Le rêve et l'intégration des émotions
Pour la plupart d’entre nous, la pensée est une activité consciente. Pourtant, aussi étrange que cela puisse paraître, notre cerveau «pense» à notre insu parce qu’il effectue inconsciemment des liaisons entre diverses sources d’information telles que les sensations, les émotions et les images mentales. Le rêve témoigne de cette activité de pensée inconsciente où le corps, les émotions et le psychisme se rencontrent. Pour comprendre comment il est un acteur important dans l’homéostasie, on doit d’abord s’interroger sur les rapports qu’entretient cet objet mental avec les mécanismes physiologiques du sommeil paradoxal.
Le rêve et le sommeil paradoxal
Jouvet (1992) s’est intéressé aux liens entre le sommeil et le rêve. En réveillant des individus endormis à différents moments, il a noté que 80 % des sujets réveillés en phase de SP déclaraient avoir rêvé, alors que seulement 6 % des gens réveillés pendant le SL relataient un rêve. Les rêves rapportés par ces derniers étaient en général plus brefs, plus souvent composés de pensées pures, de paroles ou de sensations simples, contrairement à ceux faits en phase de SP qui s’avéraient plus longs, plus imagés et organisés en scénarios complexes. Cette observation l’a conduit à assimiler SP et rêve. Dans la communauté scientifique, il est d’usage d’endosser cette conclusion et de tenir l’un et l’autre comme synonymes.
Christophe Dejours (1989) attire l’attention sur l’ambiguïté qui subsiste lorsqu’on confond ces deux phénomènes. Selon lui, malgré la plus grande fréquence de rêves scénarisés rapportés pendant cette phase, rien ne prouve cette équivalence. Certaines observations incitent même à les distinguer. Par exemple, si rêve et SP se confondent, on peut se demander à quoi rêvent les nourrissons qui passent la moitié de leur temps d’endormissement en SP. En effet, un rêve scénarisé est constitué d’images mentales produites par le psychisme qui condense en elles plusieurs événements enregistrés dans la mémoire déclarative. Or le nourrisson n’est pas apte à produire de telles images puisque son psychisme n’est pas développé et qu’il est incapable de se servir du langage. D’autre part, on ne peut ignorer qu’un certain nombre de rêves apparaissent pendant le SL, ni négliger les 20 % des sujets réveillés en SP qui affirment ne pas avoir rêvé. On pourrait penser que ces derniers ont rêvé, mais n’en ont gardé aucun souvenir. Comment le prouver puisque le rêve étant un objet mental, une expérience subjective qui ne peut être rapportée que par le sujet lui-même, il ne peut être observé ? Le SP, quant à lui, est un phénomène objectif, concret et observable, qui, contrairement au rêve, se prête à l’expérimentation. Parce qu’ils sont de nature différente, il est abusif de les superposer automatiquement. Tout au plus pouvons- nous constater que le rêve survient la plupart du temps en phase de SP et que, de ce fait, les deux entretiennent sans doute des rapports privilégiés.
Dejours fait état de recherches neurologiques récentes portant sur le souvenir du rêve au réveil. Selon celles-ci, la capacité de relater un rêve au réveil exige que ce dernier ait été enregistré dans la mémoire à long terme, enregistrement qui se ferait pendant une brève période intermédiaire entre le SP et l’éveil, période identifiable à l’EEG. L’incapacité de se rappeler un rêve au réveil signifierait donc que ce dernier, en supposant qu’il ait eu lieu, n’a pas été intégré aux réseaux mnémoniques à long terme. Le rêve dont on s’est souvenu au réveil est fréquemment oublié dans les heures qui suivent, au même titre que toute pensée qui traverse l’esprit est délaissée au profit d’autres plus utiles dans l’instant présent. Cependant, la preuve de sa mémorisation se voit dans le fait qu’il est possible de se le rappeler durant les jours qui suivent à la faveur d’une sensation ou d’une parole. Cette découverte scientifique est lourde de conséquences sur le plan de l’homoéostasie. Elle signifie qu’un rêve dont on n’a aucun souvenir au réveil, même s’il a peut-être eu lieu, se trouve perdu pour un éventuel travail d’élaboration mentale puisque, ses images n’ayant pas été mémorisées, elles ne pourront jamais être évoquées à la faveur d’une sensation ou d’une émotion. Du point de vue de l’économie psychosomatique, ne pas se souvenir d’un rêve au réveil équivaudrait donc à ne pas avoir rêvé.
