Le monde fascinant des émotions:Ces émotions déconcertantes
Notre société axée sur la performance et la rapidité d’exécution des tâches critique facilement les émotions qui nuisent à l’efficacité. Ainsi, la tristesse qui ralentit le rythme est vite taxée de dépression qu’il faut rapidement enrayer; la peur et l’anxiété qui paralysent ou qui font poser des gestes inadéquats sont perçues comme des faiblesses et sont vite condamnées, tant par celui qui les ressent que par son entourage. Face à l’agressivité et à ses dérivés, le jugement de valeur est encore plus facile non seulement parce que celle-ci perturbe l’esprit de collaboration et entrave la productivité, mais aussi parce que la morale la réprouve et l’associe rapidement au mal. Il faut dire que les ravages occasionnés par ses abus, je pense ici aux guerres, aux actes d’agression gratuits, au vandalisme, au racisme et aux ségrégations de tout genre, ne lui font pas bonne presse. Il y a pourtant une grande différence entre le fait de ressentir de l’agressivité dans une situation particulière et « d’agir la violence » dans un geste impulsif
En raison de cette tendance à dénigrer ces émotions qualifiées de « négatives », plusieurs en sont venus à les détester, à les considérer comme des ennemies à combattre et à souhaiter ne ressentir que des sentiments dits «positifs». Certains ont même adopté une attitude phobique ou coupable chaque fois qu’elles apparaissent et cherchent alors à tout prix à s’en défaire, à les étouffer ou à les réprimer. Pourtant, qui peut se vanter d’être toujours imbu de sentiments agréables, de baigner dans un état de détente et d’optimisme continuel? Une colère déclenchée par une frustration, une certaine dose d’anxiété ressentie devant une difficulté ou une baisse temporaire de l’élan vital consécutive à une perte sont des réactions émotionnelles normales qui font partie de la vie au même titre que la joie, la confiance et l’amour. Toutes nos émotions ont leur utilité. Prendre certaines d’entre elles en grippe et ne pas vouloir les considérer revient à s’amputer volontairement d’une partie des informations précieuses qu’elles nous fournissent. Pour une saine adaptation, il importe de toutes les accueillir, quelles qu’elles soient, de s’en faire des alliées, d’écouter ce qu’elles ont à nous enseigner. Ce premier chapitre vise à mieux les connaître pour en apprécier la valeur.
Nos émotions teintent notre état d’esprit d’heure en heure. Elles sont à la fois familières et mystérieuses. Comment expliquer que je me lève de mauvaise humeur alors que je m’étais couchée sereine ? Que se passe-t-il pour que, sans raison apparente, j’aie soudainement envie d’être désagréable ? Pourquoi telle œuvre d’art me donne-t-elle le frisson? D’où vient cette anxiété qui m’envahit tandis que je me promène dans une rue en plein jour alors qu’il n’y a aucun danger apparent ? Les émotions surgissent indépendamment de notre volonté. Parce qu’elles apparaissent très rapidement, la plupart du temps, elles nous surprennent. Parfois, leur arrivée inopinée nous place dans une situation inconfortable ; c’est le cas de l’orateur à qui les larmes montent aux yeux pendant qu’il s’adresse au public, ou encore celui de l’amoureux paralysé par un trac soudain au moment de déclarer son amour à sa belle.
Damasio (2003), chercheur en neurosciences, fait la distinction entre « avoir une émotion » et la « ressentir », les deux situations répondant à des processus biologiques spécifiques. Un stimulus externe, comme la rencontre d’une personne, ou interne, le souvenir d’un événement passé, déclenche automatiquement et inconsciemment dans tout notre corps des réactions physiologiques commandées par certaines structures cérébrales: nous avons une émotions Le ressenti de cette dernière correspond il la prise de concience des modifications internes et suppose l’intervention structures situées à des niveaux supérieurs du cerveau, intervention qui n’est pas automatique et peut ne pas se produire.Damasio nomme sentiment ce ressenti pour bien le distinguer de l’émotion.
Nos sentiments peuvent évoluer lentement, comme lorsqu’on .apprend à aimer quelqu’un à force de le côtoyer, ou changer brusquement, comme à l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Ce qui les .suscite est parfois évident, mais souvent obscur. Par exemple, au cours d’une soirée pourtant agréable, comment comprendre qu’une tristesse inexplicable nous envahit. Nous éprouvons de la difficulté à expliquer notre état d’âme à l’autre qui, le percevant, s’enquiert de ce qui nous arrive. Les raisons que l’on se donne pour le justifier peuvent être très éloignées de celles qui l’ont véritablement causé.
