Le mental anticancer : Lilian domine sa peur
Lilian, par exemple, était comédienne et enseignait son art dans un programme universitaire réputé. Ayant joué sur de nombreuses scènes du monde, elle connaissait bien la peur et savait comment la maîtriser. Pourtant, si elle se trouvait à présent devant moi, dans mon cabinet, c’est parce que, cette fois, cette vieille ennemie la tenait. Quelques années plus tôt, elle avait été opérée d’un gravissime cancer des muscles et elle s’en était bien sortie. Mais elle venait d’apprendre que la tumeur était de retour et qu’elle n’avait sans doute plus que quelques mois à vivre. Elle avait tellement peur en parlant de sa maladie que sa respiration heurtée l’empêchait de terminer ses phrases. J’essayais de l’aider à retrouver son calme mais rien n’y faisait. Elle me répétait à travers ses sanglots : « De toute façon, vous ne pouvez pas comprendre. Personne ne peut comprendre. Je vais mourir et on ne peut rien faire ! » Je venais moi-même d’entamer une année de chimiothérapie, consécutive à ma rechute, et ses paroles entraient en résonance avec la peur que j’avais moi aussi éprouvée. Je m’étais imposé la règle de ne jamais parler de ma maladie à mes patients. Je voulais en effet éviter qu’ils se sentent obligés de prendre soin de moi au lieu de se laisser aider. Ce jour-là, j’ai fait la seule et unique entorse à la règle. Notre séance étant filmée en vidéo pour servir à l’enseignement de l’EMDR, j’ai retiré mon micro, je me suis levé pour pouvoir lui parler à l’oreille, et je lui ai soufflé : « Vous savez, Lilian, je n’en parle jamais, mais moi aussi j’ai un cancer et j’ai peur. Je peux simplement vous dire qu’il est possible malgré tout de retrouver le calme et la force à l’intérieur de soi. C’est essentiel pour se donner toutes les chances de s’en tirer au mieux. C’est à ça que je voudrais vous aider. » Ses sanglots ont cessé presque d’un coup. Elle a tourné vers moi des yeux apaisés. Elle n’était plus seule. Nous nous sommes tenus dans les bras l’un de l’autre quelques instants, et nous avons pu commencer notre travail.
J’ai appris que, enfant, elle avait été violée à plusieurs reprises par son père. L’impuissance qu’elle ressentait maintenant face à la maladie faisait vraisemblablement écho à celle qu’elle avait connue petite, lorsque, déjà, il lui était impossible d’échapper à une situation terrible et sans issue. Elle se souvenait parfaitement du jour où, à l’âge de six ans, elle s’était entaillé l’intérieur de la cuisse sur un grillage du jardin. Sous les yeux de son père, sans anesthésie, le médecin lui avait posé quelques points de suture qui remontaient jusqu’au pubis. De retour à la maison, son père l’avait clouée à plat ventre sur le lit, l’immobilisant avec sa main sur sa nuque, et l’avait violée pour la première fois. Plus tard, Lilian avait fait plusieurs années de psychanalyse pendant lesquelles elle avait longuement parlé de ces scènes d’inceste. Elle pensait qu’il était inutile de revisiter ces vieux souvenirs qu’elle croyait résolus. Mais le rapport entre cette scène – qui mêlait la maladie, l’impuissance absolue, la peur – et l’angoisse qu’elle vivait maintenant face à son cancer me semblait trop évident pour ne pas l’explorer plus avant. Elle a fini par en convenir et, dès la première série de mouvements oculaires (pas plus d’une minute en général), elle a revécu dans tout son corps la terreur de la petite fille de 6 ans. Une idée lui revenait aussi en tête, une idée qu’elle avait eue sur le moment : « Et si c’était ma faute ? N’est-ce pas ma chute dans le jardin et le fait que mon père a vu mon sexe chez le médecin qui l’ont poussé à me faire ça ? » Comme presque toutes les victimes d’abus sexuels, Lilian se sentait en partie responsable de ces actes atroces. Je lui ai demandé simplement de continuer de penser à ce qu’elle venait de dire tout en faisant une autre série de mouvements oculaires. Trente secondes plus tard, après avoir cessé les mouvements, elle m’a dit qu’elle voyait maintenant que ce n’était pas sa faute. Elle n’était qu’une toute petite enfant, et son père aurait dû la soigner et la protéger. Cela s’imposait maintenant à elle comme une évidence : elle n’avait absolument rien fait qui puisse justifier une telle agression. Elle était simplement tombée. Quoi de plus normal pour une petite fille active et curieuse ? La connexion entre le point de vue de l’adulte et la vieille distorsion infantile conservée dans la cicatrice du traumatisme était en train de s’établir sous mes yeux.
