La découverte de la vitamine C
Durant des siècles, on spécula beaucoup sur l’origine du scorbut et sur la façon de le prévenir ou de le guérir. On incriminait diverses choses telles que le beurre rance, le rhum, le sucre, les assiettes en cuivre, le tabac, l’humidité, le temps froid, l’air marin, les facteurs héréditaires, le moral bas, la dépression, le manque de fruits, les infections, le manque d’exercice, le début du printemps. Certaines de ces suggestions étaient tout à fait correctes alors que d’autres avaient un lien indirect avec la vraie cause. Par exemple, la fin de l’hiver et le début du printemps arrive après plusieurs mois sans fruits et légumes frais ; l’incidence de cette maladie atteint donc probablement un pic à cette période. L’utilisation de plats en cuivre pour la cuisson des aliments était également en cause, car ce métal a une action de catalyseur dans la réaction de la vitamine C avec l’oxygène, rendant la vitamine inefficace.
Le début d’une preuve scientifique de la cause réelle du scorbut date de 1907, lorsque le gouvernement norvégien finança des travaux de recherche sur le béribéri. Deux médecins, Axel Holst et Theodor Frôlich entamèrent une série d’expériences sur les cochons d’Inde qu’ils essayèrent de contaminer en les alimentant suivant des régimes précis. Ils constatèrent que certains cochons étaient atteints non de béribéri mais de scorbut, montrant ainsi qu’il s’agissait bien de maladie à carence. Comme c’était souvent le cas dans les laboratoires d’expérimentation, ils travaillaient sur un animal qui ne possédait pas le gène permettant de fabriquer la vitamine C.
Les travaux suivants sur cette maladie furent ceux de Harriette Chick de l’institut Lister de Londres. En 1918, Chick inventoria différents aliments qui pourraient prémunir les cochons d’Inde contre le scorbut. Un an plus tard, Jack Drummond appela l’agent anti-scor-but « Vitamine C », bien que le mystère, quant à sa nature, demeurât entier. C’est le biochimiste hongrois, Albert Szent-Gyôrgyi1 (1893- 1986) qui fut le premier, en 1928, à isoler le produit chimique à partir du paprika ; il souhaita l’appeler ignose du mot latin ignorare signifiant « ignorer » car il n’en connaissait pas la nature. Cela ne fut pas au goût du rédacteur de la revue Biochemical Journal auquel il avait envoyé l’article ; ce dernier refusa le nom choisi en indiquant qu’il ne publiait pas de plaisanteries.
Szent-Györgyi revint alors avec un nom mieux choisi : « godnose ». Celui-ci non plus n’arriva pas à déclencher un sourire et en définitive, il l’appela « acide hexatonique » et montra que sa formule chimique était C6H8Oô. Dans son article, il laissait entendre qu’il s’agissait de l’agent anti-scorbut mais il ne le prouvait pas. C’est Charles King, de l’Univer- sité de Pittsburgh, aux États-Unis qui montra que l’acide hexuronique qu’il avait extrait du chou et du jus de citron, était en fait, la vitamine C. Pourtant, Albert Szent-Györgyi s’est vu décerner le prix Nobel de Médecine en 1937 pour sa découverte alors qu’il travaillait à la Mayo Clinic, à Rochester, dans le Minnesota. Il regagna la Hongrie en 1931 et exerça en tant que professeur de chimie médicale à l’Université de Szeged où il resta jusqu’en 1945. En 1947, il émigra aux États-Unis pour occuper le poste de directeur de l’Institute for Muscle Research (Institut de Recherche sur le Muscle), à Woods Hole, dans le Massachusetts.
La fabrication de la vitamine C et des bénéfices massifs
En 1933, Norman Haworth, professeur de chimie organique à l’Université de Birmingham en Angleterre, était un expert de premier plan en sucres. Il reçut un échantillon de vitamine C dont la structure moléculaire fut déterminée avec succès par son groupe. Ces chercheurs confirmèrent également leur analyse en synthétisant chimiquement la vitamine C dans leur laboratoire. C’est à cette époque que la vitamine C prit le nom d’acide ascorbique (du grec signifiant « pas de scorbut »). Pour son travail1, Haworth fut co-lauréat du Prix Nobel de Chimie en 1937.
