Le cerveau dans la guerre des sexes
Il y a des clichés qui semblent immuables… On considère facilement que les femmes sont naturellement sociables, émotives et douées pour le langage. Tandis que les hommes sont compétitifs, dominateurs et se repèrent bien dans l’espace. Ces représentations nous questionnent, encore et toujours… Quel est donc cet «éternel masculin » ou cette « nature féminine » qui résistent malgré les récents changements de rôle des uns et des autres ? Et surtout comment expliquer ces différences de comportement? Sont-elles le fruit de la nature ou de la culture ? Y a-t-il dans le cerveau des structures ou des organisations particulières, propres à chaque sexe ?
Ces questions sont cruciales car elles touchent au fondement de notre humanité : qu’est-ce qui nous fait homme ou femme ? Elles peuvent être abordées de diverses façons, avec les outils de disciplines variées. Nous nous intéressons ici essentiellement aux recherches sur la biologie du cerveau, leurs portées, leurs limites et leur évolution au cours du XIXe et du XXe siècles. Il s’agit également pour nous de saisir la part idéologique qui sous-tend certaines visions de l’être humain et de peser leurs conséquences sociales et politiques. On le verra, les sciences du cerveau sont sujettes à des modes, à des courants de pensée, à des jeux de pouvoirs. Et la question sensible de l’identité sexuée les met justement en lumière…
Boîte noire:
Caché dans la boîte crânienne, le cerveau est resté inaccessible jusqu’aux premières dissections du XVIe siècle. Objet de fascination, il a longtemps été affublé de propriétés imaginaires. De l’Antiquité à nos jours, chaque époque y a projeté ses propres visions. Système d’irrigation, instrument d’optique, et plus récemment ordinateur, le cerveau est comparé aux machines de chaque époque.
Le philosophe Aristote affirmait, 400 ans avant J.-G., que «le cerveau, plein d’eau, ne sert qu’à rafraîchir le cœur, véritable siège de l’âme». Au IIe siècle, le médecin grec Galien fait des expériences sur les moutons et les veaux : il montre que la moelle épinière reliée au cerveau est « indispensable pour les sensations et les mouvements». Avicenne n’hésite pas, en l’an 1000, à parler de «ventre supérieur» tant ces masses cérébrales étranges lui rappellent… les intestins. Même si, à partir de Vésale (1540), on commence à ausculter l’anatomie de ce «chou-fleur gélatineux», selon l’expression de Leonard de Vinci, l’organe de la pensée reste mystérieux. Au XIXe siècle, on étudie sa forme, ses structures, on le pèse, on repère les lésions chez les accidentés, les malades mentaux, seuls indices pour cerner ses fonctions.
De là, on échafaudé des théories pour expliquer les différences de capacités entre individus. Phrénologie, craniométrie, viennent appuyer des parti-pris idéologiques évidents. La taille du cerveau permet de justifier les différences entre les Blancs et les Noirs, les ouvriers et les patrons, les hommes et les femmes. Le statut des femmes trouve alors une explication biologique irrévocable : le petit cerveau du « sexe faible » explique son infériorité intellectuelle.
Voir le cerveau en activité:
Aujourd’hui, l’exploration du cerveau bénéficie d’outils étonnamment puissants. Les performances des techniques d’imagerie cérébrale ont permis de réaliser un rêve : voir le cerveau vivant en train de fonctionner. Ainsi, l’imagerie par résonance magnétique (IRM) révèle les zones impliquées dans le contrôle des mouvements, la sensibilité, le langage, la mémoire2… Nous pouvons désormais cerner comment chacun mobilise son cerveau. Il est donc tentant d’aller comparer les cerveaux des hommes et des femmes…
Et, surprise, les différences ne sont pas flagrantes. Sur plus d’un millier d’études en IRM, seules quelques dizaines ont montré des différences entre les sexes, guère plus marquées que celles qui séparent le cerveau d’un violoniste et celui d’un matheux, ou le cerveau d’un athlète et celui d’un champion d’échecs… Car le cerveau dans sa construction incorpore toutes les influences de l’environnement, de la famille, de la société, de la culture.