Le rêve, le refoulement et la mémoire déclarative
En se basant sur ces observations et recherches, De jours propose de faire une distinction entre SP (phénomène physiologique) et rêve (formation psychique). Cela permet de penser le processus de mémorisation en deux temps, l’un biologique, l’autre psychique, un peu sur le modèle du déclenchement de l’émotion et de l’apparition du sentiment. On sait déjà que le SP contribue à construire la mémoire biologique en intégrant les nouveaux événements aux réseaux déjà constitués. Dejours émet l’hypothèse selon laquelle le rêve, enregistré durant cette courte phase suivant le SP, reprendrait, sur le plan mental, le travail effectué durant le SP sur le plan biologique. Les images qui le composent seraient la traduction psychique du changement survenu au sein des connexions neuronales pendant la mise en mémoire biologique. Le rêve contribuerait à construire la mémoire psychique en intégrant les pensées de la veille à celles déjà présentes dans l’inconscient représenté, ce qui veut dire qu’il serait non seulement le lieu du retour du refoulé, comme le pensait Freud, mais le moment même où s’effectue le refoulement. Penser ce processus de mémorisation en deux temps permet aussi d’expliquer que la mémorisation biologique peut exister en l’absence de toute mémorisation psychique et qu’un évènement enregistré dans le corps peut influencer le fonctionnement psychosomatique tout en échappant au travail mental.
Rêver pour résoudre des problèmes émotionnels
Freud croyait que la fonction du rêve était de satisfaire de façon fantasmatique un désir interdit par la conscience. L’apparition d’un tel désir durant le jour provoque de l’anxiété et, pour chasser le malaise, l’individu cherche à éviter les pensées qui s’y rattachent. Pendant le sommeil, comme la conscience fait relâche, le désir peut se manifester à travers les pensées du rêve et trouver à se satisfaire sans provoquer d’angoisse à la condition de se présenter de manière déformée pour déjouer la censure. Cette déformation expliquerait qu’au réveil le rêve nous apparaît le plus souvent farfelu et incompréhensible. La clinique des troubles psychiques nous montre que, bien que l’on puisse répertorier certains rêves répondant à cette définition, plusieurs semblent s’en écarter. On n’a qu’à penser aux cauchemars qui reproduisent telles quelles des situations traumatiques. L’hypothèse freudienne s’avère donc insuffisante pour expliquer la fonction générale de tous les rêves, mais l’intuition qui l’anime a tout de même tracé la voie aux recherches et théorisations qui tentent de répondre à cette question.
Les scientifiques comme les théoriciens de la psychanalyse croient de plus en plus que la principale fonction du rêve serait de résoudre les situations émotionnelles problématiques vécues à l’état de veille, et ce, quelle que soit leur nature. Cette résolution ne viendrait pas tant de la réalisation fantasmatique d’un désir interdit, même si à l’occasion le rêve pourrait fournir cette solution, mais plutôt de l’intégration de ce qui pose problème à la mémoire psychique, intégration qui lui conférerait un sens susceptible de ramener un état de bien-être intérieur. Ainsi, le rêve serait comparable à une usine de compostage qui transforme les déchets pour en faire un fertilisant. Il aurait pour fonction de transformer une émotion, source de tension, en un matériel utilisable par la pensée : l’image mentale. Durant le jour, les pensées inconfortables seraient temporairement mises en latence jusqu’à la nuit suivante où elles serviraient de matériel à l’élaboration du rêve qui, les reconnaissant, les introduirait dans les chaînes associatives en les liant aux représentations antérieurement refoulées.