Lors de la série de mouvements oculaires suivante, c’est son émotion qui s’est transformée. La peur est devenue une colère justifiée : « Comment a-t-il pu me faire une chose pareille ? Comment ma mère a-t-elle pu le laisser faire pendant des années ? » Les sensations dans son corps, qui semblait avoir autant à dire que sa raison, changeaient elles aussi. Après avoir revécu la pression sur sa nuque et la peur dans son ventre, elle sentait à présent une forte tension dans sa poitrine et sa mâchoire, comme la colère peut en produire. Plusieurs écoles de psychothérapie considèrent que l’objectif du traitement des victimes de viol est précisément de les accompagner jusqu’au point précis où la peur et l’impuissance se transforment en une colère légitime. En EMDR, le traitement se poursuit sur le même mode aussi longtemps que le patient ressent des évolutions intérieures. Effectivement, quelques séries de mouvements oculaires plus tard, Lilian se voyait comme une petite fille seule, émotionnellement abandonnée et physiquement agressée. Elle ressentait alors une profonde tristesse et une grande compassion pour cette pauvre enfant. Comme dans les stades du deuil décrits par Elisabeth Kübler- Ross, la colère s’était muée en tristesse. Puis elle a pris conscience que l’adulte compétente qu’elle était devenue pouvait prendre soin de cette enfant. D’ailleurs, n’avait-elle pas férocement protégé ses propres enfants – « comme une mère lionne », disait-elle ? Enfin, elle en est venue à évoquer l’histoire de son père. Entré très tôt dans la Résistance en Hollande pendant la Seconde Guerre mondiale, il avait été arrêté et longuement torturé. Elle avait toujours entendu sa mère et ses grands-parents avouer qu’il n’avait plus jamais été le même. En évoquant ces souvenirs, elle sentait monter en elle une vague de pitié. Elle le voyait désormais comme un homme qui avait eu un grand besoin d’amour et de compassion que sa femme, dure et sèche, ne lui avait jamais donnés, pas plus que ses parents, coincés dans une tradition culturelle qui n’attachait pas d’importance aux émotions. Elle le voyait à présent comme un homme désorienté et perdu, qui avait vécu des choses tellement dures qu’« il y avait de quoi devenir fou ». Et elle l’a vu tel qu’il était maintenant : « Un vieil homme pitoyable, si faible qu’il a du mal à marcher. Sa vie est tellement difficile. Je suis triste pour lui. »
En soixante minutes, elle était passée de la terreur d’une petite fille violée à l’acceptation et même à la compassion pour son agresseur – le point de vue le plus adulte qui soit. Aucun des stades habituels du travail de deuil, tels que décrits par la psychanalyse, n’avait été omis. C’était comme si des mois, voire des années de psychothérapie avaient été condensés en une seule séance. La stimulation par les mouvements oculaires de son mécanisme naturel de cicatrisation semblait l’avoir aidée à tisser tous les liens nécessaires entre les événements du passé et sa perspective de femme adulte. Une fois ces liens établis, le souvenir traumatique s’était trouvé digéré
– « métabolisé », disent les biologistes – et avait perdu sa capacité à déclencher des émotions inadaptées. Lilian était même devenue capable d’évoquer le souvenir du premier viol et de le regarder en face sans le moindre trouble : « C’est comme si j’étais un simple observateur. Je regarde ça de loin. C’est seulement un souvenir, une image. » Privé de sa charge émotionnelle, le souvenir perd de sa virulence, son emprise s’estompe.
Ce premier résultat est en soi considérable. Mais la résolution des traumatismes que nous portons comme des blessures béantes ou à demi cicatrisées ne se résume pas à la neutralisation des souvenirs anciens. Elle ouvre la voie à une nouvelle façon de vivre. Pour Lilian, une fois cet affreux traumatisme d’enfance résolu, ainsi que quelques autres, elle s’était découvert une force intérieure dont elle n’avait jamais soupçonné l’existence. Elle avait pu désormais affronter sa maladie, ainsi que la perspective de la mort, avec une bien plus grande sérénité. Elle était devenue la partenaire à part entière de ses médecins, avait exploré de nombreuses formes complémentaires de traitement dont elle usait avec discernement et intelligence, et, plus important encore, avait continué à vivre pleinement malgré ou avec sa maladie. À travers ces expériences et le contact avec sa force vitale, elle avait acquis une sorte de rayonnement qui frappait tous ceux qui l’approchaient.
Ni les chamans, ni l’EMDR ne peuvent guérir le cancer. Mais les chamans guérissent parfois le sentiment d’impuissance, et l’EMDR, presque toujours.
Vidéo : Le mental anticancer : Lilian domine sa peur
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