Des stratégies contre les émotions dérangeantes
L’arrive que, même si on s’efforce de penser à une situation difficile, on ne fait que ressasser des faits qui alimentent notre colère ou notre anxiété. Au lieu de progresser dans la compréhension de ce qui nous dérange, on a le sentiment de tourner en rond et parfois même d’augmenter la souffrance. Quand la pensée ne soigne plus, c’est sans doute parce qu’à notre insu quelque chose fait obstacle à la fluidité des informations dont elle a besoin pour opérer : soit l’émotion ne parvient pas à la conscience, soit nous n’avons pas un libre accès aux images mentales nécessaires pour mener à une solution satisfaisante. Plusieurs causes peuvent expliquer ces blocages dans la circulation des informations. Le contrôle que l’on peut avoir sur nos sentiments et sur les pensées qui y sont rattachées en est une. Lorsque certains sentiments ou pensées nous troublent, soit parce qu’on les condamne, soit parce qu’ils éveillent en nous de la honte, un réflexe naturel est de les chasser de notre conscience. Pour y parvenir, le psychisme a recours à diverses stratégies mentales appelées mécanismes de défense. En écartant de la conscience ce qui pose problème, ils nous permettent de poursuivre nos activités quotidiennes sans être trop importunés, mais, en même temps, ils entravent le travail de l’imaginaire. L’évacuation rapide de la tension par un geste impulsif peut aussi nuire à la pensée, car elle empêche l’apparition des représentations. Les ratés du travail mental peuvent aussi résulter d’une difficulté du psychisme à enregistrer l’événement traumatique dans la mémoire à long terme.
Les ruses de l’esprit pour oublier
On appelle mécanismes de défense l’ensemble des stratégies inconscientes mises en place par le Moi pour se protéger contre les pulsions ressenties comme dangereuses, ou contre des événements source d’excitation déplaisante17. Ils peuvent être mis en branle lorsqu’il y a conflit entre une pulsion ou une émotion et les règles éthiques qui la condamnent, par exemple un désir coupable envers une personne en autorité ou une intention de nuire à un collègue. La stratégie défensive vise alors à empêcher la prise de conscience de cette pulsion ou émotion. Les défenses peuvent aussi se déployer pour des motifs narcissiques, comme lorsque la prise de conscience d’une pulsion ou d’une émotion risque d’entacher l’estime de soi et d’entraîner un sentiment de honte intolérable. La plupart des mécanismes de défense se développent et agissent à notre insu. Ils diffèrent les uns des autres selon leur manière d’agir, soit en empêchant la prise de conscience d’une représentation, soit en s’attaquant à l’émotion elle-même. To us sont l’œuvre du Moi, sorte d’opérateur interne chargé de guider le comportement en conciliant nos besoins et nos pulsions avec les exigences du monde extérieur et de la réalité. Bien qu’ils soient souvent nécessaires à l’adaptation immédiate, ils ont tous un impact sur les processus de pensée parce qu’ils soustraient à la conscience un aspect de la vie émotionnelle.
La psychanalyse recense un grand nombre de mécanismes de défense dont les principaux sont le refoulement, le déni et la répression. Tous les autres nécessitent la mise en place préalable du refoulement ou du déni. Pour comparer leurs effets sur le travail homéostatique de la pensée, je ne retiendrai que ces trois chefs de file qui sont, comme l’explique Dejours (1989), trois façons «d’oublier» une réalité intérieure source de tension et de déplaisir. Dans un esprit de continuité, je reprendrai les exemples fictifs qui m’avaient servi, dans La pensée qui soigne, à montrer les différentes manières d’utiliser le comportement et l’élaboration mentale pour composer avec la tension interne. Ici, ils serviront à comparer l’efficacité de leur processus de pensée en fonction du mécanisme de défense privilégié par chacun. Je rappelle le contexte : M. La Sagesse, M. Timoré, M. Presto et M. Roger Bontemps sont confrontés à une situation conflictuelle au sein de leur groupe de travail. Chacun compose différemment avec la tension en utilisant le comportement ou le travail psychique. À ces quatre personnages, j’en ajouterai un cinquième, M. Méfiance, afin de couvrir les trois mécanismes retenus.
