Des émotions et des sentiments: Le sentiment
Ces messages acheminés du cerveau vers le corps se produisent en dehors de toute participation du psychisme, et tout ce processus échappe à la conscience. Pour ressentir la tristesse, il faut une cinquième étape qui n’est pas automatique. Cette fois-ci, le message emprunte la voie inverse qui va du corps vers le cortex. Lorsqu’il l’intercepte, le tronc cérébral fait une sorte de photographie de l’état physiologique modifié par l’émotion, que l’on désigne par le terme de «carte du corps». Cette i .i rte est acheminée au cortex préfrontal, principalement à une zone . appelée «insula» , qui la transforme en image mentale. Ce n’est qu’alors que nous devenons conscients d’être émus et que nous pouvons nommer notre tristesse.
Comme cette étape ne se produit pas obligatoirement, une émotion peut nous habiter sans que nous le sachions. Peut-être avez-vous déjà senti des larmes emplir vos yeux sans être en mesure de dire pourquoi vous pleurez ni d’identifier le sentiment qui vous habite.
Le sentiment n’est pas qu’une simple perception passive par li 11 i veau de l’état émotionnel du corps. Pour interpréter la carte, le i ni lex fait appel à la mémoire qui lui permet de comparer l’émo- llmi .utuelle avec les expériences passées en vue d’en faire une Mimlyse pointue et personnalisée. C’est ainsi qu’à partir d’un même physiologique encarté par les niveaux inférieurs, par exemple de la tristesse, le sentiment perçu peut revêtir toutes les mi.iinés possibles de cette émotion comme la peine, la nostalgie, lu mélancolie, le regret, et cela suivant le contexte.
Savoir compose avec ses émotions
- La régulation affective et l’adaptation
Pour plusieurs raisons, la régulation affective constitue un élément déterminant dans l’équilibre émotionnel et l’adaptation à l’environnement. Elle est à la base d’une saine estime de soi où prédominent les affects positifs à l’égard de soi-même (affection, tolérance, vitalité, générosité) et qui confèrent une autonomie iillei tive favorable à l’établissement de bonnes relations interpersonnelles. L’adulte qui a échoué à réguler ses émotions n’atteint I’.ri cette autonomie et acquiert une faible estime de lui-même marquée par des affects négatifs (honte, colère, rage, dépression).
Ses relations sont égocentriques, il a besoin de l’autre pour se rassurer et contrôler ses émotions, et se montre peu apte à la sollicitude et à l’amour altruiste. La régulation des affects négatifs aide tolérer la solitude. En effet, une colère trop intense ou une honte tyrannique rendent les moments de solitude pénibles en raison île la crainte d’être abandonné suscitée par ces émotions. Une lu inné régulation des affects se reflète également dans la stabilité île l’humeur et dans une capacité à récupérer plus rapidement îles états de détresse émotionnelle pour retrouver une sérénité Intérieure. Elle permet aussi de contenir l’émotion, si inconfortable soit-elle, le temps nécessaire pour que l’imaginaire lui trouve une issue psychique.
Apprendre à réguler ses émotions : la première tâche du nouveau-né
À la naissance, l’enfant est incapable de composer seul avec la tension interne. Quand une émotion se déploie, elle le submerge et il dépend entièrement des soins de l’environnement pour le maintien de son homéostasie. La première tâche qui l’attend est donc d’apprendre à réguler par lui-même ses émotions, ce qui lui permettra, progressivement, d’utiliser la pensée dans le maintien de son homéostasie et de s’exprimer en paroles plutôt qu’en actes durant les moments de tension émotionnelle, deux habiletés essentielles pour l’adaptation. Les récentes découvertes des neurosciences montrent que la régulation émotionnelle correspond à la maturation du cerveau droit qui se fait durant les deux premières années de vie par l’établissement du lien d’attachement entre un nourrisson et sa mère. Les théories du développement affectif et social de l’enfant ont toujours insisté sur l’importance de ce lien pour l’acquisition d’un sain équilibre émotionnel. Élaborées à partir de la clinique et de l’observation d’enfants en bas âge, elles trouvent dans ces découvertes un fondement biologique qui les confirment.
À la naissance, le cerveau n’a pas encore atteint sa pleine maturité et c’est l’hémisphère droit qui se développe en premier. Celui-ci est programmé pour s’accoupler au cerveau droit de la mère qui, lui-même, est structuré pour détecter et interpréter les signaux corporels du bébé et ajuster son comportement selon ses besoins. Les pères peuvent-ils assumer cette fonction ? Les acquis récents des neurosciences révèlent que le cerveau droit féminin est spécialement équipé pour détecter les messages émotionnels inconscients émis par le cerveau droit d’un autre être humain. C’est pourquoi les femmes sont en général plus aptes à l’empathie que les hommes. Parce que le lien d’attachement premier se construit dans une communication en grande partie inconsciente, on croit que la mère, dont le cerveau droit est particulièrement sensible aux messages inconscients émis par celui d’un nourrisson, serait potentiellement plus adéquate que le père dans cette tâche. La capacité de la mère à assumer cette fonction dépend
Cependant de la façon dont elle-même a pu établir un lien d’attachement sain avec sa propre mère.
