Cerveau sexe et pouvoir : quand l'expérience forge nos têtes
Les images du cerveau fascinent. Voir des régions qui « s’allument» différemment chez les hommes et les femmes laisse penser qu’on détient enfin la clef qui va permettre de comprendre nos différences. Mais ces images ne sont qu’une représentation instantanée du fonctionnement cérébral. Elles ne disent rien sur l’origine des différences. Car le fonctionnement du cerveau n’est pas fixé une fois pour toutes. Il évolue en permanence, en fonction des événements vécus par l’individu.
L’apprentissage d’une langue, la pratique de la musique, l’entraînement à mémoriser l’espace, conduisent à des remaniements prononcés des circuits de neurones qui ne sont jamais figés, qui se font et de défont au gré des expériences vécues. Il en résulte que personne ne possède exactement le même cerveau, y compris les vrais jumeaux. Le cerveau est en quelque sorte notre livre d’histoire personnel, témoin du passé et ouvert sur l’avenir.
Il n’est donc guère étonnant de constater des différences cérébrales entre les hommes et les femmes qui ne vivent pas les mêmes expériences dans leur environnement social et culturel. Dans nos sociétés occidentales, les petits garçons sont initiés très tôt à la pratique des jeux collectifs de plein air (comme le football), particulièrement
favorables pour apprendre à se repérer dans l’espace et à s’y déplacer. Ce type d’apprentissage précoce facilite la formation de circuits de neurones spécialisés dans l’orientation spatiale où les hommes excelleraient. En revanche, cette capacité est sans doute moins sollicitée chez les petites filles qui restent davantage à la maison, situation plus propice à utiliser le langage pour communiquer. Garçons et filles, souvent éduqués différemment, mettent en place des stratégies cérébrales différentes. Mais ces divergences cérébrales sont bien moins fortes qu’entre un avocat et un rugbyman, ou entre une pianiste et une championne de natation !
À chacun son cerveau:
L’apprentissage modifie la structure et le fonctionnement du cerveau humain, non seulement pendant l’enfance, mais aussi à l’âge adulte. On parle de «plasticité cérébrale» pour décrire les processus de modelage des circuits de neurones en fonction de l’expérience vécue. Car il s’agit bien de changements de formes des connexions entre neurones, qui se modifient au cours du temps. Cette plasticité cérébrale est à l’œuvre dans la vie quotidienne pour assurer l’apprentissage et la mémoire, mais aussi pour compenser des défaillances en cas de lésions cérébrales. Un cas extrême est celui de jeunes enfants souffrant d’épilepsie intraitable par les médicaments, et pour qui la seule solution consiste à enlever un hémisphère cérébral entier ! Après une période de réadaptation, ces enfants récupèrent de la paralysie et parviennent à lire, à écrire et à suivre une scolarité normale.
Un pas énorme dans nos connaissances du cerveau a été franchi grâce aux nouvelles techniques d’imagerie cérébrale. On dispose à présent d’outils fabuleux comme l’IRM, qui permet de voir le cerveau vivant en train de fonctionner. Toute une cartographie de régions activées dans les fonctions sensorielles, motrices, cognitives a été dévoilée. Ces études ont aussi révélé l’importance de la variabilité individuelle dans le fonctionnement du cerveau. Si par exemple, on compare l’activité cérébrale de différents sujets en train d’effectuer un test de calcul mental, le résultat est éton nant : pour un même score de réussite au test, les cerveaux ne sont pas mobilisés de façon identique. L’IRM montre en effet l’activation simultanée de plusieurs aires cérébrales, les unes communes à tous les sujets et les autres radicalement différentes. En somme, pour atteindre les mêmes performances, chaque individu a sa propre façon d’activer son cerveau, ce qui reflète autant de stratégies individuelles pour réaliser le calcul mental.