Il arrive parfois qu’un sentiment submerge notre conscience. dans ces moments, même si l’évidence nous démontre l’incongruité de son intensité, aucun raisonnement ne parvient à le temporiser. Joseph LeDoux (2005), un autre chercheur en neurologie, explique ce phénomène par le fait que les connexions à partir des systèmes émotionnels logés principalement dans l’hémisphère droit du cerveau vers ceux de la cognition et du langage situés dans l’hémisphère gauche sont plus fortes que dans le sens opposé. Une émotion peut échapper à notre conscience si le sentiment ne vient pas nous aviser de sa présence : on peut alors réagir émotion nellement à un stimulus sans le savoir. C’est souvent la perception d’un malaise autre – mal de tête, confusion des pensées, difficulté à trouver les mots pour s’exprimer – qui nous indique que quelque chose nous a troublés à notre insu. Comme les émotions sont de puissants motivateurs, il se peut alors que nous posions un geste que nous avons du mal à nous expliquer, tel que dire quelque chose de déplacé sans l’avoir prémédité, oublier nos clés quelque part, se tromper dans l’exécution d’un geste routinier. Notre besoin de cohérence nous poussera à inventer une raison pour le justifier mais celle-ci peut s’avérer fort éloignée de la vérité. Le Doux rapporte que les recherches sur les communications entre le cerveau droit et le cerveau gauche révèlent que les gens agissent ainsi souvent pour des raisons qu’ils ignorent, les circuits cérébraux responsables des émotions et du comportement opérant la plupart du temps de manière inconsciente. Les neurosciences apportent ici un appui aux thèses psychanalytiques qui soutiennent que des facteurs pulsionnels inconscients sont souvent à l’origine de nos motivations et de nos agissements. On désigne par le terme d’actes manqués ces gestes qui nous échappent.
Des expériences diversifiées et nuancées
Les émotions humaines sont nombreuses et variées. Lorsqu’il s’agit de les répertorier, plusieurs critères peuvent servir de points de référence. Certains se basent sur l’impact qu’a l’émotion sur l’équilibre énergétique de l’organisme, l’homéostasie. D’autres les classifient selon leur caractère individuel, comme la peur, la surprise, ou relationnel, tels l’amour, la pitié, la colère. Pour respecter l’optique psychosomatique de ce livre, et surtout pour faciliter la compréhension des rapports entre pensée et émotion, j’ai choisi de retenir la classification de Damasio qui prend comme critère la manière dont elles sont traitées par le cerveau.
On a tous fait l’expérience des fluctuations de notre état général. À certains moments, nous débordons d’énergie, l’enthousiasme nous anime, tandis qu’à d’autres la fatigue nous abat, le découragement nous écrase. Parfois nous éprouvons une sensation de calme, parfois nous nous sentons fébriles et énervés. Damasio (2003) appelle émotions d’arrière-plan ces états d’être globaux. Elles se repèrent dans nos mouvements corporels, notre expression faciale, notre tonus musculaire et le ton de notre voix sans qu’il nous soit nécessaire de l’exprimer en paroles. Elles renseignent notre cerveau sur le niveau de tension interne général de l’organisme. Elles sont, pour la plupart, déclenchées par des stimuli internes, par exemple un conflit mental. L’émotion d’arrière-plan varie d’instant en instant et, de ce fait, ne doit pas
Les émotions au cœur de la santé être confondue avec l’humeur qui signe un état d’être plus perm.i nent et qui reflète quelque chose du tempérament de la personne On aura, par exemple, des individus fondamentalement optî mistes, d’autres portés à la tristesse, d’autres encore perpétuelle ment anxieux. Lorsque l’humeur prend des proportions plus importantes au point de perturber le comportement, on parler.i de trouble de l’humeur. On retrouve ici la dépression et la manie. Selon ces définitions, l’expression populaire qui consiste à dire que l’on est «de bonne ou de mauvaise humeur» renvoie davantage a l’émotion d’arrière-plan qu’à l’humeur.
