Le vieillissement de la mémoire
La mémoire est la fonction psychologique qui nous est la plus familière tant elle est liée à toutes nos activités quotidiennes. Il nous arrive souvent de nous plaindre de notre mémoire. Les spécialistes appellent ce phénomène la «plainte mnésique». Elle est très fréquente chez la personne âgée qui a tendance à interpréter un oubli comme un symptôme d’amnésie. Pourtant, il n’existe pas de preuve d’un lien entre l’ampleur de la plainte mnésique et un réel déficit de la mémoire chez l’âgé. Il semble plutôt que la plainte mnésique soit corrélée à certains traits de personnalité (Poitrenaud et al., 1989) et à un état dépressif (Derouesné et al., 1989).
Comme le rappelle Lieury (2005), le mot mémoire prend son origine dans le nom de la déesse grecque Mnémosyne dont la fonction était de distraire Zeus en racontant les petits potins de l’Olympe. Depuis l’Antiquité, les plus grands philosophes se sont intéressés à cette capacité étonnante que possèdent les animaux, celle de pouvoir conserver des souvenirs, des traces du passé et de se les rappeler, de les utiliser dans des activités présentes. Cet intérêt a fait l’objet de très nombreuses recherches dont les cadres théoriques sont très variés.
Trois questions fondamentales occupent les spécialistes. La première est relative à l’architecture de la mémoire humaine. À cet égard, il apparaît qu’elle est multiple et l’étude de l’effet du vieillissement n’a fait que ressortir sa structure plurielle. La deuxième concerne les activités mnésiques qui sont multiples. Il y a le stockage ou le codage des souvenirs, mais il y a aussi la récupération de l’information, et enfin, entre les deux il y a l’élaboration ou la construction du souvenir. Enfin, la troisième est la suivante : «qu’est-ce qu’un souvenir dans un cerveau ?» Cette dernière question est souvent formulée sous une forme géographique (où sont les souvenirs dans le cerveau ?). Cela est conséquent au modèle, omniprésent chez certains théoriciens, de l’ordinateur qui, comme tout le monde le sait maintenant, possède une mémoire qui dans certains de ses aspects dépasse les capacités de la mémoire humaine.
Peut-on assimiler la mémoire biologique à la mémoire artificielle d’un ordinateur ? La réponse des neurobiologistes est à cet égard aux antipodes de celle des psychologues. Rose (1994), grand neurobiologiste de la mémoire, écrit ainsi : «le cerveau ne travaille pas sur de l’information comme le fait un ordinateur, mais sur du sens. Et le sens est quelque chose qui est façonné par l’histoire et le développement, et est exprimé par les individus en interaction avec leur environnement social et naturel.» Il y a dans ce point de vue l’idée fondamentale que la mémoire informatique n’a rien à voir avec la mémoire biologique. Rose souligne à cet égard qu’il n’y a pas de traces mnésiques physiquement identifiables, tel le fossile témoin du passé de la Terre dans une couche de l’écorce terrestre, dans le cerveau. Les psychologues ont souvent l’habitude de confondre le fait qu’une structure nerveuse (l’hippocampe ou le lobe frontal) participe aux activités mnésiques avec le fait que ces structures soient des lieux de stockage, comme les boîtes aux lettres d’un ordinateur. En contradiction complète, Johnson-Laird (1994), psychologue cognitiviste reconnu, prend délibérément le parti que l’ordinateur, sans nier quelques différences, est fondamentalement un bon modèle de l’esprit humain. Il propose à cet égard une architecture mnésique organisée et hiérarchisée autour de cinq modules :
- un organe central d’exécution qui dirige l’ensemble de la structure mnésique ;
- un ensemble d’entrepôts d’informations sensorielles destinés à recevoir les diverses représentations construites à partir de nos perceptions ;
- une mémoire de travail qui contient les résultats intermédiaires de l’organe central d’exécution ;
- une mémoire permanente qui contient les compétences essentielles ;
- une mémoire à long terme qui contient des expériences et des connaissances.
Malgré cette opposition, il est surprenant de constater que des résultats expérimentaux confirment les deux approches. Pour celle de Rose, ses propres travaux en témoignent. Pour celle de Johnson-Laird, des paradigmes expérimentaux et l’étude du vieillissement de la mémoire ont partiellement confirmé les modèles d’inspiration informatique, c’est-à-dire l’idée fondamentale que la mémoire humaine possède une structure modulaire recouvrant des activités mnésiques multiples d’encodage, d’élaboration et de récupération qui ne sont pas toutes concernées par le vieillissement.
En fait, deux aspects de la mémoire humaine la différencient de mémoire informatique. Le premier est que la structure mnésique se modifie en permanence en fonction de l’âge et de l’expérience de l’individu. Elle en construction permanente. Le souvenir est une élaboration mentale instable et non un dépôt passif. Le second est qu’elle est faillible comme témoigne le phénomène de l’oubli qui est l’indice utilisé par les psychiques pour étudier le vieillissement mnésique.