédera sous le poids d’énergies perverses venues du ciel ou de la terre : les facteurs climatiques, cosmogoniques, géographiques… sont alors en cause et on parlera d’excès ou d’insuffisance de vent, de feu, de chaleur, d’humidité, de sécheresse ou de froid. Tantôt c’est l’énergie propre à l’individu qui va être source du déséquilibre : la maladie peut alors être d’origine alimentaire ou psychique. Le déséquilibre s’exprimera par une pathologie que le médecin chinois rapportera en priorité à un couple organe- entrailles, mais qui peut se traduire selon deux types de symptômes. Les premiers pourront être, comme en Occident, directement rattachés à un viscère, mais correspondront à un vide ou à une plénitude d’énergie. Les seconds reflètent les déséquilibres des flux énergétiques qui suivent les chemins des méridiens pour passer, selon les rythmes circadiens et circaries, d’un viscère à l’autre, de la superficieà la profondeur de l’organisme humain. Ces méridiens, dont le nom a acquis droit de cité en Occident grâce à l’acupuncture, forment un réseau complexe où se croisent fleuves et rivières, ruisseaux et lacs d’énergie.
Du langage des pouls
Il faut cependant accorder une place spéciale à l’étude des pouls, fondamentale pour parvenir à un diagnostic précis des désordres énergétiques. C’est un art complexe et raffiné qui n’a cessé de s’enrichir au cours des siècles et qui exige du médecin savoir-faire et expérience. Celui-ci ne se contente pas de palper un seul pouls et d’en compter les battements comme l’Occidental ; au niveau du poignet, il n’analyse pas moins de douze pouls radiaux, six de chaque côté. En les palpant de façon plus ou moins appuyée, il peut en trouver un ou plusieurs, faibles, lents, voire inexistants ou au contraire amples, durs, rapides. Chacun d’entre eux reflète l’état d’un viscère et la comparaison des uns et des autres permet d’établir avec précision l’état des relations énergétiques entre les viscères.
Reste alors à traiter la ou les perturbations énergétiques ainsi décelées. Le médecin chinois dispose à cet effet d’un arsenal thérapeutique qui comporte quatre «claviers» répondant à une hiérarchie précise. Le premier, le traitement de l’esprit, consiste à faire comprendre au patient le type du dérèglement énergétique et ses origines (cosmiques ou internes). Le second clavier est celui de l’alimentation. En fonction du dérèglement, mais aussi de la saison, de l’activité du sujet, le médecin doit établir le meilleur régime pour son patient. Les remèdes chinois, plantes mais aussi remèdes complexes d’origine animale, constituent le troisième clavier thérapeutique. Leur action ne dépend pas seulement, comme en Occident, des effets moléculaires de leurs constituants, mais aussi de leur valeur énergétique propre. Enfin les aiguilles de l’acupuncture, axes reliant l’homme au Ciel et à la Terre, visent à réharmoniser les énergies de l’homme et les énergies cosmiques, tout comme ses dérivés, la moxabustion et les massages chinois qui stimulent respectivement par la chaleur et par voie tactile les points d’acupuncture.
L’Inde
Jungle philosophique, l’Inde peut aussi être considérée par les Occidentaux comme une jungle médicale, dans la mesure où coexistent pacifiquement plusieurs types de thérapies qui, de plus, entremêlent parfois leurs explications de la maladie et de la santé. Si aujourd’hui la médecine occidentale a pris une place de choix, celle, homéopathique, s’y est développée de façon privilégiée, volontiers sous forme d’une médecine de soins primaires dans les villages. Ce qui n’empêche pas la pratique populaire de perpétuer une médecine magique mettant en cause dieux et démons locaux et de pratiquer rituels et exorcismes à visée thérapeutique.