À l’aide d’un exemple, tentons de mieux comprendre ce processus. Une jeune femme me consulte depuis plusieurs mois pour des difficultés relationnelles avec les hommes. Lors d’une entrevue, elle me parle de son nouveau patron qui, précise-t-elle, lui a plu. Elle raconte que, pendant leur première réunion, elle pensait que le travail avec lui s’annonçait intéressant. Tout se passait bien jusqu’au moment où il s’est adressé à elle. Elle a alors senti un grand trouble et s’est mise à bafouiller. Sur ce, elle s’arrête de parler. Au bout de quelques minutes de silence (que, soit dit en passant, je respecte pour ne pas interrompre le travail de pensée en cours), elle rapporte un rêve fait durant la nuit suivant la réunion. Elle se trouve dans un endroit public qui ressemble à une école ou une usine, elle ne sait pas trop. Un homme costaud et très grand, non dépourvu d’attraits, la poursuit, elle le pressent comme dangereux et se sauve. Après une longue course où l’angoisse l’étreint, elle trouve refuge dans une chambre dont elle ferme la porte à clé. Le rêve s’achève sur une image où, surveillant l’homme par le trou de la serrure, elle le voit s’éloigner. Ses premiers commentaires sont ceux-ci : elle se dit fatiguée de ces rêves de poursuite, d’attaque ou de viol qui la réveillent assez souvent. Elle n’en comprend pas le sens. Ayant en tête les propos qui ont précédé le récit du rêve, j’y pressens la situation émotionnelle difficile qui a déclenché ce dernier. Ses pensées associées à un désir perçu comme menaçant ont déclenché en elle un conflit interne qui se repère au malaise ressenti pendant la réunion et au silence qui suit son récit pendant l’entrevue. Le rêve doit résoudre ce problème où désir et interdit se mêlent en lui trouvant un sens. C’est ce qu’il tente de faire avec un certain succès puisque l’angoisse, bien que présente, ne réveille pas la rêveuse. Les images du rêve déguisent le désir interdit en le présentant dans une scène de poursuite où la peur camoufle le désir et figure l’interdit. Elles condensent des éléments de la réalité actuelle – un lieu public comme le milieu de travail, un homme non dépourvu d’attraits – avec d’autres tirés de la mémoire psychique – l’école ou l’usine (son père travaillait dans une usine), l’homme très grand qui peut figurer un adulte vu par un enfant. Cette condensation est l’œuvre de l’imaginaire qui relie les représentations suscitées durant le jour à d’autres contenues dans l’inconscient refoulé. Grâce à ce travail psychique, Evénements perturbant de la veille prend un sens pour le psychisme en s’intégrant dans une série d’événements passés ayant suscité semblable émotion.
Cette opération de liaison est en soi un travail de pensée qui diminue la tension. Autrement dit, il n’est pas nécessaire de comprendre le sens de ce rêve pour qu’il joue son rôle de compostage. Mais parce que ma cliente souhaite comprendre d’où viennent ses difficultés relationnelles avec les hommes, le sens donné à cet événement par le rêve devient disponible pour l’aider dans cette tâche. L’introspection ne peut l’amener à une prise de conscience qu’à la condition de ne pas repousser l’émotion coupable, ici le désir, ce qu’elle a tendance à faire. Pour l’aider, je souligne simplement qu’en l’écoutant il m’a semblé détecter une grande excitation dans ce rêve. Je lui rappelle combien de fois, se livrant à des rêveries diurnes, elle s’est inventé volontairement des histoires de poursuite et de viol, et j’ajoute qu’on peut parfois prendre plaisir à avoir peur. Elle reste un instant étonnée de mon intervention, puis elle reconnaît le plaisir qu’elle prend à se faire peur avec ses histoires à contenu sexuel – dans la sécurité de sa chambre, elle peut se raconter n’importe quoi. On voit que ma remarque l’a autorisé à reconnaître comme sien son désir, ce qui permet une relance du travail d’élaboration mentale. Elle enchaîne en se rappelant le plaisir qu’elle prenait à se faire raconter encore et encore l’histoire du Petit Chaperon rouge. Cela l’amène à penser que, quand un homme lui plaît, elle éprouve souvent de la peur et une envie de se sauver. Je lui demande si ce n’est pas un peu ce qu’elle a éprouvé la veille quand elle s’est mise à bafouiller. « Oui », dit-elle. Elle élabore sur son sentiment de peur auquel elle découvre une double signification: d’une part, elle craint de montrer son désir, comme si celui-ci était coupable ; d’autre part, quand elle le ressent, son imagination s’emballe et elle se voit déjà en train d’avoir une aventure avec l’homme qui le suscite, ce qui lui semble déplacé. En fait, elle a peur de l’intensité de ce désir. Des souvenirs d’adolescence lui reviennent en mémoire où elle tenait son père à distance, de peur de franchir la limite de l’interdit de l’inceste. A la fin de l’entrevue, elle dit éprouver un soulagement à avoir compris un peu mieux la nature de sa peur des hommes et elle sent que sa relation avec son patron sera un peu plus facile.
