La douleur,une demande d'amour
La douleur
Est une des premières sensations que nous connaissions. Au moment de naître, l’enfant l’éprouve de bien des manières : la traversée du passage étroit comprime son corps, la première respiration dilate brusquement ses poumons, les premières tétées obligent son système digestif à s’adapter et les coliques fréquentes révèlent que cela ne va pas toujours de soi. Quelques mois plus tard, la poussée dentaire occasionne de nouvelles douleurs. La douleur s’accompagne d’une angoisse ressentie comme une détresse; c’est donc dire que, dès le début de la vie, douleur physique et souffrance morale sont étroitement liées. L’impuissance du nourrisson à se soulager par lui-même entraîne l’absolue nécessité des soins maternels. Burloux (2004), un spécialiste des rouages inconscients en jeu dans la chronicité de la douleur, fait observer que les premiers échanges intersubjectifs sont commandés par un besoin d’apaiser la douleur. C’est pourquoi l’enfant apprend très vite à se tourner vers l’autre pour attendre un soulagement : quand il a mal, il appelle sa mère. Par la suite, et tout au long de sa vie, chaque nouvelle douleur attendra une consolation. C’est donc dire que le vécu des premières douleurs façonne la manière dont les douleurs subséquentes seront ressenties et appréhendées. Si la mère sait le rassurer, l’enfant apprend à se consoler par lui-même en reprenant à son compte les soins et gestes posés par celle-ci. Une fois le langage acquis, il apprendra à exprimer sa souffrance morale à l’aide de mots et aura moins besoin de recourir à la douleur pour obtenir consolation et amour. Si, par contre, la mère a failli à cette tâche, l’enfant grandira avec un besoin non comblé qui cherchera toute sa vie à s’exprimer et à être entendu. Parce qu’il n’aura pas appris à utiliser le langage pour dire sa souffrance, la douleur physique demeurera associée à la détresse morale, à la solitude et à l’incompréhension. En raison des liens que la douleur entretient avec la mémoire, elle sera vite ravivée par toute expérience pénible, toute mauvaise nouvelle, tout ressenti d’abandon, d’ennui ou de solitude et elle se présentera alors comme une quête d’amour et de soins.
La douleur incurable, un appel de détresse
Cette signification inconsciente associée à la douleur est souvent à l’origine de bien des malentendus. Toute douleur, quelle qu’elle soit, s’adresse toujours à quelqu’un et comporte un appel à l’aide et au réconfort. On reconnaît vite la personne qui souffre à ses grimaces, gestes, postures, intonations, à sa démarche maniérée, aux précautions qu’elle prend pour s’asseoir, et ainsi de suite. Immédiatement, l’attention se centre sur elle et les réactions de l’entourage vont contribuer à ouvrir ou à fermer la porte de la douleur. Une attitude empreinte de compassion et de prévenance, qui évite toutefois de tomber dans une protection exagérée, apaise et rassure. Au contraire, une réaction d’indifférence ou de rejet intensifie la douleur. Par ailleurs, lorsqu’un individu carencé éprouve de la douleur, sa quête d’affection et de soins occupe une grande place dans ses relations : il se plaint sans arrêt, se complaît dans la dépendance, s’en remet à l’autre pour guérir et résiste aux efforts pour sortir de son cercle vicieux. Les personnes qui partagent sa vie ne sont pas dupes de cette grande demande d’attention, mais souvent ne comprennent ni l’ampleur ni l’origine de sa détresse. Elles repèrent assez rapidement les fluctuations normales de la douleur selon que l’individu s’occupe à une activité qui le distrait ou qu’au contraire il centre son attention sur son mal. Les moments où la souffrance semble s’apaiser les amènent à croire que l’individu feint la douleur: elles y voient un signe d’une complaisance et mettent en doute la véracité du mal qui, pourtant, est bien réel. Ces personnes deviennent vite suspicieuses, flairent le piège de la dépendance sans fin et incitent le plaignant à se prendre en main: «Oublie ta douleur, pense à autre chose.» L’être souffrant se retrouve piégé dans un cercle vicieux, relationnel celui-là : alors que, par ses plaintes, il souhaite sortir de sa solitude et qu’on entende enfin sa détresse, il ne récolte qu’indifférence, incompréhension ou rejet. Comme il ne peut accepter l’idée de ne pas être cru et que son besoin le plus fondamental est d’être entendu, l’angoisse et la dépression qui en résultent ne font qu’accroître sa douleur.