Un oubli qui conserve : le refoulement
Durant la réunion, au moment où le conflit éclate, M. La Sagesse exprime immédiatement son désaccord, sans élever la voix et en évitant des propos blessants pour les individus présents. Un de ses collègues le dérange et il se surprend à vouloir défendre le plus jeune sur qui 1 on s acharne. Voyant que certains ont du mal à contenir leur colère, et de crainte d’être lui-même débordé par l’émotion qui l’amènerait peut-être à dire des choses déplacées, il propose l’ajournement de la réunion et la reprise de la discussion quelques jours plus tard, afin que chacun ait le temps de décanter sa réaction première et d’y voir plus clair. Une fois à la maison, en relatant l’événement à sa conjointe, il s’aperçoit que l’incident Ta remué plus qu’il ne l’avait d’abord cru. Il sait, par expérience, qu’il ne sert à rien de s acharner à vouloir démêler ses pensées quand 1 émotion prend toute la place. Pour laisser sortir le surplus de tension, il se livre à une activité sportive en soirée, après quoi il se met au lit. Malgré la détente procurée par l’exercice physique, le sommeil tarde à venir. Une tristesse qu’il s’explique mal l’envahit : il a l’impression d’avoir échoué à maintenir l’harmonie au sein du groupe. Pourtant, il sait qu’il n’est pour rien dans l’éclatement de ce conflit. Il reste présent à ces émotions et aux pensées qui viennent, sans chercher à les comprendre. Au bout d’un moment, il finit par s’endormir. Durant la nuit, il rêve d’une situation farfelue dans laquelle il doit traverser plusieurs obstacles, aider des gens mal pris. Il constate son impuissance à les secourir et en ressent une grande tristesse. Les gestes qu’il pose pour leur venir en aide
empirent la situation. Parmi les personnages de son rêve, il reconnaît un ancien professeur du secondaire et son frère cadet récemment décédé. Malgré les difficultés éprouvées, le rêve connaît finalement un dénouement heureux. Au réveil, sans trop comprendre pourquoi, M. La Sagesse se sent mieux.
C’est parce qu’il sait être présent à ses sentiments, qu’il les laisse 1 habiter et nourrir sa pensée, que la venue du rêve est possible. Les images qui le composent ne reproduisent pas la réalité à la lettre, preuve qu un travail de liaison est à l’œuvre. Peut-être que M. La Sagesse a eu des pensées agressives envers un collègue durant la réunion et a éprouvé le désir de favoriser son préféré. Comme sa conscience réprouve ces pensées, il était aux prises avec une situation conflictuelle à résoudre. Les pensées condamnées ont été mises en latence et, durant la nuit, elles ont été reprises par les images du rêve où elles se sont associées à d’autres représentations issues de situations antérieures et porteuses des mêmes émotions : le professeur qui le mettait en colère et le frère cadet qu’il aimait protéger. La situation émotionnelle qui l’avait troublé la veille trouve son sens en s’intégrant aux chaînes associatives déjà existantes : c’est le refoulement qui permet au psychisme de la classer et de «l’oublier». Cette opération canalise la tension physique de l’émotion en lui trouvant une issue mentale, d’où le sentiment de mieux-être au réveil.
Parmi tous les mécanismes de défense, le refoulement occupe une place à part. Contrairement à ce que le sens populaire croit souvent, il n’est pas nécessairement néfaste. Au contraire, il s’agit de la stratégie défensive la plus adaptée. Dans notre exemple, ce mécanisme inconscient vise à exclure de la conscience une représentation jugée menaçante par le Moi, mais celle-ci n’est pas vraiment oubliée puisqu’au terme du processus elle se retrouve à l’intérieur du psychisme, dans l’inconscient. Comme je me plais souvent à le dire, le refoulement joue à cache-cache avec la conscience : il nous permet de croire que telle ou telle pensée ne nous appartient pas, mais une partie de nous sait qu’il n’en est rien. Parce qu’il conserve en archives les pensées qu’on cherche à oublier,celles-ci pourront servir de référence à l’imaginaire aux prises avec un problème émotionnel à résoudre. Par exemple, M. La Sagesse pourrait, s’il laissait les images de son rêve imprégner sa conscience, prendre conscience des similitudes entre la personnalité du professeur de secondaire et celle du collègue de travail à qui il a réagi la veille. Puisqu’il avait souvent été en conflit avec ce professeur, ce lien l’aiderait à s’avouer la colère ressentie contre son collègue. L’évocation de son frère bien-aimé pourrait lui rappeler l’affection qu’il ressent envers le plus jeune de son équipe et l’aider à reconnaître son désir de le protéger, ce qui, il le sait bien, ne ferait qu envenimer la situation. Cette double prise de conscience 1 aiderait à porter un regard plus objectif sur la situation conflictuelle, à nuancer ses réactions et à réajuster son attitude.