Sur cet état émotionnel d’arrière-plan, d’autres émotions peuvent survenir. Les émotions primaires font partie du bagage génétique de tout être humain. On retrouve ici la peur, la colère, le dégoût, la surprise, la tristesse, la joie et l’attrait. Elles sont déclenchées de façon réflexe, bien que l’apprentissage puisse les conditionner ou les moduler. Par exemple, même le tout jeune bébé éprouve de la peur devant ce qui est potentiellement dangereux : un bruit soudain, quelque chose qui surgit brusquement dans le champ de vision. Par la suite, les apprentissages vont nuancer les réactions de peur ou en induire de nouvelles. Ainsi, un bambin sécurisé par des liens chaleureux ne craindra pas la personne en position hiérarchique qui se montre juste et bienveillante, et ne ressentira la peur qu’en présence d’individus manifestement violents. À l’inverse, un enfant maltraité ou battu par ses parents apprendra à craindre toute figure d’autorité, qu’elle soit ou non menaçante. Certaines émotions primaires évolueront au cours du développement pour donner des sentiments plus élaborés. Ainsi en est-il de l’attrait qui, en se raffinant, donne lieu à l’amour, et de la colère qui prend différentes teintes comme l’irritation, la rancœur, le ressentiment, la rage, et ainsi de suite.
Les émotions secondaires, dites aussi sociales, sont apprises grâi v à l’expérience. À la naissance, le nourrisson possède l’appareillage neuronal nécessaire à leur apparition, mais celui-ci nécessite l’exposition à certaines situations relationnelles qui vont participer au développement des structures cérébrales. Elles ne peuvent apparaître qu’à partir du moment où l’enfant est suffisamment conscient de lui-même en tant qu’individu séparé de sa mère pour être capable d’éprouver des sentiments. Par exemple, la honte n’apparaît que vers 12 à 1H mois. L’enfant est alors suffisamment conscient pour établir lies lions entre ses sentiments et certaines situations. Ces émotions plus raffinées sont habituellement traduites en sentiments. On retrouve dans cette catégorie la sympathie, l’embarras, la honte, la culpabilité, l’orgueil, l’envie, la jalousie, la gratitude, l’indignation, le mépris, l’espoir, le désespoir, et toutes les nuances îles émotions primaires modulées par l’apprentissage. Plusieurs font partie de notre héritage phylogéné- tique1 et ne sont donc pas réservées aux humains. Les animaux peuvent aussi ressentir de la joie, de la peine, de la sympathie, de la colère, de la honte et plusieurs autres émotions. Chez les humains, la gamme de sentiments possibles est beaucoup plus large et nuancée. Les émotions sociales complexes, comme la honte ou la culpabilité, résultent de l’évaluation consciente d’une expérience donnée, ce qui suppose la contribution du cortex préfrontal, l’un des centres supérieurs du cerveau. D’autres encore plus évoluées, comme l’espoir, peuvent nécessiter l’apport du cerveau gauche qui tient compte des aspects rationnels d’une situation donnée. Par exemple, le fait d’être informé des effets positifs possibles d’un traitement médical peut contribuer à entretenir l’espoir d’une guérison. Les émotions sociales peuvent être déclenchées par un évènement ou une rencontre, mais aussi par un souvenir, ou par une image mentale. Leur expression corporelle est apprise en très bas âge par observation et imitation des parents.
Émotions positives, émotions négatives
Depuis quelques années, plusieurs recherches scientifiques portant sur les effets des émotions démontrent que la joie, l’espoir, l’amour, la reconnaissance, le pardon et les sentiments bienveillants en général s’accompagnent d’états physiologiques favorables à la santé de l’organisme et suscitent plaisir et absence de douleur. À l’inverse, une attitude défaitiste et des sentiments comme la peur, la tristesse, la honte, la colère, la rancœur et leurs semblnblcs engendrent des états physiologiques qui témoignent de la lutte pour l’équilibre interne, états qui correspondent aux réactions de stress. Elles induisent une sensation de déplaisir, de malaise, voire de souffrance et, si elles se prolongent et que le stress devient permanent, elles peuvent constituer un nid favorable à l’apparition des maladies. On a qualifié de « positives » les émotions responsables d’un état de calme et de bien-être, et de «négatives» celles qui engendrent un état de stress. Il faut toutefois nuancer en ajoutant que les émotions dites positives peuvent aussi engendrer un état de stress si elles deviennent trop intenses. Vous avez peut-être connu quelqu’un qui, fêté par surprise, éprouve un grand plaisir, mais en même temps une tension aiguë et soudaine qui provoque un vertige ou parfois même un malaise cardiaque. On peut aussi donner l’exemple de la joie débordante qui s’exprime par de l’exubérance et une agitation incontrôlée pouvant mener à une pathologie mentale qu’on appelle la manie. Précisons que ces étiquettes de « positives » et « négatives » qualifient l’effet physiologique des émotions et n’infèrent en rien un jugement sur leur valeur morale ni sur leur pertinence. Une émotion qui surgit spontanément n’est a priori ni bonne ni mauvaise; elle existe tout simplement et a sa raison d’être au moment où elle se présente.