le rôle de plaisir dans l’anticipation de l’action
Le rôle de plaisir dans l’anticipation de l’action
Reconnaître le rôle prééminent des signes de peine et de plaisir dans l’anticipation de l’action, dans sa détermination, à travers le jugement d’attribution, n’empêche pas qu’il faut aussi saisir le langage dans sa matérialité, c’est-à-dire comme consubstantiel à l’expérience. Le langage n’est pas simplement une médiation, un outil de communication.
Il n’est pas seulement du côté de l’expression, du côté de l’émergence, le langage n’est pas qu’une fonction émergente. Il est aussi un opérateur qui marque le réseau neuronal ; il est aussi une expérience. En ce cens, il participe à la production du sujet.
Il y a une connexion entre langage et vivant, que tentent de pointer tant le concept de Wahmehmungszeichen que celui de Vorstellugsrepràsentanz. C’est un point fondamental pour notre propos sur l’énigme du plaisir, car de cette connexion première découle le fait que la trace n’existe pas toute seule, qu’elle implique aussi un état du vivant, un état de plaisir ou de déplaisir.
Au « signe de la perception », Lacan a donné un temps le nom de signifiant. La trace est une marque laissée par l’expérience, quelque chose qui s’incarne. En même temps, il y a aussi quelque chose qui va au-delà de cette incarnation, qui est propre au langage et à son fonctionnement, à sa structure, qui, d’une certaine manière, peut brouiller l’inscription. Le langage agit sur le vivant ; c’est un opérateur et pas seulement une médiation neutre. Il y a une logique du langage qui peut brouiller le vivant.
Prenons un exemple, celui de l’équivoque contenue dans la phrase : « Tu n’es qu’un vert/ver/verre. » Voilà trois significations pour un même phonème. La phrase peut vouloir dire que la personne appartient au mouvement écologique (vert), soit quelle est répugnante comme un ver de terre ou encore quelle est fragile comme du verre. Dans cette phrase, le langage agira de façon très différente sur le vivant.
Suivant le sens qu’il prend, il enclenchera des réactions très différentes dans son interaction avec le vivant, à savoir sur les états somatiques associés aux représentations. C’est ce phénomène qu’on observe en analyse dans le processus d’association.
Suite à un rêve, par exemple, un patient liera de façon nouvelle des signifiants issus de différents mots pour créer une nouvelle signification : de maison et arbre, il ira vers marbre, en repensant à ses vacances dans une station du bord de mer italien, Forte dei Marmi, d’où il voyait au loin les carrières de marbre de Carrare.
Il l’associera aux neiges de son enfance, là où il séjournait, malade, seul avec sa mère, et, dans ses associations langagières, verra peut- être tout à coup surgir une figure terrifiante de matrone .On pourrait aussi reprendre l’oubli du nom de Signorelli, célèbre exemple de la Psychopathologie de la vie quotidienne de Freud, déjà commenté largement dans À chacun son cerveau.
C’est ainsi qu’on rejoint ce qu’énonce Lacan lorsqu’il suggère que « le matériel signifiant participe toujours quelque peu du caractère évanescent de la trace». Le sujet vient à la place des traces, il efface les traces, il joue des traces ; ainsi, il les produit plutôt qu’il n’en résulte.
Ainsi la trace de ce qui a été rencontre le signifiant, et avec lui son caractère évanescent, ses dimensions parasitaires, sources de glissements de sens, de malentendus,de carrefours, de substitutions, d’erreurs. Comme disait Canguilhem, l’erreur est la caractéristique de la vie pour l’humain. L’erreur, c’est aussi ce qui est introduit par le fait du langage.
Le signifiant est en effet de nature substitutive, on peut substituer les signifiants aux autres. Le langage opère sur le vivant ; il lui est extérieur, il a sa propre vie. Les signifiants, s’enchaînant les uns aux autres dans les associations, produisent chaque fois un impact nouveau.
Tel un parasite, le langage colonise le vivant imperceptiblement, il implique un au-delà de l’expérience. Ce parasite langagier utilise des subterfuges et introduit à l’équivoque – homophonies, homosé- mies, palindromes, anagrammes, tropes -, un foisonnement d’arborescences, de carrefours (vert/ver/verre.)
N’importe quel nouage entre le vivant et le langage peut être élu par le sujet pour qu’il y fasse signe.Si le vivant est ainsi affecté par le langage, alors nous ne sommes plus dans une causalité naturelle où l’expérience ne ferait que s’inscrire, mais plutôt dans un au-delà de la simple inscription linéaire, dans un au-delà de la trace suite au parasitage du langage, qui remet en jeu les choses différemment et ouvre au choix du sujet.
Dans l’exemple vert/ver/verre, c’est le sujet qui choisit inconsciemment l’interprétation par la pression de son fantasme. Le langage dénature l’humain. On rejoint ici le contraste que nous avons déjà noté : l’instinct qui programme le comportement animal sans équivoque et l’humain, parasité par le langage, qui doit construire sa vie sans mode d’emploi, plus rien n’étant à sa place
Ne disposant plus des voies programmées de l’instinct, l’homme se trouve soumis à la contingence et à la poussée de la pulsion qui, si souvent, le laisse démuni, sans autre réponse que celles qu’il invente. À chacun revient ainsi de construire son mode d’emploi, entre autres avec le langage qui est source de malentendus et d’erreurs, mais qui ajoute une dimension supplémentaire affranchissant du simple déterminisme génétique pour ouvrir au choix, à la singularité, à la créativité.
