Les dessous de l'iceberg : Le coût énergétique du vivant
Le coût énergétique du vivant
Nous avons voulu explorer deux mécanismes fondamentaux dans la constitution du sujet la plasticité neuronale et les processus homéostatiques. La plasticité joue un rôle dans l’inscription de l’expérience et à travers la réassociation de traces, produit comme on l’a vu, de façon paradoxale, une discontinuité.
Les processus homéostatiques concernent au premier plan les états somatiques S, détectés par les systèmes intéroceptifs, qui sont associés aux représentations R produites par les assemblées de neurones. Comme on l’a vu, de la tension entre R et S résulte la pulsion qui se décharge pour maintenir l’homéostasie. Plasticité et processus homéostatiques sont deux mécanismes en jeu de façon permanentedans le devenir spécifique de chacun. Ils sont pris dans la matérialité du vivant et ont dès lors des répercussions concrètes sur le plan énergétique.
C’est l’occasion de revisiter d’une façon nouvelle la conception freudienne qui, au centre de la question du plaisir, met des paramètres énergétiques, où l’augmentation d’excitation correspond à un déplaisir et sa décharge à un plaisir.
Ces signaux sont véhiculés au niveau des synapses par des molécules que l’on appelle neurotransmetteurs, le principal étant le glutamate. Le glutamate libéré par un neurone exerce son effet sur un ou plusieurs autres en interagissant avec un récepteur, un peu comme une clef ouvrirait une serrure . Il ouvre ainsi un canal, une « porte », à travers lequel s’engouffrent des charges électriques.
La communication est donc de nature chimique entre les neurones (neurotransmetteurs libérés à la synapse) et électrique à l’intérieur du neurone (charges électriques). Contrairement au courant électrique que l’on utilise dans nos maisons, les charges qui portent le courant ne sont pas des électrons, mais des ions. Par exemple le chlorure de sodium, constitué d’un ion chlore qui porte une charge négative et d’un ion sodium qui porte une charge positive.
Lorsque le glutamate se lie à son récepteur, du sodium entre dans le neurone-cible (dans certains cas il y aura aussi un autre ion, le calcium, qui porte aussi des charges positives) et engendre un signal électrique. La concentration de sodium et de calcium étant plus élevée à l’extérieur qu’à l’intérieur du neurone, ces ions suivent donc une « pente » qui les fait aller vers le compartiment où la concentration est plus faible, l’intérieur du neurone.
Un problème se pose, toutefois : chaque neurone étant « bombardé » à chaque instant par des milliers de molécules de glutamate, qui déclenchent une entrée de charges positives, on imagine aisément que ce gradient va se dissiper rapidement et cette « pente » qui favorise l’entrée de sodium et de calcium à l’intérieur du neurone disparaître. Heureusement, des mécanismes existent qui rétablissent ces gradients en renvoyant régulièrement vers l’extérieur du neurone les ions qui y étaient entrés sous l’effet du glutamate.
Maintenir ces gradients, c’est aussi maintenir la vie, maintenir les potentiels du vivant. Et c’est là, au niveau de ce processus que le lien entre l’activité des neurones et la consommation d’énergie se fait. En effet, ces mécanismes de rétablissement des gradients coûtent de l’énergie, beaucoup d’énergie, et ils sont actifs en permanence. Comme si une petite embarcation prenait l’eau et que le marin devait sans arrêt la vider à grands coups de seau pour ne pas couler. Voilà ce que font en permanence les « pompes » présentes dans les neurones qui éjectent non pas de l’eau, mais des ions.
Un autre aspect étonnant de l’activité cérébrale est que les neurones sont actifs même lorsque le cerveau est en état dit « basai », c’est-à-dire lorsque le sujet ne reçoit aucune stimulation sensorielle et n’est engagé dans aucune activité motrice ou de réflexion. Ce sont les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle qui nous renseignent sur ce point. Tout le monde est aujourd’hui familier avec les images produites par ces techniques, que ce soit la tomographie à émission de positons (TEP) ou l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf) qui permettent de visualiser les régions cérébrales activées pour une tâche donnée, qu’elle soit sensorielle, motrice ou abstraite.
Prononcez des mots, et la TEP révélera par exemple, l’activation d’une région du lobe temporal, l’aire de Broca . cette aire « s’allumera » signant ainsi sa mobilisation dans cette tâche. Ce qui est peut-être moins connu des non-spécialistes, c’est que ces techniques détectent, non pas l’activité électrique ou chimique des neurones, mais la consommation d’énergie liée à leur « travail », c’est-à-dire au travail des « pompes » qui rechargent les batteries neuronales.