La construction du cerveau:
Le petit humain vient au monde avec un cerveau largement inachevé : il possède un bon stock de neurones – 100 milliards ! mais peu de voies nerveuses pour les faire se connecter entre eux. On estime que seulement 10 % de ces connexions, appelées synapses, sont présentes à la naissance. Les 90 °/o restant vont se mettre en place progressivement jusqu’à l’âge de 18-20 ans. Chez le chaton, entre 10 et 30 jours après la naissance, le nombre de synapses par neurone passe de 100 à 12000. Et c’est encore plus chez l’humain! A l’âge adulte, on se retrouve avec un million de milliards de synapses qui relient nos 100 milliards de neurones.
En moyenne, chaque neurone est en communication avec 10 000 autres ! Or, face à ces chiffres astronomiques, seulement 6 000 gènes interviennent dans la construction du cerveau. Cela signifie que les gènes ne peuvent pas à eux seuls contrôler la formation des milliards de synapses du cerveau. Ils jouent en revanche un rôle déterminant au cours du développement embryonnaire pour guider la mise en place du plan général d’organisation du cerveau : formation des hémisphères, du cervelet, du tronc cérébral….
En observant précisément le dessin des circonvolutions du cortex cérébral, on trouve de grosses différences d’un individu à l’autre, y compris entre les vrais jumeaux. Cette variabilité anatomique individuelle n’a que peu à voir avec les gènes. Elle résulte surtout de l’expérience propre à chacun sensations, émotions, histoires vécues qui, dès le plus jeune âge, influence la construction du cerveau. La stimulation de l’œil par la lumière, par exemple, est indispensable à une bonne connexion des neurones pour acheminer les informations
visuelles depuis la rétine jusqu’au cortex cérébral. De même, toutes sortes de stimulations de l’environnement vont guider la mise en place des réseaux de neurones pour assurer les grandes fonctions, sensorielles, motrices, cognitives et émotionnelles. Ainsi, au départ, nous avons tous des cerveaux très riches en potentialités. Ensuite, l’expérience de chacun va orienter différemment le développement de certaines aptitudes et contribuer à forger les traits spécifiques de nos personnalités.
Périodes critiques:
De nombreuses expériences ont montré que la construction des circuits synaptiques est largement dépendante de l’environnement. Si un chaton est élevé pendant les trois premiers mois de sa vie dans l’obscurité totale, les voies nerveuses de la vision, qui relient l’œil au cerveau, ne pourront pas se former. Le chaton, une fois remis
à la lumière, sera aveugle alors que ses yeux sont en parfait état. En revanche, au-delà de l’âge de trois mois, le placement dans l’obscurité n’aura pas de conséquence sur la vision du chaton. Il existe ainsi une « période critique » dans le développement du cerveau qui nécessite que l’œil soit stimulé par la lumière pour guider la formation des synapses des voies visuelles.
Les petits humains ont aussi des périodes clés dans le développement du cerveau. On sait par exemple qu’il est essentiel de détecter le plus tôt possible les cas de cataracte chez les enfants dont le cristallin s’opacifie. Car sans une intervention chirurgicale précoce pour remplacer le cristallin, le jeune enfant risque la cécité cérébrale, c’est-à-dire une incapacité à voir, du fait que les circuits cérébraux de la vision n’ont pu se mettre en place à temps.
Ces périodes critiques concernent non seulement les systèmes sensoriels, mais aussi les fonctions cognitives supérieures du cerveau. On connaît des cas où un déficit d’audition suite à
des otites chroniques chez le jeune enfant peut avoir de graves conséquences sur l’acquisition du langage. Une situation extrême est celle des enfants sauvages privés de tout contact humain dès le plus jeune âge. Sur une quarantaine de cas recensés, aucun ne parlait. Une fois plongés dans la civilisation, ils se sont montrés incapables d’apprendre une langue. Coupés de tout lien social et affectif, les enfants souffrent de retard mental aggravé, comme en a témoigné le triste épisode des orphelinats roumains. C’est bien l’interaction avec le monde extérieur, tant physique que social qui permet le développement harmonieux du cerveau. C’est le cas chez tous les mammifères, mais tout particulièrement chez l’humain.