Le rêve, organisateur psychosomatique
Parce que le rêve construit des liens entre un événement de la veille et la mémoire psychique, Dejours pense qu’il serait le lieu même où s’effectue le refoulement. Il permet ainsi à l’événement émotionnel problématique de trouver un sens et de s’insérer dans une chaîne associative déjà constituée ou, s’il ne ressemble en rien à ce qui existe déjà dans l’inconscient, de participer à la création d’une nouvelle chaîne. Par la suite, la mémoire psychique pourra l’utiliser lors d’un travail d’élaboration mentale futur, comme l’exemple précédent nous l’a montré. Cette mise en sens entraîne un relâchement de la tension qui avait été provoquée par l’émotion difficile. Une fois l’intégration faite, l’événement peut être oublié pour la conscience, car il ne pose plus problème. En canalisant une partie de la tension physique, le rêve s’inscrit au cœur des processus de guérison naturels de l’organisme. C’est pourquoi Dejours (1989) le considère comme un « organisateur psychosomatique». Il n’est pas rare d’observer une augmentation des rêves en cours de psychothérapie s’étendant sur une longue période. Cela est dû au fait que la démarche thérapeutique réactive le travail d’élaboration mentale qui permet la résolution de situations émotionnelles problématiques qui perduraient depuis longtemps.
La fonction soignante du rêve n’est pas indépendante de la nature de son contenu. La déformation de la réalité repérable dans les images oniriques a son importance. Les images déformées condensent plusieurs informations en provenance à la fois de l’événement de la veille et des représentations mémorisées. Cette déformation est l’œuvre du psychisme. Chaque image d’un rêve se trouve à la jonction de plusieurs chaînes associatives et permet ainsi d’intégrer les divers aspects émotionnels de l’événement de la veille à toutes les chaînes concernées. Un rêve qui restitue exactement un événement de la réalité diurne, sans le déformer ni l’organiser en un scénario plus ou moins complexe, plus ou moins logique, est constitué de pensées souvent coupées de leur racine émotionnelle. Il reflète une carence de l’imaginaire qui ne parvient pas à traduire en images les sensations et émotions suscitées par ces événements, ni à les relier aux représentations présentes dans la mémoire psychique. En conséquence, les pensées d’un tel rêve ne pourront pas alimenter un travail d’élaboration futur.
Rêve et traumatisme
Pour qu’un problème émotionnel puisse trouver à se résoudre en rêve, il faut que le malaise qu’il provoque soit tolérable afin de favoriser la création d’images mentales. Il arrive qu’un événement suscite une émotion si intense qu’elle provoque immédiatement une élévation de tension insupportable. Lorsque cela se produit, l’inconfort est si grand que les pensées, quand elles parviennent à s’élaborer, sont chargées d’angoisse. Parce qu’elles envahissent la personne et perturbent son comportement, celle-ci ne parvient pas à les mettre en latence jusqu’à la nuit suivante. On parle alors de traumatisme. Une telle situation constitue une énigme pour le cerveau qui doit néanmoins traiter cette information massive et chaotique. Durant les nuits subséquentes, par le rêve, il cherchera à l’intégrer dans la mémoire à long terme pour pouvoir l’oublier par la suite et passer à autre chose. Mais comme le problème est de taille, il n’y parvient pas et l’angoisse transforme le rêve en cauchemar. Le réveil qui interrompt le rêve constitue la preuve de l’échec à lier l’excitation trop grande. Tant et aussi longtemps que l’événement se présentera au cerveau comme un problème à résoudre, l’activité onirique s’efforcera de le solutionner en reprenant inlassablement les éléments du traumatisme. La répétition des cauchemars à la suite d’un traumatisme témoigne de l’effort fait par le psychisme pour métaboliser le problème. Bien que cette répétition soit déplaisante, le cauchemar se situe malgré tout au cœur des processus de guérison de la blessure infligée par le traumatisme. Le danger réside dans le fait que, bien souvent, l’individu en vient à ne plus s’endormir de peur d’être réveillé par l’angoisse. Un cercle vicieux s’enclenche alors : aux symptômes déjà présents s’ajoute l’insomnie qui entraîne fatigue et dépression.