Enfin, la médecine ayurvédique, héritage de la médecine savante traditionnelle indienne continue d’être enseignée et pratiquée le plus officiellement du monde dans la plus grande partie du pays. C’est cette médecine qui constitue la part la plus originale de la tradition médicale indienne. Ses origines sont sans doute très anciennes. Mais elle a connu son âge d’or à l’époque du Bouddha, aux alentours du quatrième siècle avant notre ère, avant que ses théories soient rassemblées au début de notre ère dans deux traités médicaux sanscrits. Elles sont dominées par le principe des trois humeurs. Celles- ci sont à la fois présentes dans l’univers et chez l’homme. Chez ce dernier, le vent prend la forme du souffle vital ou «purâna», le feu, la forme d’un principe appelé pitta- ou bile, l’eau correspond à l’ensemble des sécrétions corporelles, sous le nom de «pituite». Toute la physiologie est réglée par les mouvements des formes variées que prennent ces trois principes. Tout déséquilibre entre ces éléments et leurs différentes formes, ou entre ces éléments et les deux éléments que recèle en outre l’univers (la Terre et le vide) peut être cause de maladie. Ces déséquilibres sont eux-mêmes rapportés pour l’essentiel au comportement du malade, et en particulier à son alimentation, en relation avec le monde qui l’environne. Les prescriptions ayurvédiques emprunteront par conséquent beaucoup à l’hygiène et à la diététique. Mais les médecins ayurvédiques recourent aussi à une abondante pharmacopée, d’origine non seulement végétale, mais aussi animale (bouse de vache, poudre de serpent, musc naturel…) et minérale. C’est d’ailleurs l’une des originalités de la médecine traditionnelle indienne d’utiliser les pierres précieuses à des fins thérapeutiques. Sous diverses formes, dont une poudre très fine de préparation délicate, les pierres sont censées dispenser leurs bienfaisants rayonnements énergétiques à l’organe malade ou à l’organisme dans ses profondeurs les plus reculées.
Le Tibet
Le système médical tibétain a lui aussi assimilé des théories et des pratiques très diverses. L’apport le plus important est certainement indien. L Ayurveda constitue en effet une base de savoir fondamentale pour les médecins tibétains traditionnels qui en ont retenu quantité de notions d’embryologie, d’anatomie et de physiologie, et en traitement en sont en grande partie issues. C’est encore d’Inde que proviennent bien des aspects de l’organisation du système médical.
La Chine, elle aussi, a marqué la médecine tibétaine, mais pendant une période limitée et de façon plus ponctuelle. L’astrologie l’étude des pouls, l’usage de la moxabustion, constituent l’essentiel de ses apports. Pourtant la médecine tibétaine ne s’est pas contentée d’enregistrer les connaissances venues d’ailleurs et de reproduire les savoirs de ses voisins. Ainsi, de même qu’elle a su adapter la pharmacopée ayurvédique, née dans un pays tropical, à ses ressources propres, celles de hauts plateaux glacés, la médecine tibétaine a adroitement harmonisé la théorie des trois humeurs d’origine indienne et l’étude des pouls d’origine chinoise. D’autre part, elle n’a abandonné complètement ni ses démons et dieux d’origine, ni ses anciens rituels d’exorcisme : le merveilleux s’intègre sans heurts dans le système médical. Elle a enfin conservé une méthode originale de diagnostic par l’examen des urines.
La maladie est d’abord et avant tout pour le Tibétain la conséquence des actes de ses vies antérieures, même si des démons, des vers, des influences cosmiques ou climatiques ont pu servir d’intermédiaire. C’est la raison pour laquelle les lamas, ou prêtres tibétains, ont pris une place importante dans le corps médical. On les consulte volontiers pour des affections que l’on assimile directement à des désordres dans la conduite de la vie et leurs prescriptions feront la part belle aux rituels et aux recommandations d’hygiène de vie conformes à l’enseignement du Bouddha. On aura recours pour les maux courants à l’«Amochi», médecin lui- même fortement marqué d’un caractère sacerdotal, et dont les recommandations n’excluront pas les rituels religieux. Bien sûr, les dernières décennies ont quelque peu entamé ce système complexe et cohérent à la fois. À Lhassa notamment, où la médecine occidentale a fait une percée comme partout ailleurs. La médecine tibétaine peut-elle pour autant disparaître sans dommages de cette région du monde aux conceptions si éloignées de celles de l’Occident ?