Les traces de l’apprentissage:
La prime enfance apparaît comme le moment de la plus grande malléabilité du système nerveux. La facilité des enfants pour acquérir de nouvelles connaissances, qu’il s’agisse d’activités intellectuelles, artistiques ou sportives, saute aux yeux. Le jeune cerveau est alors en pleine construction et s’imprégne des événements qui surviennent à l’école, dans la famille, dans l’environnement en général.
L’imagerie cérébrale le démontre bien. Un bel exemple en est donné par l’apprentissage du violon. Thomas Elbert, de l’université de Constance (Allemagne), s’est intéressé à l’impact sur le cerveau de la pratique de l’instrument. Il a observé chez des violonistes professionnels que la zone du cortex cérébral qui contrôle les mouvements de la main gauche est deux fois plus étendue que celle qui commande la main droite. Ce résultat s’explique par le fait que les doigts de la main gauche sont beaucoup plus sollicités sur le manche du violon, contrairement à la main droite qui tient l’archer.
De plus, cette étude montre que l’augmentation de surface du cortex qui contrôle les doigts gauches est d’autant plus grande que la pratique du violon a commencé tôt. L’effet est maximum quand l’apprentissage a commencé entre 5 et 10 ans, c’est-à-dire à une tranche d’âge où la plasticité cérébrale est particulièrement prononcée. Mais, attention, cela ne veut pas dire que les enfants qui commencent le violon plus tard
seront de moins bons musiciens. Simplement, d’autres stratégies d’apprentissage seront mises en jeu et d’autres régions cérébrales seront recrutées. En tout cas, chez les musiciens adultes, la « signature neuronale » de leur pratique se retrouve systématiquement dans les aires auditives qui sont plus larges. Et cet accroissement de surface est proportionnel au nombre d’années de pratique de la musique.
La plasticité cérébrale est tout autant à l’œuvre pour le développement des aptitudes intellectuelles. De nombreuses études ont montré que des enfants adoptés à la naissance et élevés dans un milieu favorisé, obtiennent de meilleurs scores aux tests de QI que des enfants élevés dans un milieu défavorisé. Et si l’adoption a lieu plus tard, l’influence de l’environnement est également très importante. Des enfants ayant au départ des résultats très modestes au test du QI et adoptés à l’âge de cinq ans par des familles aisées, parviennent à progresser.
Quand on les teste plusieurs années après l’adoption, on constate que leurs performances au QI sont d’autant meilleures que le milieu socio-économique des familles d’adoption est élevé. Même si les gènes orientent le développement embryonnaire et influencent l’évolution du cerveau, tout n’est pas joué dès la petite enfance en matière de développement intellectuel. D’où l’importance des programmes éducatifs de rattrapage pour aider les enfants en difficulté !
Remodelage chez l’adulte:
Les capacités d’apprentissage sont certes spectaculaires chez les enfants, mais elles peuvent l’être tout autant chez l’adulte. Une étude récente en IRM réalisée chez des chauffeurs de taxi londoniens a montré que les zones de leur cerveau qui contrôlent la représentation de l’espace sont particulièrement développées. Pour obtenir leur licence, ces chauffeurs doivent passer un examen très sévère afin d’évaluer leur connaissance des milliers de places et de rues de la ville de Londres, dont la superficie est dix fois celle de Paris. Il faut bien deux années pour un tel apprentissage. Eleonor Maguire, du Collège universitaire de Londres, a montré que plus le chauffeur est expérimenté, plus les régions mobilisées dans l’orientation spatiale sont
développées. On constate en effet que le recrutement supplémentaire de circuits neuronaux est proportionnel au nombre d’années de pratique des chauffeurs de taxi.
