Le monde fascinant des émotions: A quoi servent les émotions?
Si les émotions sont constamment présentes en nous, qu’elles imprègnent à tout moment notre état physiologique, elles ont sans iloute un important rôle à jouer. En fait, leurs fonctions sont multiples, mais elles visent toutes une meilleure adaptation à la vie quotidienne. Notre cerveau est outillé pour résoudre le plus rapidement possible, sans que nous ayons à réfléchir et à raisonner, les problèmes quotidiens qui se posent relativement à notre survie. Par exemple, il peut décider instantanément d’agir, de fuir ou d’attaquer devant un danger imminent sans attendre que l’on ait fait
une analyse approfondie de la situation. C’est ce qui se produit quand on freine brusquement devant un obstacle qui se présente à brûle-pourpoint sur la route: le geste s’est déclenché de façon réflexe avant même que notre conscience ait compris de quoi il s’agissait. Dans cet exemple, c’est l’émotion de peur qui a guidé la réaction de survie. Les émotions servent donc à évaluer rapidement une situation donnée, à pressentir le danger ou le bien-être potentiel qu’elle représente, et à y réagir promptement. Même lorsqu’elles apparaissent sans que nous ayons conscience du stimulus qui les déclenche, elles sont néanmoins le résultat de l’appréciation que fait notre cerveau du monde extérieur ou de notre réalité interne, et elles agissent comme des signaux d’alarme pour guider notre comportement. I .es émotions sont également de puissants motivateurs à la base de nos agissements, que l’on soit conscient ou non de leur action. Ainsi nos comportements d’attachement, de maternage, de fuite et de combativité sont activés grâce à la présence des émotions en nous.
Des émotions pour évaluer et prendre des décisions
On a longtemps cru que les émotions étaient mauvaises conseillères parce qu’elles brouillaient nos capacités de réflexion. Au 1er siècle, le philosophe René Descartes opposait raison et passion et affirmait que cette dernière nuisait à la première. Selon lui, il fallait dompter cette manifestation animale et cultiver plutôt l’intelligence, preuve ultime de la dignité et de la supériorité humaines. Encore aujourd’hui, certains pensent que les émotions perturbent le jugement et qu’il vaut mieux ne pas trop en avoir pour agir de manière raisonnable. Ils les considèrent un peu comme un luxe fantaisiste, les émotions positives étant perçues comme une prime de plaisir plus ou moins utile à une réflexion sérieuse, et les émotions négatives comme une nuisance pure et simple.
Une meilleure connaissance du rôle joué par les émotions dans la mise en œuvre de comportements rationnels, tels que porter un jugement ou prendre une décision, vient réhabiliter leur réputation. Dans les domaines humains où règne l’incertitude, nous devons, à partir d’une foule d’informations plus ou moins pi euses et souvent en contradiction les unes avec les autres, prévoir les conséquences de notre décision, planifier notre façon d’agir, trouver des solutions ou passer à l’action. Lorsqu’il s’agit, par exemple, de choisir une carrière ou un conjoint, d’opter pour une séparation, de décider comment se comporter face à un conflit, nous nous livrons à une réflexion complexe. Dans L’erreur de Descartes, Damasio explique que plusieurs systèmes de neurones travaillent alors de concert, y compris ceux qui contrôlent les processus émotionnels et les fonctions corporelles nécessaires à la survie de l’organisme. Particulièrement lorsque les jugements à porter concernent nos rapports sociaux, nos émotions ne sont pas nécessairement irrationnelles ; au contraire, elles sont la plupart du temps adaptées à la situation à laquelle nous sommes confrontés. La conscience que nous en avons nous offre un aperçu de ce qui se passe dans notre chair, de l’effet qu’a sur nous l’environnement. Par conséquent quant, elles nous servent de guide et supportent l’intelligence intuitive. Parce que nos sentiments sont en lien avec nos expériences passées, ils nous permettent de prendre en compte des aspects plus subtils, souvent invisibles et implicites, de saisir les sentiments de l’autre et de prévoir ses réactions.