Il en résulte que chacun de nous a sa propre façon d’activer son cerveau et d’organiser ses pensées. En fait, on observe tellement de variabilité entre les individus d’un même sexe qu’elle l’emporte le plus souvent sur la variabilité entre hommes et femmes. Même si gènes et hormones orientent le développement embryonnaire, influencent l’évolution des organes y compris du cerveau, les circuits neuronaux sont essentiellement construits au gré de notre histoire personnelle. Hommes et femmes peuvent certes montrer des spécificités de fonctionnement cérébral, mais cela ne veut pas dire que ces différences sont présentes dans le cerveau dès la naissance et qu’elles y resteront.
Des arguments trompeurs:
Pourtant, les visions déterministes – qui considèrent nos aptitudes intellectuelles, nos comportements comme «programmés» dans le cerveau – perdurent. Elles plaisent car elles sont simples. Elles font merveille auprès des médias et de certains psychologues auteurs de livres à succès3. Pour ceux-ci, les neurones arrivent à point pour expliquer les incompréhensions, les blocages et tous les sujets d’opposition entre hommes et femmes. «Vous êtes bavardes et avez besoin de vous confier ? C’est à cause de votre cerveau qui n’est pas fait comme celui des hommes», nous affirme-t-on, «Vous ne savez pas lire une carte routière ? C’est normal, les femmes n’y arrivent pas. Leur cerveau n’est pas performant pour cet exercice ».
D’après les psychologues Allan et Barbara Pease, «il est aisé d’expliquer pourquoi hommes etfemmes réagissent si différemment […] Si les hommes et les petits garçons sont fascinés par tout ce qui comporte des boutons, des lumières qui clignotent, ce qui émet des bruits et fonctionne avec des piles, c’est à cause de la spécialisation spatiale du cerveau masculin». Avec un « cerveau de chasseur», l’homme est forcément «porté vers les jeux vidéo, hors- bord, carabines à lunettes, armes nucléaires, vaisseaux spatiaux et tout ce qui peut se manœuvrer à l’aide d’une télécommande.
Si on fabriquait des télécommandes pour machines à laver, les hommes se mettraient sans doute à laver le linge/. De la même façon, ces auteurs considèrent que les femmes parlent beaucoup plus que leurs compagnons du fait de zones du langage qui seraient plus développées chez elles. Et si les hommes ne peuvent faire qu’une chose à la fois, la cause est biologique : «Le cerveau masculin est compartimenté et ses hémisphères sont nettement moins bien connectés que ceux du cerveau féminin. >P Dans cette logique, tout comportement trouve ainsi sa justification dans des structures cérébrales : «La façon dont les hommes et lesfemmes affrontent le vieillissement et la retraite témoigne de la différence d’organisation de leur cerveau», concluent-ils.
Science et société:
Toutes ces affirmations et raccourcis hâtifs sont présentés comme fondés sur des données scientifiques. Or la science ne cesse pas d’évoluer. A y regarder de près, il est fréquent de constater que nombre d’arguments biologiques cités pour expliquer les différences entre les sexes n’ont plus cours ou sont l’objet de controverses. Ces discours n’auraient pas d’importance s’ils n’étaient pas amplifiés et lus par un large public qui, finalement, se trouve berné. Et au-delà, les conséquences sur la vie sociale ne sont pas anodines. Si nos capacités mentales, nos talents sont inscrits dans la nature biologique de chacun, pourquoi pousser les filles à faire des sciences et les garçons à apprendre des langues ? À quoi bon le soutien scolaire et la mixité ?
Si l’on donne une explication «naturelle» aux différences sociales et professionnelles entre les hommes et les femmes, tout programme social pour l’égalité des chances devient inutile.
Cette vision déterministe est en totale opposition avec nos connaissances scientifiques. Car notre destin n’est pas inscrit dans notre cerveau ! Mais les idées reçues ont la vie dure. Le XIXe siècle était celui des mesures physiques du crâne ou du cerveau, qui ont été utilisées pour expliquer la hiérarchie entre les sexes, les races et classes sociales. Les critères modernes du XXe siècle sont les tests cognitifs, l’imagerie cérébrale et les gènes. Et derrière se profile toujours le spectre de voir utiliser la biologie pour justifier les inégalités entre les sexes et entre les groupes humains. Le devoir de vigilance des scientifiques et des citoyens face aux risques de détournement de la science est plus que jamais d’actualité. ‘