Le patient a souvent la même attente inconsciente face à son médecin. Alors que ce dernier cherche avant tout à le soulager de son mal, le malade n’a aucun intérêt à guérir, la guérison le renvoyant à sa solitude et à sa détresse. Il a avant tout besoin de se plaindre et veut être entendu à cet égard. Au lieu de s améliorer, il aggrave sa situation et met le praticien en échec. Ces patients finissent souvent par exaspérer les intervenants, qui les rejettent. Douleur chronique et grande solitude vont souvent de pair surtout lorsque derrière elles se cachent une histoire de carence affective et une grande avidité relationnelle.
La douleur et le traumatisme infantile
Toute douleur est une intrusion dans la quiétude de la vie de celui qui la subit. À cause de cela, elle mobilise l’attention de la personne atteinte. Si celle-ci n’y prend pas garde, elle se laisse vite happer par son mal, sa vie intérieure s appauvrit, elle se coupe des autres, se replie sur elle-même. La souffrance finit par prendre toute la place: la personne ne pense plus. Ce phénomène est une réaction humaine normale. Il arrive parfois que le psychisme utilise ce repli narcissique, comme moyen défensif pour éviter d être confronté à une souffrance morale plus grande, mais occultée. Les cercles vicieux dans lesquels s’enferme la personne souffrante peuvent devenir encore plus pernicieux lorsque de tels facteurs inconscients interviennent. Burloux explique que la douleur agit ici comme une sorte de trou noir qui aspire toutes les énergies du patient, mais de façon maladive. Le patient cultive sa douleur, qui devient une maladie en soi, une sorte de mélancolie où les pensées concernent le corps. L’auteur la désigne par le terme «algose». Ce trouble mental sert l’activité défensive du psychisme: pour court- circuiter tout véritable travail de pensée qui pourrait le soulager, le patient élabore des théories explicatives de sa douleur n’ayant souvent rien à voir avec la réalité physiologique. L’algose oppose une résistance à tout traitement qui vise à faire disparaître la douleur, faisant de celle-ci un problème qui risque de devenir incurable.
Lorsque la douleur résiste ainsi aux efforts thérapeutiques habituels, une psychothérapie à long terme peut aider à dénouer l’impasse. La difficulté est souvent de convaincre le patient de se prêter à un tel traitement, car il n’en voit pas l’utilité : selon lui, c’est dans son corps qu’il souffre. Lorsque, malgré tout, il y consent, l’alliance avec le thérapeute peut rapidement se nouer parce qu’il trouve enfin une réponse à ce qu’au fond de lui il recherche depuis longtemps sans le savoir : une écoute qui n’a pas comme souci premier de lui enlever sa douleur. Une patiente souffrant de migraines chroniques très sévères m’avait été envoyée par son médecin traitant. Cette femme avait la manie de se rendre à la clinique sans rendez-vous en choisissant les jours où il était de garde. Elle entrait dans son bureau le visage défait et se lançait dans une plainte interminable où elle décrivait avec force détails ses symptômes migraineux. Tous les efforts du praticien pour la soulager de son mal avaient été voués à l’échec. C’est au bord de l’exaspération qu’il me l’avait adressée. Dans mon bureau, elle agissait de la même manière et je devais écouter des heures durant ses plaintes qu’elle me déclinait comme une litanie et qu’elle associait à toutes sortes de théories explicatives farfelues. Convaincue que ces plaintes avaient une raison d’être dont les migraines servaient de prétexte, je portais une grande attention à ses propos sans chercher à la soulager. Je m’efforçais plutôt de comprendre ce comportement qui finissait par exaspérer son entourage, alors que visiblement, au contraire, elle avait un grand besoin d’attention. Un peu déconcertée par mon approche très différente de celle de son médecin, elle s’est peu à peu risquée à d’autres confidences. C’est ainsi que j’ai appris quelques éléments de son histoire. Aînée d une famille de cinq enfants, elle avait connu une enfance difficile pleine de carences. Sa mère souffrait d’épilepsie non contrôlée par médication et il lui arrivait fréquemment de faire une crise en pleine nuit. Comme son père était alcoolique et souvent absent de la maison, c’était ma patiente qui devait s’occuper de sa mère. Très jeune, elle a dû mettre de côté son besoin de dépendance, ignorer sa peur et sa peine et adopter une attitude d’adulte. Les migraines, en même temps qu’elles lui évitaient de prendre conscience de la souffrance liée à ces grandes carences, lui dormaient l’occasion de régresser vers la dépendance et de forcer tout le monde, médecin y compris, à s’occuper d’elle.