Le langage ouvre à l’erreur, et parfois à l’erreur créatrice, l’erreur qui libère. Comme le note Jacques-Alain Miller : « Vous observez un rat dans un laboratoire, vous comprenez tout de suite son comportement. Mais un homme, ça parle, ce qui complique tout. Son comportement n’a jamais rien d’évident. » Avec l’homme, on n’est plus dans le registre de l’instinct mais dans celui de la pulsion. Nous avons explicité la notion de pulsion à partir de la résolution de la tension entre un état somatique et une représentation.
Prenons-la sous l’angle de son but. Le but de la pulsion vise la satisfaction, ce qui nous ramène une fois de plus à ce point fondamental qu’est l’expérience de satisfaction du nourrisson, une expérience primordiale de plaisir. Mais la pulsion n’atteint pas son objet, elle le vise.
La pulsion a une poussée constante, vitale, liée au vivant, qui cherche dans le monde un objet qui donne enfin la satisfaction. Les représentations propres à la vie psychique, au fantasme, donnent un cadre à l’intérieur duquel le sujet cherche les objets pour satisfaire sa pulsion.
L’important avec la pulsion n’est donc pas l’objet, mais la satisfaction. Ce qui explique que la pulsion se focalise sur un objet avec plus ou moins de succès. Du moment que l’objet n’est pas prédéfini, on est d’une certaine manière destiné à l’insatisfaction, dans la mesure où l’on peut toujours imaginer un autre objet qui fournirait encore plus la satisfaction recherchée. Le véritable objet de la satisfaction reste inatteignable.
Tous les objets se proposent pour réaliser cette satisfaction ; c’est ainsi que le marché peut jouer sur la quête impossible de l’objet de la pulsion. Cette insatisfaction permanente, intrinsèque à l’humain, est peut-être l’une des sources tant du malaise de l’humain que des énigmes du plaisir.
C’est en cela que la pulsion sous-tend aussi le désir, lant dans sa satisfaction que dans son insatisfaction. I . objet inatteignable est autant source de plaisir que de déplaisir, il se dessine sur un fond de frustration. Inat- tcignable, il n’en est que plus désirable, tyrannique, obsédant, comme l’enseigne la clinique de l’amour.
En effet, il y a l’amour du côté de l’idéal, là où l’objet d’amour occupe la place de l’idéal, toujours inatteigna- ble, comme la Dame dans l’amour courtois, d’autant plus satisfaisante qu’elle est inatteignable. Dans cet amour-là, la représentation R domine la scène et apaise d’autant plus S que son scénario n’implique pas l’épreuve de la réalité. Mais il y a aussi l’amour du côté du réel, de la mise en crise du réel pulsionnel, qui touche au non-sens, conduisant à la désubjectivation, où S s’impose sans le relais de R.
Confrontés à ce désarroi, certains chercheront l’apaisement de S dans des représentations prêtes-à-porter. Ils puiseront leur inspiration dans toutes sortes de scénarios sexuels, du Kama Sutra aux films pornographiques. Cela est particulièrement frappant avec les adolescents d’aujourd’hui qui, envahis par la pulsion sexuelle, cherchent des représentations sur des sites Internet à référence sexuelle. Souvent, c’est même le sexe qui est prédominant, sans sentiment.
Si, il y a quelques années, tant d’adolescents consultaient pour une inhibition qui les menait dans l’impasse en raison d’un amour idéal qui ne trouvait pas d’issue sur le versant sexuel, c’est l’inverse qu’on constate désormais, avec des jeunes qui consultent parce qu’ils sont capables de réaliser leur sexualité qu’ils qualifient d’« opérations
On pourrait également évoquer cette manifestation particulière du traitement de la pulsion qu’est le fétichisme. Dans le fétichisme, le sujet élit un objet à tout faire qui lui procure un accès direct et garanti à la satisfaction, mais qui court-circuite la rencontre de l’autre. Le couple est entre le fétichiste et son objet ; il n’y a pas de place pour l’autre.
Quoi qu’il en soit, ce que révèlent ces impasses, c’est que l’objet du fantasme, l’objet du désir et l’objet de la pulsion ne coïncident pas. La pulsion, dans son trajet, dessine la place d’un objet qu’on n’arrive pas à saisir, on ne l’atteint pas, on ne le trouve pas, on ne fait que le retrouver, mais c’est toujours un autre objet.
Finalement, comme le disait Freud, l’objet est ce qu’il y a de plus indifférent quant à la pulsion. Toujours, la pulsion vise son objet en mettant en jeu un autre objet, un tenant lieu de l’objet, jusqu’aux taches de rousseur qui frappèrent un jour cet homme, un matin, dans un train…