L’acide ascorbique est un cycle à cinq chaînons comportant un atome d’oxygène et quatre atomes de carbone dont deux sont liés par une double liaison (ce qui explique pourquoi la vitamine C s’oxyde à air mais aussi partiellement pourquoi elle est un bon antioxydant). À la suite de la détermination de la structure moléculaire de la vitamine C, il apparut clairement qu’elle pouvait être fabriquée à partir ¿es sucres courants et particulièrement à partir du glucose. Effectivement, en 1933, Tadeus Reichstein a pu la synthétiser à partir du glucose comme matériau de départ. Les compagnies de produits chimiques commencèrent alors à fabriquer la vitamine C à grande échelle ; la première d’entre elles fut la compagnie pharmaceutique suisse Roche qui démarra la production en 1934. Actuellement, on en brique annuellement plus de 50 000 tonnes à travers le monde, dont le bonne partie dans une usine située à Dalry dans le North Ayrshire, i Écosse, laquelle exporte plus de 90 % de sa production.
Le processus de fabrication de la vitamine C comporte plusieurs étapes, la première étant la transformation du glucose en sorbitol après réaction avec de l’hydrogène. Le produit obtenu est ensuite fermenté par l’acétobacter suroxydons qui le transforme en sorbose. Celui-ci est oxydé par le permanganate de potassium ou un autre agent oxydant en un dérivé de l’acide gulonique qui est facilement transformé en acide ascorbique par action de l’acide chlorhydrique. En 1985, la compagnie de biotechnologie Genentech a mis au point un processus plus simple, à deux étapes, dans lequel une bactérie génétiquement modifiée a été conçue pour transformer directement le glucose en acide gulonique.
Les bénéfices provenant de la fabrication de la vitamine C et des autres vitamines devaient devenir vraiment énormes, essentiellement à cause des grands fabricants qui faisaient jouer un cartel illégal pour maintenir les prix artificiellement élevés. Le cartel des compagnies suisses, françaises, allemandes, américaines et japonaises fut créé en 1989, Hoffman-La Roche étant le chef de file. À la fin des années 1990, ses activités furent mises à nu et il s’ensuivit des affaires devant les tribunaux en Europe et aux États-Unis. Les membres du cartel acceptèrent de payer une indemnité de 1,2 milliard de dollars aux États-Unis, Hoffman-La Roche en payant la moitié en tant que chef du cartel. Pendant ce temps, en Europe, la
Commission Européenne imposait à ces compagnies une amende de 860 millions d’euros, dont la plus grande part, 460 millions d’euros, devait être versée par Hoffman- La Roche. Les autres partenaires coupables étaient BASE Aventis, Solvay, Merck et les compagnies japonaises Daiichi Pharmaceutical et Eisai. Le montant des amendes imposées était un pourcentage des chiffres d’affaires annuels. Sans surprise, les revenus provenant de la fabrication de la vitamine C s’effondrèrent et, en Europe, ils chutèrent de 250 millions d’euros à moins de 120 millions d’euros en 1998. (Roche vendit ses usines de production de vitamines à la Dutch chemical company, DSM, pour 1,9 milliard d’euros en 2003.)
La vitamine C, le rhume et le cancer Bien que Linus Pauling (voir encadré) ait défendu la prise de vitamine C à très fortes doses, il ne fut pas à l’origine de ce traitement controversé. On le doit à Irwin Stone. Son ouvrage The Healing Factor (Le facteur de guérison) publié en 1974 était fondé sur une conviction que l’acide ascorbique avait un rôle beaucoup plus grand à jouer dans l’organisme qu’on ne l’avait cru précédemment. On avait très peu fait cas des idées de Stone jusqu’au jour où Pauling et lui prirent le même ascenseur et commencèrent à discuter. On dit qu’à la sortie, Pauling était convaincu par la théorie selon laquelle l’acide ascorbique pouvait protéger notre organisme de presque toutes les maladies.