L’essentiel est d’abord le maintien d’une constance, ce qui est le fait de la vie. La décharge a bien lieu, mais le coût énergétique est lié au retour à l’homéostasie cellulaire. Ce maintien, c’est aussi une des versions du maintien de la vie, que la matière propre au vivant soit « animée ». De même que le travail musculaire est couplé à l’augmentation du débit sanguin et à la disponibilité de substrats énergétiques sous forme de glucose et d’oxygène, l’activation des neurones est consommatrice de plus d’énergie. Ce sont ces signaux liés à la consommation d’énergie – donc de glucose et d’oxygène délivrés par le débit sanguin – que les techniques d’imagerie détectent.
Comme nous l’avons vu plus haut, le cerveau n’est pas uniquement actif lorsque nous effectuons une tâche motrice, cognitive, ou que nous éprouvons une sensation, une émotion qui peuvent être visualisées par les techniques d’imagerie fonctionnelle au cours de paradigmes dits d’activation. Ces approches, qui ont tant contribué à l’avancement de nos connaissances, en particulier dans le domaine des neurosciences cognitives, par l’identification de régions particulièrement impliquées dans tel ou tel processus mental, utilisent à juste titre des protocoles de soustraction. Ainsi on soustrait, par des algorithmes appropriés, les images obtenues en condition « basale » de celles obtenues durant l’activation, mettant en évidence les régions impliquées dans le paradigme examiné.
Les augmentations locales de débit sanguin, de consommations de glucose ou d’oxygène associées à l’acti- vation qui est détectée par les techniques d’imagerie fonctionnelle correspondent à des changements de l’ordre de 10 % au maximum. Reste donc l’énigme de la consommation d’énergie basale par le cerveau qui correspond à 90 % de sa consommation totale. Est-ce là une piste pour saisir l’énigme du plaisir ?
Quels sont donc les mécanismes qui opèrent en condition basale et quelle est leur fonction ? On peut évoquer diverses possibilités pour rendre compte de cette activité basale importante. Revenons un instant à la communication entre les neurones. Nous avons parlé du rôle du glutamate comme molécule de signalisation au niveau de la synapse. En faisant entrer des charges positives (sodium et calcium), le glutamate active les neurones – en termes neuropharmacologiques, on dirait que le glutamate est libéré à des synapses excitatrices qui constituent environ 80 % des synapses du système nerveux.
Comme dans la plupart des systèmes biologiques, un « accélérateur » (l’effet excitateur du glutamate) est contrebalancé par un « frein ». Quel est ce frein pour les neurones ? Il s’agit d’un autre neurotransmetteur libéré par 15 % des synapses du cerveau, l’acide gamma-aminobutyrique, ou GABA. Comme le glutamate, ce dernier agit sur des récepteurs spécifiques (les clefs) qui ouvrent des canaux (les portes) perméables à un ion, le chlore, qui porte des charges négatives, qui peuvent donc contrebalancer les charges positives portées par le sodium et le calcium.
Chaque neurone du système nerveux reçoit en permanence des signaux excitateurs et inhibiteurs aux synapses qui utilisent le glutamate et le GABA respectivement. Ces signaux sont intégrés au niveau de chaque neurone si l’excitation prédomine, ce neurone en activera d’autres faisant partie du même circuit de neurones . au contraire, l’inhibition prédomine, l’activité globale d’un circuit neuronal donné diminuera. L’activité globale d’un réseau de neurones résulte d’un subtil équilibre entre excitation et inhibition.
Prenons le cas, fréquent, où l’activité inhibitrice prédomine le circuit concerné ne sera pas activé du point de vue électrique, mais, paradoxalement, il le sera du point de vue de la consommation d’énergie. En effet, les gradients ioniques du sodium, du calcium et du chlore auront été dissipés par le glutamate et le GABA libérés simultanément aux synapses excitatrices et inhibitrices qui convergent sur les neurones du circuit.
Les « pompes » à ions vont s’activer et consommer de l’énergie, même en l’absence de signal électrique. On pourrait ici reprendre l’analogie du moteur de voiture. Imaginons que vous soyez au volant et que vous pressiez à fond et simultanément sur les pédales de l’accélérateur et du frein : votre voiture n’avancera pas, mais elle consommera de l’essence. Quel intérêt, direz-vous ? Optimiser la vitesse d’exécution.
Dans le sport automobile, cette modalité est utilisée régulièrement dans les courses où des véhicules aux moteurs rutilants sont immobilisés sur une ligne de départ, freins bloqués et accélérateur à fond le but est de réaliser l’accélération la plus rapide sur une centaine de mètres, après avoir « lâché » le frein.
De la même façon, pour les circuits neuronaux, l’équilibre entre excitation et inhibition, entre « frein » et « accélérateur », permettrait de mobiliser instantanément un circuit neuronal en levant l’inhibition. Le prix à payer pour cette disponibilité serait un coût énergétique élevé en condition basale.