Un autre exemple éloquent de plasticité cérébrale a été observé chez des sujets qui apprennent à jongler avec trois balles.
Cet exercice requiert un apprentissage de plusieurs semaines avant de maîtriser les gestes et leur coordination sensorielle et motrice. Après cette période d’acquisition du jeu, l’examen par IRM montre une extension des régions cérébrales qui contrôlent la vision et la motricité. De plus, quand les jongleurs stoppent leur entraînement, on voit que les zones du cortex auparavant recrutées ont régressé. Ainsi la plasticité cérébrale se traduit non seulement par la mobilisation accrue de réseaux neuronaux pour assurer une nouvelle fonction, mais aussi par des propriétés de réversibilité quand la fonction n’est plus sollicitée.
Les mêmes types de processus sont mis enjeu dans des situations pathologiques suite à des lésions cérébrales. L’IRM est l’outil de choix pour suivre dans le temps l’évolution des zones endommagées et observer les phénomènes de compensation. Une étude récente a permis de suivre des patients paralysés de la main droite après une hémorragie cérébrale. Tout d’abord un examen IRM a confirmé la localisation des lésions hémorragiques dans le cortex moteur de l’hémisphère gauche (qui contrôle la motricité du côté opposé).
Environ un mois après l’accident vasculaire, certains patients ont commencé à récupérer l’usage de leur main droite. L’IRM montre alors l’activation non pas du cortex moteur gauche mais du cortex moteur droit ! Ainsi l’hémisphère situé de l’autre côté de la lésion a pris le relais pour contrôler les mouvements de la main. Enfin, après plusieurs semaines et la récupération complète de l’usage de la main droite, l’IRM révèle que l’hémisphère gauche s’est remis à fonctionner et que l’activation droite a disparu.
L’ensemble de ces résultats montre bien la dynamique du fonctionnement du cerveau dont les connexions se réorganisent en permanence dans le temps et dans l’espace, qu’il s’agisse de l’acquisition d’apprentissages ou de compensation de défaillances.
Des réseaux dynamiques:
Mais comment cette plasticité fonctionnelle se traduit-elle physiquement dans l’intimité de la structure des neurones ? Comment de nouvelles synapses se forment-elles ou disparaissent-elles ? Jusqu’à très récemment, on ne disposait que d’indices indirects à partir du tissu cérébral examiné post mortem chez l’animal de laboratoire. Ainsi, on a pu observer que, chez le rat, l’apprentissage à se repérer dans un labyrinthe entraîne une augmentation des connexions neuronales dans les régions qui contrôlent Vorientation spatiale. En particulier les zones de contacts synaptiques entre les neurones, appelées « épines dendritiques », sont plus nombreuses.
Mais qu’en est-il réellement in vivo ? Pour répondre à cette question, il faut pouvoir observer le cerveau vivant à l’échelle microscopique, performance récemment réalisée chez des souris dont les neurones ont été rendus fluorescents par manipulation génétique. Chez l’animal vivant et profondément anesthésié, un microscope est placé au-dessus d’une petite fenêtre ouverte dans le crâne, ce qui permet de voir la morphologie détaillée des neurones du cortex. On peut ainsi observer au cours du temps les mêmes groupes de neurones et suivre l’évolution des contacts qui s’établissent entre eux. Et d’un jour à l’autre, en fonction des changements de l’environnement, 20% des épines dendritiques apparaissent et autant disparaissent !
Ainsi, dans le cerveau adulte, les processus de formation et d’élimination de synapses sont à l’œuvre en permanence. Il s’agit là d’une avancée majeure dans notre compréhension des mécanismes qui sous-tendent la plasticité cérébrale. Ces résultats apportent un nouvel éclairage « matériel » aux études de l’influence de l’expérience sur le fonctionnement du cerveau. Ils démontrent que les idées qui laissent penser que le cerveau de l’homme et celui de la femme sont formatés différemment depuis la naissance ne sont manifestement pas tenables.