Les premiers émois à réguler : la joie et la colère A la naissance, l’homéostasie du nourrisson dépend de la capacité i le la mère à entrer en relation affective avec lui de manière à doser les stimulations: ni trop fortes, pour éviter qu’il soit submergé, ni Irop faibles, car un minimum de stimuli est nécessaire pour susci- ler son intérêt, l’éveiller à la relation et lancer son développement. I eurs échanges vont lui faire connaître deux sortes d’expériences: îles situations stimulantes qui vont lui enseigner à réguler les ,de plaisir et des expériences calmantes où il apprendra à i t imposer avec les affects négatifs.
Même si plusieurs émotions sont déjà programmées géné- li«|uement, elles ne s’expriment pas toutes d’emblée, certaines nécessitant un début de conscience de soi pour apparaître. Au ilébut, dans les périodes d’éveil, le bébé ne connaît que deux états «émotionnels : un état de contentement et de bien-être où il est réceptif aux échanges sociaux, et un état de détresse où il a besoin i|ue l’adulte vienne l’apaiser. Son cerveau nécessitant le contact rtVec un cerveau adulte pour se développer, le visage de la mère exerce sur lui un grand attrait qui le pousse à rechercher les contacts visuels, tactiles et auditifs avec elle. Les premières stimuli ions maternelles déclenchent les premières émotions de joie et plaisir. Quand le bébé ressent de l’inconfort, il éprouve une tolère primitive qui s’exprime par des cris, des gesticulations. Si la mère sait bien doser stimulations et moments de calme, l’enfant apprend à réguler ces affects et de nouvelles émotions pourront l.me leur apparition.
Les longs échanges de regards entre la mère et son bébé sont un canal puissant de transmission inconsciente des influences réciproques. Les pupilles élargies du bébé déclenchent chez la mère ni) comportement maternant. Une communication s’engage entre lr . deux, échange qui suscite chez le nourrisson une excitation pl.lisante. Afin de réguler cette émotion intense, la mère ajuste intuitivement son niveau d’activité à celui de l’enfant. Plus elle y parvient, plus leur relation se synchronise, plus les deux éprouvent un état de bien-être et de plaisir réciproque. Il arrive forcément des moments où la réponse maternelle est désaccordée par rapport à l’état interne de l’enfant, ce qui provoque en lui une élévation de la tension, mais habituellement la mère le détecte, se réajuste rapidement et l’enfant récupère. Ces brefs moments de désaccord sont aussi importants que l’ajustement, car, dans la mesure où ils ne dépassent pas les capacités de l’enfant à les tolérer, ils contribuent à l’acquisition du sens de la réalité. Peu à peu, le nourrisson s’attache à la mère qui sait calmer sa tension, induire des états de bien-être et lui permettre d’éprouver des affects de plaisir.
Une nouvelle émotion à réguler: la honte
Vers l’âge de 12 à 18 mois, l’enfant acquiert la capacité de marcher. Cette maîtrise lui ouvre de nouvelles perspectives sur le monde et lui confère une émotion d’euphorie qui le pousse à tenter toutes sortes d’acrobatie. Les échecs vécus lors de ces essais, ou encore les moments où ses péripéties suscitent la désapprobation de l’adulte déclenchent une émotion nouvelle: la honte. Celle-ci vient temporiser les élans grandioses irréalistes. L’enfant ne peut pas réguler par lui-même la souffrance induite par cette émotion : il a besoin d’être rassuré quant à ses capacités et sa valeur. Ici aussi, une réponse empathique de la mère lui est nécessaire. Si celle-ci sait doser les frustrations, imposer des limites adaptées aux capacités de l’enfant, si, devant ses échecs inévitables, elle répond à sa honte par une attitude aimante, sans l’humilier, l’enfant se sent aimé malgré ses maladresses et ses écarts de conduite. Il peut alors supporter cette émotion négative mais nécessaire, et apprendre à composer avec elle. À petites doses, la honte aide l’enfant à ajuster son comportement à la réalité tout en lui permettant d’acquérir une estime de lui réaliste qui tient compte de ses capacités, mais aussi de ses limites. La capacité à composer avec cette émotion joue un rôle décisif dans l’atteinte de l’autonomie affective. À trop fortes doses, par exemple si l’enfant est humilié ou ridiculisé, confronté à des exigences trop grandes pour ses capacités et, par conséquent, mis trop souvent en situation d’échec, la souffrance s’installe et lisse un nid pour de futurs troubles de l’estime de soi et de la capacité relier aux autres sans dépendance affective.