A partir de ce moment-là, Pauling devint le défenseur de la vitamine C, en en conseillant des doses journalières d’au moins 1 000 mg pour tous les maux, allant du relativement bénin, comme le rhume, au mortel, comme le cancer. Il créa en 1970 le Linus Pauling Institute of Science and Médecine (Institut Linus Pauling pour la Science et la Médecine) pour soutenir les déclarations qu’il faisait. Néanmoins, le monde médical restait sceptique.
L’idée populaire faisant de la vitamine C un bon traitement contre le rhume a été largement soutenue en 1987 lorsqu’Elliot Dick, chef du Virus Research Laboratory (Laboratoire de Recherche sur les Virus) de l’Université du Wisconsin, montra que, d’une part, elle enrayait les symptômes et que d’autre part, elle réduisait la transmission du virus. En 1992, les chercheurs de la Cardiovascular Research Unit (Unité de Recherche en Cardiologie) de l’Université d’Édimbourg en Écosse montrèrent que le risque d’angine de poitrine était plus élevé chez les hommes ayant un faible taux de vitamine C. Aujourd’hui, il semble qu’on adhère davantage aux idées de Pauling car on sait que les radi¬caux libres sont néfastes pour l’organisme et que les anti-oxydants comme la vitamine C sont essentiels pour les combattre .
Linus Pauling (1901-1994)
Linus Pauling fut deux fois lauréat du Prix Nobel : Prix Nobel de Chimie en 1954 et Prix Nobel de la Paix en 1962. Ce dernier lui fut attri¬bué sans aucune raison officielle mais on pense généralement que c’est pour son action de mise en garde du monde quant aux dangers des essais nucléaires dans l’atmosphère. Son ouvrage No More War (Plus jamais de guerre) publié en 1958 et la pétition signée par 11 021 cher¬cheurs du monde entier qu’il présenta aux Nations Unies contribuèrent à la création du Traité sur l’interdiction des Essais Nucléaires qui fut signé le jour même où il reçut le Prix Nobel de la Paix.
Pauling reçut le Prix Nobel de Chimie pour ses travaux sur les fonde¬ments de la liaison chimique et la structure moléculaire. Sa plus grande réussite fut la compréhension de la façon dont les atomes se regroupent pour former des molécules et l’explication de leur structure. Son ouvrage, The Nature of the Chemical Bond (La nature de la liaison chimique), publié pour la première fois en 1939, est considéré comme un classique du genre.
Pauling a compris que la chimie était la clé pour la compréhension des molécules biologiques telles que les anticorps, l’hémoglobine et les protéines et celle de leur mode d’action. Il a découvert que les protéines peuvent s’enrouler suivant une hélice à ressort et il a failli déterminer la structure de l’ADN. Son article, publié en 1953 avec E. J. Corey, proposait une structure en triple hélice de l’ADN plutôt que la structure en double hélice qui valut à Maurice Wilkins, Francis Crick et James Watson leur prix Nobel en 1962.
Dans son pays, Pauling était considéré comme un non patriote et politiquement trop à gauche et, en 1950, il eut des démêlés avec le gouvernement des États-Unis au point de se voir refuser un passeport. En I960, il faillit aller en prison pour outrage au Congrès car il avait refusé de communiquer à une sous-commission les noms des personnes qui l’avaient aidé à collecter des signatures pour sa pétition antinucléaire.
Pauling publia ses réflexions sur la vitamine C dans deux ouvrages qui furent des best-sellers : Vitamin C and Common Cold (La vitamine C et le rhume) et How to Live Longer and Feel Better ?Comment vivre plus longtemps et se sentir mieux). Il conseillait de prendre une dose journalière de 10 000 mg de vitamine C. Il déclarait 4pe cela favorisait la longévité, améliorait la santé mentale et guérissait les infections. Il faisait remarquer que nos ancêtres primates étaient essentiellement végétariens et l’étude de l’alimentation d’un gorille lui a permis d’estimer que la dose journalière de vitamine C chez les primates était d’environ 10 000 mg. Il a pensé qu’une dose équivalente srait aussi bénéfique pour l’Homme.