Certes, il arrive parfois qu’une émotion trop intense ou inappropriée perturbe notre capacité de raisonnement. C’est le cas quand, sous le coup de la colère, quelqu’un décide de rompre une relation de longue date ou de démissionner de son travail. Une fois la colère apaisée, il peut prendre conscience de son erreur et regretter son geste. L’absence d’émotions peut entraîner des difficultés pires que ces inconvénients. L’observation de patients atteints de lésions cérébrales aux sites impliqués dans le déclenchement des émotions révèle, en effet, qu’une perturbation de la capacité de réagir émotionnellement peut être à la source de comportements irrationnels. Damasio cite le cas d’un individu qui, à la suite d’un accident ayant causé une lésion à l’une des sphères impliquées dans le déclenchement des émotions, fait aveuglément confiance à n’importe qui et s’engage dans des transactions qui lui nuisent, ce qu’il n’aurait pas fait auparavant. Un autre individu ayant été aussi victime d’une telle lésion se montre peu empathique aux sentiments de son épouse, ce qui perturbe leurs relations conjugales qui pourtant étaient bonnes avant l’accident. Malgré le risque d’erreur, lorsque nous devons composer avec l’incertitude et la complexité d’une situation, les émotions nous fournissent des informations à ne pas négliger.
En nous livrant à une activité de réflexion, par exemple en nous efforçant d’imaginer les conséquences possibles des gestes que nous anticipons de poser, une émotion peut surgir, provoquée par le rappel de situations antérieures semblables. Damasio appelle « marqueurs somatiques » ces émotions induites par la pensée et la mémoire. Ils sont acquis par l’expérience et ont pour fonction d’agir comme signal d’alarme pour nous inciter ou nous décourager à poser un geste. Ces marqueurs peuvent aussi être activés sans l’intervention de la conscience, auxquels cas nous ne nous rappelons pas l’événement d’origine, mais grâce à l’émotion suscitée, le cerveau tient compte de cette expérience mémorisée et guide notre comportement. Selon l’auteur, plusieurs de nos décisions procèdent sans que l’on soit conscient de l’émotion déclenchée par la situation ou par un marqueur somatique. Cela ne veut pas dire que l’évaluation émotionnelle n’a pas été prise en compte. Ce phénomène serait possiblement à la source de l’intelligence intuitive qui nous incite à prendre telle ou telle décision sans avoir soumis le problème à un raisonnement.
Émotion et pensée travaillent de concert. L’émotion déclenchée, comme un réflexe, évalue inconsciemment les stimuli extérieurs avec l’aide de la mémoire. Il s’ensuit une réaction immédiate qui peut s’avérer appropriée s’il y a urgence, mais qui peut aussi se révéler inadaptée dans bien des circonstances parce qu’elle se base sur un apprentissage inconscient qui ne tient pas compte des différences subtiles entre l’événement qui en est à l’origine et la situation actuelle. L’assistance de la pensée consciente est alors nécessaire. Le sentiment prolonge l’impact de l’émotion en nous,
Les émotions au cœur de la santé iv qui lui permet d’en imprégner la conscience. C’est ce qui explique pourquoi, après une dispute avec un être cher, la tristesse cl l.i colère peuvent nous habiter pendant plusieurs heures. Cette pro longation de l’émotion en nous donne le temps aux images men t.iles de se former, ce qui permet à la pensée de mieux analyser l.i situation et de guider nos réactions. De plus, les émotions et les images ainsi créées principalement par le cerveau droit sont mises en réseau avec les parties plus rationnelles situées dans l’hémisphère gauche qui, s’il en tient compte tout en les relativisant à l’aide d’autres informations, peut porter un meilleur jugement ou prendre une décision plus éclairée.
Des émotions pour communiquer
Comment savez-vous si votre conjoint est disponible pour une conversation sérieuse ou pour un rapprochement amoureux ? A quels signes détectez-vous qu’un collègue de travail a besoin de votre appui ou qu’au contraire il souhaite que vous le laissiez seul ? Qu’est-ce qui vous incite à vous informer de ce qui préoccupe votre adolescent, à rassurer ou consoler un proche qui ne dit rien de ce qu’il vit intérieurement? La plupart du temps, nous repérons l’état émotionnel des personnes qui nous entourent à partir d’une foule de petits indices lisibles dans l’expression faciale, la posture, la gestuelle, et nous adaptons notre façon d’interagir avec elles en nous fiant à ces signes.
Les émotions sont essentielles à la communication. Dans le contact avec nos semblables, dès que quelque chose nous interpelle, elles apparaissent spontanément et se manifestent corporel- lement. Autant les viscères que le squelette et la musculature sont mis à contribution. Les émotions d’arrière-plan se détectent par îles détails de la posture, la vitesse et l’ampleur des gestes, les mouvements oculaires, le degré de contraction des muscles faciaux. L’apprentissage façonne certains aspects de l’expression corporelle des émotions, même si celle-ci échappe en grande partie à notre contrôle volontaire. Si nos sentiments sont intimes, nos émotions, elles, sont publiques et visibles extérieurement. Les muscles du visage expriment la colère ou la tristesse; la peau pâlit à l’annonce d’une mauvaise nouvelle ou rougit sous l’effet de la honte ou de la timidité; la joie, la tristesse, la peur ou le découragement se lisent dans nos postures; nos mains moites trahissent notre anxiété; les pleurs témoignent de notre trouble.