Un effort pour ignorer la honte : la rage narcissique
Le développement se poursuivant, l’euphorie et la toute-puissance ilr l’enfant devant ses nouvelles capacités s’effondrent parce que, de plus en plus confronté à ce qu’il ne parvient pas à faire seul, il mm lise son impuissance et sa dépendance à l’autre. Cette phase est éprouvante pour l’enfant, qui vit beaucoup d’ambivalence: autant
II souhaite tout faire seul pour affirmer son autonomie, autant il craint de perdre l’affection et le support maternels. L’enfant de 18 mois à 2 ans semble ne pas savoir ce qu’il veut: à un moment il repousse l’aide, à un autre il la réclame avec colère. Une autre émo- Ikhi concomitante à la honte apparaît alors: la rage narcissique. Il N’agit d’une colère intense destinée à protéger l’enfant contre la douleur morale suscitée par la prise de conscience de ses limites. Elle »’exprime par des crises motrices, des hurlements, un rejet agressif île l’aide proposée par l’adulte. Cette phase où l’enfant explose est M ni vent difficile à traverser pour les parents. Encore ici, une réponse lerme mais aimante, qui sait respecter le narcissisme blessé de l’enfant, est nécessaire pour qu’il apprenne à réguler cette violence.
La régulation de l’agressivité est primordiale pour la poursuite ilii développement de la pensée. En effet, il faut être en mesure de l.i contenir pour que des images apparaissent et que des pensées ne construisent. Etre capable de tolérer l’agressivité, si intense soit- elle, sans exploser, constitue la condition de base pour l’apprentis- Miige futur de l’utilisation du langage comme moyen d’exprimer •iiin mécontentement. Il est à noter que toutes ces émotions – honte, exaltation, rage narcissique – apparaissent avant l’acquisition du huilage. Ces expériences affectives très intenses sont donc vécues dans l’intimité sans que l’enfant ait la possibilité de partager son vécu verbalement. L’empathie de l’adulte qui peut, lui, mettre des mots sur cette souffrance,et d’autant plus importante que l’enfant dépend de sa réaction pour réguler sa tension interne.
L’apparition d’émotions évoluées : la sollicitude, la tristesse et la culpabilité
Si tout se passe bien, peu à peu les crises diminuent. Vers l’âge de deux ans, deux ans et demi, l’enfant devient capable d’une colère plus modérée. L’attachement se renforce, l’amour altruiste fait son apparition. Le cerveau gauche connaît alors sa première poussée de croissance: c’est l’âge de l’acquisition du langage et de la capacité de penser. L’enfant qui devient plus conscient de lui-même et de l’autre commence à ressentir de la considération pour ce que l’autre éprouve. Avec l’arrivée de la sollicitude, de nouvelles émotions plus évoluées prennent place. La conscience d’être séparé aboutit à la tristesse. Cette émotion était déjà présente depuis la naissance, mais ne se vivait que corporellement par une baisse d’énergie vitale sans que le nourrisson ne ressente la tristesse. Avec la conscience croissante de son statut d’être séparé, l’enfant devient capable d’éprouver ce sentiment. Les conflits avec la mère lui font vivre une expérience de perte d’affection temporaire. Parce que le sentiment de tristesse prolonge l’effet de l’émotion en lui, les moments de heurt avec la mère ne se dissipent plus aussi vite qu’avant; ils continuent à se manifester en pensée dans l’esprit de l’enfant durant de longues périodes: c’est la condition nécessaire pour qu’il apprenne à réguler ses sentiments par la pensée.
La culpabilité apparaît ensuite lorsque l’enfant maîtrise le langage. Elle se manifeste par le désir de réparer ses gaffes soit en faisant un câlin, soit en offrant un cadeau à la personne qu’il croit avoir blessée. Elle témoigne de l’intériorisation des valeurs morales et des normes parentales, de même que de la capacité à se mettre à la place de l’autre, à ressentir la souffrance qu’il a pu lui infliger par son comportement. La culpabilité demande la participation plus grande du cerveau gauche, tandis que les émotions qui la précèdent sont l’apanage du cerveau droit. C’est pourquoi son apparition signe une plus grande maturité.Ce détour par la biologie des émotions nous aura appris qu’elles s’élaborent dans les profondeurs de notre corps et qu’il est impossible d’y échapper. Toutes, même celles qui ont mauvaise presse, sont nécessaires à l’adaptation. Les émotions positives sont en générale plaisantes et ne demandent aucun travail de pensée, elles peuvent aussi être sources de tension lorsqu’elles sont trop Intenses. Les émotions négatives sont souvent plus perturbations, Lorsqu’elles nous font souffrir, elles incitent à un travail psychique afin de leur trouver une voie de canalisation mentale. I’ h quels mécanismes ce travail opère-t-il sur l’émotion? Ce sera du prochain chapitre.