Mais cet équilibre dynamique permanent entre excitation et inhibition n’apporte qu’une explication partielle à la consommation d’énergie en condition basale et d’autres mécanismes peuvent être évoqués, notamment ceux en relation avec les modes de fonctionnement du cerveau visibles grâce à l’imagerie. D’abord, le mode de l’activation : le cerveau est alors en ligne soit sur une stimulation provenant du monde extérieur, soit sur une activité motrice, soit encore sur une opération mentale qu’effectue le sujet, et l’imagerie révèle les régions cérébrales engagées dans ces tâches sous forme d’un signal d’activation.
Comme l’expérience, qu’elle soit sensorielle, motrice ou purement mentale, laisse une trace dans le réseau neuronal grâce aux mécanismes de la plasticité, on pourrait définir les processus de plasticité comme correspondant à un mode de fonctionnement cérébral off line, impliquant des processus déclenchés par la perception, mais décalés dans le temps et se déployant suite à une stimulation, même lorsque cette dernière a cessé : l’information continue à être traitée off line.
Les mécanismes de la plasticité neuronale mettent en jeu toute une série de processus cellulaires et moléculaires liés, entre autres, à l’activité de canaux ioniques, à l’activation d’enzymes, à la régulation de divers gènes et même à des modifications microstructurelles des synapses. Et il y a tout lieu de croire que ces processus liés à la plasticité synaptique ont un coût énergétique qui leur est propre et qui est indépendant des coûts liés à l’activité en ligne du cerveau. Il convient de noter ici, que certaines régions du cerveau sont plus actives lorsque aucune stimulation ou activité mobilisant une modalité particulière est engagée.
Ces régions semblent constituer un réseau particulièrement actif lorsque le cerveau est off line (pas de stimulation sensorielle, aucune activité motrice ou cognitive). Ce réseau a été défini comme le default network une sorte d’activité « par défaut », basale du cerveau. La signification de ce mode d’activité reste encore énigmatique, mais peut-être est-il lié aux mécanismes de plasticité synaptique ?
Ainsi notre cerveau est modifié en permanence par l’expérience, mettant en jeu des mécanismes de la plasticité qui participent de ce fait à la consommation d’énergie en condition basale, dans la mesure où ces mécanismes opèrent en permanence et en dehors de l’activation en ligne du cerveau. L’image qui est souvent prise pour figurer cette activité basale off’line est celle de l’iceberg. Dans cette image, l’activation ne représente que la pointe de l’iceberg de la consommation d’énergie, alors que la partie immergée, beaucoup plus importante, représenterait la consommation basale.
Mais il y a plus, car notre cerveau ne reçoit pas uniquement des stimulations du monde externe, par le biais de ce que la neurophysiologie définit comme le système extéroceptif (par exemple, les systèmes visuel, auditif, olfactif, somatosensoriel) , il y a également le système intéroceptif et notre cerveau est « bombardé » en permanence par des stimulations qui proviennent de l’intérieur du corps, à partir des viscères (par exemple, le système digestif, le système cardiovasculaire), des muscles et des articulations. Sans compter les niveaux d’hormones et d’autres molécules qui, présentes dans la circulation, sont détectés à chaque instant.
Ainsi notre cerveau reçoit en permanence des informations sur l’état du corps – c’est ce que nous avons appelé la lecture par le cerveau des « états somatiques ». Le corps, le vivant, nous « parle » donc en permanence, même si nous ne l’entendons pas, les perceptions véhiculées par le système intéroceptif demeurant pour la plupart inaccessibles à la conscience. Qui a conscience de l’état de sa rate ou de son côlon ascendant ? Pour ce qui est de la vessie, on n’en prend conscience que lorsqu’elle est remplie, pas plus. Pour autant, toute perception, consciente ou non, active le système nerveux et fait augmenter la consommation d’énergie en conséquence.
Il nous paraît donc raisonnable de postuler que cette activité permanente du système intéroceptif comporte un coût énergétique qui intervient dans la consommation basale d’énergie par le cerveau. Pour reprendre notre image, en termes énergétiques, la partie immergée de l’iceberg serait produite par- dès processus neuronaux off line liés à la plasticité neuro- nale, à l’intéroception et aux processus homéostatiques qu’elle sous-tend.
Ces processus sont en jeu dans la constitution de l’inconscient freudien – Unbewusst. Nous proposons que l’étude de la dynamique de l’activité basale cérébrale, telle qu’elle nous est révélée par l’imagerie, pourrait être un moyen d’explorer l’inconscient à l’œuvre au cours d’une cure analytique. Il s’agit bien, en effet, d’une dynamique. L’inconscient peut être vu non seulement comme un système de traces s’imposant de façon déteiTninante,mais comme le mouvement d’une discontinuité dynamique, ouvrant sur du non encore réalisé, qui pourrait être reflété par l’étude des coûts énergétiques associés à l’activité basale.