L’expression corporelle de l’émotion est aussi l’œuvre du cerveau droit qui la déclenche automatiquement et de manière inconsciente. Elle est perçue par le cerveau droit d’autrui qui l’enregistre, parfois même à son insu. Vite communication corporelle est souvent plus déterminante que l’expression verbale de notre état d’âme. Elle est responsable île phénomènes comme la sympathie, l’antipathie et la communication intuitive. Il vous est peut-être déjà arrivé de deviner les pensées d’un proche avant même qu’il ne les ait formulées. Quelque chose de son état émotionnel exprimé dans son corps vous aura mis sur la piste.
Christophe Dejours (2001), psychanalyste et psychosomati- cien, désigne cette expression corporelle involontaire de l’émotion par le terme «agir expressif». Celui-ci reflète la façon dont nous investissons notre corps dans l’échange interpersonnel. Dans l’échange relationnel, il prime toujours sur la parole et même parfois sur la conscience de la présence d’une émotion en nous. L’agir expressif ne ment jamais, au point où notre corps peut parfois nous trahir en révélant le trouble qui nous habite et que l’on souhaite cacher. Ainsi, une personne qui nie être en colère, mais dont tout le corps révèle la présence de l’émotion, ne trompe nullement son interlocuteur.
L’agir expressif s’apprend à travers le dialogue émotionnel entre l’adulte et le nourrisson au moment des soins et des jeux corporels. Par conséquent, il porte la marque singulière et originale du fonctionnement psychique de l’adulte en présence, de sa plus ou moins grande aisance avec telle ou telle émotion. À travers ces échanges, l’enfant expérimente son corps, découvre son affectivité et apprend à communiquer ses états d’âme d’une manière toute personnelle, à partir de ce qu’il détecte chez son vis-à-vis. Pour cette raison, nous connaissons tous des limites à l’agir expressif de
Les émotions au cœur de la santé certaines émotions. Certains sont à l’aise dans la manifestation du désir ou de la tendresse, de l’agressivité, de la peine ou de la joie, d’autres non. Quand l’émotion problématique se manifeste, ces manques liés à l’agir expressif se repèrent par des gaucheries dans le geste, des raideurs, de la rigidité corporelle, de la froideur. L’agir expressif permet d’avoir une certaine maîtrise sur l’expression de l’émotion; lorsqu’il est déficient, cela peut donner lieu à un geste impulsif qui témoigne d’un débordement. Les manques liés à l’agir expressif d’une émotion peuvent provoquer un blocage dans la communication et entraîner une incompréhension mutuelle.
Des émotions pour être en santé
Notre cerveau est apte à déclencher une panoplie de processus visant à réguler l’homéostasie, c’est-à-dire à maintenir un niveau de tension interne à peu près constant et le plus bas possible pour garantir une sensation de bien-être et de calme. Les émotions font partie de ces moyens. Les mécanismes régulateurs de l’homéostasie sont organisés en un schéma par emboîtement, les réactions simples étant tour à tour intégrées aux processus plus élaborés et mises au service de ces derniers (voir le schéma 1, à la page suivante).
A la base de cette hiérarchie, on retrouve la régulation de la lempérature corporelle, les signaux de faim et de soif, le système immunitaire et la régulation métabolique. Les réflexes de fuite ou d’attaque devant le danger et les comportements visant l’évite- ment de la douleur et la recherche du plaisir orchestrent ces mécanismes pour une meilleure adaptation aux diverses situations qui se présentent. Nos besoins et motivations, en intégrant ce qui pré- tède, déclenchent les pulsions qui nous poussent à chercher une satisfaction. Les émotions nous renseignent sur nos pulsions et sur l’effet qu’a l’environnement sur notre organisme afin de mieux guider notre comportement. La régulation affective se situe au sommet de la hiérarchie et a la charge d’optimiser les émotions agréables, responsables d’un état de bien-être, et de minimiser les émotions dérangeantes, causes de malaise. La santé et l’équilibre dépendent donc de notre rapacité à composer avec les affects autant positifs que négatifs. Quand les émotions sont bien régulées, ni trop fortes ni trop faibles, on peut en tolérer la présence, ce qui facilite l’émergence des images mentales qui en sont la traduction psychique. La pensée de l’imaginaire, grâce à la régulation affective, offre une issue psychique à la tension physique occasionnée par les émotions. C’est pourquoi je l’ai qualifiée de «pensée qui soigne».