Même si la plupart du temps le refoulement contribue à enrichir les possibilités de travail mental, il arrive parfois qu’il y fasse obstacle. C’est ce qui arrive à M. Timoré. Durant la réunion, il ressent un mélange de colère, de tristesse et de déception. Rapidement, la colère cède la place à une peur paralysante qui embrouille ses pensées. L’ambivalence s’installe, il n’arrive plus à savoir ce qu’il pense des arguments des uns ou des autres. Une fois la réunion terminée, l’anxiété ne le quitte pas. Pendant la soirée, il revoit les événements de la journée, extrapole à propos des conséquences épouvantables de ce conflit sur le climat de travail. Il se surprend à être en colère contre celui qui a provoqué la discussion, mais se reproche immédiatement son sentiment et chasse ses pensées. Un détail lui revient constamment en mémoire : le regard du chef de service dans lequel il a cru lire un reproche. Il est hanté par l’idée que ce dernier le croit responsable de la mauvaise tournure de la réunion. Intérieurement, il cherche à se justifier, mais il a de plus en plus l’impression d’être le grand responsable de toute cette mésentente. Une fois au lit, l’angoisse l’empêche de trouver le sommeil. Plusieurs événements passés où il a fait des erreurs lui reviennent en mémoire et l’obsèdent. Il rumine ses pensées, et son anxiété, au lieu de diminuer, n’en est que plus vive. Après quelques heures d’insomnie, il se décide à prendre un calmant. Il s’endort enfin, mais un cauchemar le réveille brusquement. Dans son un homme, qu’il identifie comme son patron bien qu’il n’en ai tout à fait l’apparence, le pointe du doigt et le menace de renvoi l’accusant d’une peccadille. Il veut se défendre, mais ne trouve d’argument. Un détail insolite attire son attention: le doigt accusateur porte un jonc qui lui rappelle vaguement quelque chose pouvoir trouver de quoi il s’agit. Après ce rêve, il ne parvient à se rendormir et retombe dans la rumination de sa culpabilité.
M. Timoré est conscient des sentiments et des pensées qui 1′ bitent. Cependant, tout ce qui touche la colère le rend si inconfo table que, quand les images qui s’y rattachent apparaissent, éprouve une forte culpabilité et s’empresse de les repousser. C’ ainsi qu’il se cache à lui-même son plaisir à voir son collègue, qu’ n’estime pas beaucoup, se retrouver en mauvaise posture. Sa culpabilité l’amène à se fustiger de reproches et à craindre une punition sans lien avec les faits réels. Le cauchemar tente de solutionner le conflit. Parce que le patron y apparaît déformé, on voit que le psychisme a réussi à lier l’événement à certains souvenirs enregistrés dans sa mémoire, souvenirs qui se condensent dans ce personnage inconnu dont le doigt porte un jonc. Le refoulement a donc eu lieu. Mais parce que cette image rappelle trop bien ce qu’il cherche à nier, l’angoisse le submerge et interrompt le rêve. Une fois éveillé, comme il continue de nier ses pensées animées par la colère, celles-ci ne peuvent participer à un travail de pensée efficace. S’il avait moins peur d’elles, il reconnaîtrait peut-être dans le personnage du patron un professeur qui l’avait réprimandé jadis parce qu’il avait battu un petit copain, ou encore sa mère qui portait un jonc semblable la fois où elle l’avait vertement sermonné parce qu’il avait humilié un petit cousin. Ce travail mental pourrait l’amener à reconnaître son désir de voir son collègue humilié par le patron. Un tel aveu est nécessaire pour être capable d’admettre son caractère exagéré et d’éprouver un sentiment de compassion envers son collègue. Parce qu’il se refuse à admettre qu il éprouve de la colère, la pensée tourne à vide et ne fait qu’augmenter son malaise.
Quand la pensée s’accroche ainsi et ne parvient pas à résoudre le problème, c’est parce qu’une émotion ou une pensée jugée trop menaçante pour le Moi cherche à se manifester. Pour éviter qu’elle ne parvienne à la conscience, le psychisme déploie d’autres mécanismes qui viennent renforcer le refoulement. On parle alors de contre-investissement. Dans notre exemple, c’est le mécanisme de négation des pensées agressives qui agit comme contre-investissement. Il en existe plusieurs autres qui, bien qu’ils fonctionnent un peu différemment, poursuivent le même but : celui d’empêcher la représentation refoulée d’accéder à la conscience. Les contre-investissements sont souvent à l’origine des cercles vicieux dans lesquels la pensée s’enlise. Parce qu’ils nuisent à l’élaboration mentale, la personne qui tente de s’y livrer ne parvient qu’à ruminer des pensées noires ou amères, à entretenir des émotions pénibles comme une anxiété envahissante, une culpabilité exagérée, une amertume sans fin. On voit ce cercle vicieux à l’œuvre chez M. Timoré. La culpabilité consécutive à la condamnation de son agressivité engendre des pensées qui ne font qu’intensifier cette dernière. Parce que le véritable sentiment, la colère, est constamment nié, la pensée s’acharne sur une autre émotion, la culpabilité, et ne peut pas, de ce fait, soulager la tension ni mener vers des solutions nouvelles. La plupart du temps, le sentiment conscient renforcé par ce cercle vicieux apparaît injustifié et disproportionné en regard de la situation actuelle : M. Timoré se sent coupable de tout et de rien, il craint le pire pour des peccadilles qu’on peut à peine lui reprocher. Consciemment, il cherche à justifier sa culpabilité en multipliant les reproches, mais la vraie raison de celle-ci lui échappe. En réalité, il se sent coupable de ses pensées agressives, mais il l’ignore puisqu’il les repousse sans cesse.