Burloux note que, chez plusieurs de ces patients, la douleur est apparue à la faveur d’un accident de travail assez bénin. En temps normal, elle aurait dû disparaître en quelques jours ou quelques semaines, mais elle résiste et s’aggrave. En investiguant plus à fond, il découvre qu’à l’instar de ma patiente ces personnes ont connu une enfance difficile où leurs besoins de dépendance n’ont pas reçu de réponse. Tant bien que mal, elles ont malgré tout réussi à se tailler une place dans la vie. Souvent, avant 1 accident, elles occupaient un emploi qui les valorisait et leur permettait de tenir leurs blessures à distance. L’accident et le repos obligé les privent de cette valorisation et les plongent malgré elles dans la dépendance, ce qui rappelle cruellement ce qui a manqué. La douleur physique devient alors la voie qu’emprunte la mémoire pour forcer le psychisme à reconnaître la blessure jamais entendue. Elle persiste en dehors de toute cause physiologique et parle au nom de la souffrance morale non représentée, comme pour dire : «Jamais plus tu ne m’oublieras. » Le travail thérapeutique consiste à mettre de la pensée dans le corps pour parvenir à une intégration psychique de la douleur physique. Quand le thérapeute parvient à proposer des liens, à mettre en mots la détresse, à lier les sensations corporelles aux émotions jamais exprimées, la douleur physique cède peu à peu la place à la souffrance morale. Niais cette évolution ne vient pas sans difficulté, d’une part en raison des multiples facteurs enjeu menaçant à tout moment de piéger l’individu dans un cercle vicieux, d’autre part parce que la douleur physique est somme toute moins souffrante et plus supportable que l’angoisse et la détresse que le processus thérapeutique ne peut manquer de soulever. L’écueil majeur de celui-ci réside d’ailleurs . dans la violence réprimée qui se cache souvent derrière le traumatisme infantile. Souvent, tout va bien au début de la thérapie, puis tout à coup, lorsque la souffrance morale commence à se faire sentir, une poussée agressive et destructrice apparaît : le patient ne supporte plus rien, ni la douleur, ni les entrevues, ni la compréhension offerte. La rage l’incite à rompre brusquement la relation, ce qui fait échouer le traitement. L’apparition de cette violence mobilise tout le doigté et le savoir-faire du thérapeute.
Beaucoup de douleurs chroniques injustifiables sur le plan médical sont ainsi imputables à des facteurs inconscients. En raison des liens étroits que la douleur entretient avec les émotions et la mémoire, l’esprit, en s’appuyant sur une souffrance morale mémorisée mais jamais pensée, peut créer de la douleur et s’en servir comme moyen de défense contre un travail psychique plus efficace. La démarche thérapeutique apprend à l’individu à mettre des mots sur sa douleur corporelle, ce qui lui permet de mieux cerner sa véritable souffrance d’origine morale et, en la partageant avec quelqu’un, de sortir de sa solitude.
Jusqu’à présent, nous avons envisagé tour à tour différents visages qu’emprunte la souffrance en mal de sens. Parfois l’âme crie sa douleur, comme dans la dépression, parfois le corps semble le seul à souffrir, comme c’est le cas dans la fatigue chronique et la douleur rebelle. Dans tous ces cas de figure cependant, on a pu voir que, même si un seul des deux versants occupe l’avant-scène, la souffrance engage l’être dans son entier. Dépression, fatigue chronique et douleur rebelle signent un déséquilibre psychosomatique. Il arrive souvent que la maladie physique cache elle aussi un mal-être dont le sens s’est perdu ou encore n’a jamais pu exister, faute de représentations mentales. Les émotions impliquées n’ont pas accès à la conscience parce que la rupture entre le corps et l’esprit est plus radicale. Quand la maladie frappe, son évolution rapide ou son potentiel létal prive la personne du temps nécessaire à l’élaboration d’un sens pour métaboliser la souffrance. La pensée peut-elle ici lui être encore de quelque secours ? Le chapitre suivant, consacré au rôle des émotions et de l’imaginaire dans les processus naturels de guérison de l’organisme, nous aidera à répondre à cette question.