Les marchés de la pulsion
États somatiques et représentations
Tout va bien pour cet homme. Il est là sur son yacht, en Méditerranée, avec sa femme qu’il aime, ses enfants desquels il est si fier et avec qui il s’entend si bien. Il regarde tout cela, mais un malaise l’envahit. Il ne goûte pas à ce plaisir que la vie lui offre. Il est dans un moment où tout est à sa disposition, tout lui réussit, mais le sentiment qui l’envahit est d’abord l’ennui. Il n’a pas de plaisir, il ne peut pas goûter à ce qui est là sous ses yeux, il pense à sa vie, la gorge serrée. Ni sa femme, ni ses enfants, ni cette situation en mer, ni ces vacances sans souci n’arrivent à l’apaiser, à le satisfaire. Il vient de réussir une affaire de façon exceptionnelle. Sa maison sur la Côte l’attend. Et c’est le déplaisir qui l’envahit. Même dans son corps, il est mal. Pourtant, il n’est pas malade. Il ne peut pas profiter de ce qui est là. Tout lui paraît extérieur, vide. Il est en dehors de ce qu’il vit. Tout va bien, mais il se sent mal.
Comment une telle chose est-elle possible ? On retrouve à nouveau la question sur laquelle Freud bute à propos du principe de plaisir. Certains ne seraient pas du tout pris dans un mouvement vers le plaisir, mais au contraire vers un au-delà qui irait vers le déplaisir. Une force agirait-elle contre le bien du sujet ? Contre le plaisir ? Reprenons brièvement les deux moments opposés de la conception de Freud à propos du plaisir, que nous avons déjà pointés dans le chapitre précédent.
Dans un premier temps, Freud a imaginé que l’activité psychique du sujet est d’abord réglée par le principe de plaisir: le plaisir résulterait de la décharge d’un trop- plein d’excitation que nous rapporterions aujourd’hui à des états somatiques. Dans certaines situations, en particulier en cas de détresse, de traumatisme, cet équilibrage est rompu, et le plaisir ne peut pas être atteint. C’est l’au-delà du principe de plaisir freudien : l’évidence d’une compulsion à répéter des expériences désagréables, les questions liées au masochisme, certaines formes de résistance au traitement psychanalytique, ces réactions thérapeutiques négatives, où plus l’analyse avance, plus le patient va mal.
Qu’entend Freud par le terme « au-delà » ? L’au-delà freudien – jenseits – signifie de l’autre côté, sur l’autre rive du plaisir. Ce n’est pas un au-delà transcendant ; au contraire, c’est une ligne de proximité, une proximité entre le principe de plaisir et son échec. D’une certaine manière, la psychanalyse peut ainsi être considérée comme la science de l’échec du principe de plaisir.
Quelque chose, donc, va contre le principe de plaisir. Freud commence par penser que c’est le principe de réalité, c’est-à-dire l’épreuve de la réalité à laquelle chacun est confronté : on se confronte à l’autre, à la société, aux limites de la réalité qui viennent contrecarrer l’obtention du plaisir. Mais Freud se ravise, change d’optique, rapporte l’échec du principe de plaisir à autre chose. C’est alors qu’il conçoit l’existence d’un autre versant du plaisir, un au-delà du principe de plaisir, inconscient. Après avoir postulé l’existence de processus inconscients allant dans le sens d’une décharge de l’excitation, suivant une ligne de plus forte pente destinée à diminuer le déplaisir, après avoir imaginé que le mouvement de l’inconscient va d’abord vers le plaisir, le voilà face à l’évidence clinique de la compulsion de répétition, cette tendance inconsciente à répéter des actions qui aboutissent au déplaisir. Il opte pour la position contraire : l’inconscient n’est plus vu comme corrélatif d’un équilibre, mais comme un « dérangement constitutif » ; il dérange ce qui est arrangé, travaille contre le bien du sujet : il est « ce qui ne peut pas être résorbé dans l’homéostase du plaisir ».