Fatigue persistante,burnout et valeurs sociales
Nous vivons actuellement dans une société axée sur la performance et le rendement où le repos dans la passivité se voit taxé d’une valeur négative et l’activité survalorisée. Ces changements dans les valeurs sociales ont envahi le monde du travail et modifié les règles du jeu. Ils ne sont pas sans lien avec l’augmentation du syndrome de fatigue chronique et l’accroissement du nombre de burnout dans tous les corps d’emploi, dans toutes les catégories d’employés, mais particulièrement chez les cadres intermédiaires.
Christophe Dejours (1993) a développé un point de vue psychosomatique de ce phénomène propre au xxie siècle. Selon lui, les contraintes organisationnelles prévalant dans plusieurs milieux de travail ont des effets néfastes sur la santé mentale des individus parce qu’elles les placent dans des situations conflictuelles impossibles à résoudre psychiquement. D’une part, on exige d’eux une performance toujours plus grande, mais sans nécessairement leur fournir les moyens pour y arriver. Coincés entre l’obligation de fournir un travail de qualité toujours supérieure et l’incitation à plus de rendement en raison de la surcharge de travail, ils n’ont bientôt plus aucune porte de sortie. Les évaluations périodiques et les menaces de rétrogradation, quand ce n’est pas de licenciement, les poussent à se concurrencer les uns les autres. En conséquence, un climat de méfiance et de peur s’installe et prend la place d’une saine collaboration où ils pourraient puiser du réconfort et prendre plaisir au travail en équipe. Les tentatives de discuter de ces conditions impossibles avec les gestionnaires en autorité s’avèrent la plupart du temps infructueuses, de sorte que les individus se voient de plus en plus forcés à collaborer dans des pratiques et des façons de faire que, moralement, ils réprouvent. Ils sont constamment en conflit de valeurs, alors qu’on leur renvoie sans cesse l’image de leur incompétence à répondre aux attentes. L’entière responsabilité d’un système défaillant retombe sur leurs épaules sans qu’ils puissent y apporter de remède.
Les constatations de Dejours rejoignent mes propres observations cliniques. Plusieurs cadres intermédiaires et des employés de premier niveau venus me consulter pour un burnout étaient aux prises avec de tels conflits engendrés par une situation souvent absurde et sans solution. Ces situations aberrantes ont un effet débilitant, car il est impossible de métaboliser psychiquement les tensions qu’elles suscitent, d’abord parce qu’il n’y a aucune issue possible, ensuite parce que l’absurdité empêche la mise en sens du malaise ressenti. En réalité, ces conditions de travail agissent comme de véritables traumatismes. Parce que ces situations sans issue sont encore mal connues et incomprises, l’individu, même s’il essaie d’en parler, se retrouve souvent isolé. Et quand, submergé, il craque et se décide à consulter, bien souvent il se bute là aussi à un mur d’incompréhension, car il n’est pas rare qu’il soit considéré par les soignants eux-mêmes comme l’unique responsable de son inadaptation au travail et traité comme un malade. Or, rien n’est plus faux: le conflit auquel il a à faire face ne se situe pas à l’intérieur de lui, comme c’est le cas pour le déprimé, mais bien entre son propre idéal, ses valeurs, et celles du milieu de travail qui sont totalement irréalistes. Dans un pareil cas, l’individu ne peut que se soumettre, mais c’est au prix de l’aliénation, car, confronté à un conflit insoluble, le psychisme voit ses capacités d’élaboration mentale sidérées. L’autre solution serait de démissionner, mais au risque de retrouver des conditions semblables ailleurs.
La fatigue chronique, comme on le voit, est une souffrance qui engage autant le corps que l’esprit. Souvent, elle concerne l’économie psychosomatique de l’individu qui en souffre, sa difficulté à s’abandonner au repos, sa peur d’être confronté à son vide intérieur et de sombrer dans la dépression. Ce volet individuel ne doit toutefois pas nous faire oublier que ce syndrome peut parfois être engendré par les valeurs qui prévalent dans notre société moderne axée sur la rapidité et la performance. Face à ce problème social, une réflexion collective demeure à faire.