Pauling contribua également à l’ouvrage du médecin écossais Ewan Cameron intitulé Cancer and Vitamin C (Cancer et Vitamine C) qui développait l’idée que l’acide ascorbique jouait un rôle important dans la prévention du cancer, mais ces auteurs n’affirmaient pas qu’il guérissait un cancer déjà bien avancé. Dans les années 1970, à l’hôpital de Vale of Leven à Loch Lomond ide, Cameron avait traité 100 patients souffrant d’un cancer avancé avec des doses de 10 000 mg de vitamine C et avait constaté qu’ils vivaient au moins deux fois plus longtemps que des patients dans la même situation mais non soumis à ce type de traitement. En 1976, les deux hommes publièrent leurs résultats dans une revue américaine influente Proceedings ofthe Natio¬nal Academy of Sciences. Cependant, d’autres médecins contestèrent leurs résultats car ils n’apportaient aucune preuve à leurs déclarations. Effectivement, l’étude de Cameron pouvait être prise en défaut en ce sens que les deux groupes (le groupe test et le groupe de contrôle) n’avaient pas suivi un protocole normalisé éliminant les variables parasites, ce qui invalidait probablement l’analyse.
La vitamine C continue de surprendre
En 1999, P. Samuel Campbell et ses collègues de l’Université de l’Alabama, aux États-Unis ont signalé que de très fortes doses de vitamine C pouvaient soulager du stress, du moins chez les rats. Ce travail soutenait des études antérieures concernant des femmes âgées et des coureurs de marathon à qui on avait administré de fortes doses de vitamine C : dans le premier groupe, on avait observé une amélioration des fonctions immunitaires et dans le second, une diminution des infections respiratoires. Dans l’étude de Campbell, les rats étaient stressés car ils étaient quotidiennement emprisonnés dans une petite cage grillagée durant une heure, et ce, pendant trois semaines. En leur administrant la méga-dose journalière équivalente pour les rats de vitamine C, ils étaient libérés du stress causé par l’emprisonnement. Les rats à qui on faisait subir le même traitement sans leur administrer de vitamine C souffraient de perte de poids, de baisse des taux hormonaux et avaient des taux d’anticorps dans le sang plus élevés. La vitamine C pourrait bien engendrer les mêmes bienfaits chez les humains stressés.
Pendant des années, on a toujours pensé que trop peu de vitamine C était dangereux et que tout excès n’était pas utilisé par l’organisme qui s’en débarrassait. Il semble maintenant que des taux élevés de vitamine C ne sont pas non plus souhaitables, comme l’ont montré les travaux de recherche menés par Ian Blair et ses collaborateurs du Center for Cancer Pharmacology (Centre de pharmacologie du cancer) de l’Université de Philadelphie en Pennsylvanie. En 2001, dans la revue Science, ils ont signalé que la vitamine C pouvait avoir des tendances pro-oxydantes, autrement dit qu’elle peut augmenter le taux de produits chimiques potentiellement nuisibles dans l’organisme. Ces derniers sont produits lorsque des peroxydes d’hydrogène gras réagissent avec la vitamine C pour former des aldéhydes insaturés qui peuvent être particulièrement nocifs pour l’ADN. Ils indiquent que ces résultats peuvent expliquer pourquoi des méga-doses de vitamine C ne protègent pas contre le cancer.
Pour finir, il y a certaines utilisations de la vitamine C qui sont à la limite du bizarre. Dans les années 1990, au Japon, on a fabriqué des collants avec des microcapsules incorporées contenant de la vitamine C. On disait que le frottement contre les jambes faisait libérer la vitamine C, que ces collants avaient un effet rafraîchissant et refroidissant, qu’ils donnaient des jambes plus saines et belles. Et si vous croyez à tout cela…