Une offre alimentaire avec une logique de production industrielle
Le productivisme agricole
Les agriculteurs sont le premier maillon de la chaîne alimentaire et longtemps ils ont été les fournisseurs directs d’aliments aux habitants des villes ou des campagnes, ce qui leur permettait d’en retirer un maximum de revenus. Le consommateur était ainsi directement informé de l’origine et de la qualité des produits délivrés. Aujourd’hui, la perception du rôle des agriculteurs dans l’élaboration de la qualité est brouillée dans la diversité de l’univers alimentaire ambiant. Réciproquement, à quelques exceptions près, l’agriculteur ignore la nature des transformations subies par ses productions agricoles et leur devenir. De plus, le secteur agroalimentaire apparaît à travers ses divers acteurs, ses diverses marques, ses influences publicitaires comme le principal responsable de la qualité des aliments délivrés. Ainsi l’agriculture a-t-elle été largement dépossédée de la plus-value correspondant à l’image nutritionnelle et à la valeur-santé des produits alimentaires.
Comment se sont opérés cette coupure et cet éloignement du monde agricole vis-à-vis de l’alimentation de nos concitoyens ? Le monde rural a longtemps pratiqué une autoconsommation et développé une cuisine de terroir adaptée aux disponibilités régionales. Les connaissances et les préoccupations diététiques étaient quasiment absentes des foyers ruraux, ce qui ne les empêchait pas d’attribuer beaucoup d’importance au contenu des repas. Avant la Seconde Guerre mondiale, la France était majoritairement rurale, la démographie très faible, et la population mangeait à sa faim. La guerre de 1939-1945 vint rompre cet équilibre, si bien que les ressources alimentaires devinrent insuffisantes. La pénurie alimentaire perdura à la sortie de la guerre d’autant qu’un boom démographique augmenta le nombre de bouches à nourrir. Il fallait moderniser l’agriculture, augmenter la taille des exploitations, développer la mécanisation et l’usage des engrais, améliorer les races et les variétés, bref, augmenter les rendements de l’agriculture et de l’élevage.
La recherche agronomique fut mise à contribution pour résoudre définitivement les problèmes d’approvisionnement alimentaire. En France, une politique volontariste de modernisation agricole relayée par la Politique agricole commune européenne aboutit très rapidement à l’essor de la production agricole jusqu’à l’accumulation d’excédents extraordinaires, bien difficiles à résorber. Évidemment, le passage de l’insuffisance à la surproduction alimentaire fit chuter les prix des principales productions (céréales, viandes…). L’activité agroalimentaire et le budget du consommateur tirèrent un bénéfice appréciable de l’effondrement des prix agricoles.
Le monde paysan, avec une constance remarquable, mit une énergie considérable à survivre en augmentant sans cesse le volume de ses productions. Ce fut d’une certaine façon « la fin des paysans », et personne ne sait ni où s’arrêtera cette mutation, ni quels seront les scénarios des futurs types d’agriculture. Il est important de souligner que les agriculteurs ont cherché à assurer leur avenir en se mettant à produire tout ce qui pouvait bien pousser, s’élever et se vendre, sans s’assurer que cela correspondait à un intérêt ou à un équilibre nutritionnel pour la population, sans suivre le devenir de leurs aliments, sans exiger une juste rémunération de leur travail. Cultiver les champs, exploiter les prairies, voire les défricher, assurer une rentabilité par l’augmentation des productions a donc été le fil directeur d’une grande majorité d’agriculteurs.
Cette large priorité donnée à la production agricole brute a eu non seulement des conséquences négatives sur la fertilité des sols et la préservation de l’environnement, mais a aussi contribué à éloigner l’agriculture des réalités alimentaires. En déléguant, sans aucun pouvoir de contrôle, le soin à d’autres professionnels d’assurer les approvisionnements alimentaires, l’agriculture a perdu une partie de sa finalité, et cette délégation a contribué à marginaliser son revenu et son influence sur la chaîne alimentaire. Paradoxalement, les acteurs du monde agricole ont entièrement soutenu le développement de l’industrie agroalimentaire pensant en avoir des retombées significatives. Or, par le jeu de la concurrence et de l’excès de l’offre sur la demande, la majorité des prix agricoles ont sans cesse été tirés par le bas. La diminution de la rentabilité agricole a rendu la condition de paysan bien difficile, et les conséquences des problèmes économiques ont été aggravées par la perte du sens du métier d’agriculteur. Pour justifier, auprès de la société, les subventions agricoles (pourtant rendues indispensables dans le contexte de concurrence internationale), l’État a mis l’accent sur le rôle de l’agriculteur comme jardinier ou gardien de l’espace rural. Le discours public ou socié- tal n’a pas mis en valeur son rôle nourricier, sa mission de gestion de la santé par des produits d’excellente qualité nutritionnelle et exempts de substances toxiques. Aucun cahier des charges rigoureux n’a jamais été mis en place dans ce sens, même dans les circuits d’agriculture biologique.
Par contre dans les dernières décennies, les paysans ont dû progressivement intégrer leur activité à des filières industrielles en concurrence dans le marché mondial. De la chimie à la distribution, les firmes manœuvrent sur les marchés pour contraindre, sinon contrôler, les modes de production agricole et la consommation alimentaire. La course au productivisme exige de chaque producteur qu’il livre toujours plus de produits toujours plus standardisés, avec des marges laminées par le coût des intrants et la pression de la grande distribution. Le paysan est assujetti de toutes parts : emploi de matériels spécifiques et coûteux, achat de reproducteurs et de semences améliorés, coût et dangers massifs de l’usage des pesticides. Chacun peut en prendre conscience : l’agriculture est toujours plus spécialisée, elle est suspectée de dégrader les écosystèmes, de polluer l’eau et l’environnement, d’être le premier maillon de la « malbouffe », et de nombreux citoyens deviennent inquiets pour la survie de leur planète.
L’ère des transformations alimentaire et de la grand distrubtion
Pendant que les agriculteurs s’enfermaient dans une fuite en avant de productions végétales ou animales toujours plus intensives, une industrie agroalimentaire florissante se développa pour offrir aux consommateurs de nouveaux produits et satisfaire de nouveaux services tout en conditionnant ou orientant les actes d’achat. La nature des transformations des produits végétaux et animaux est extrêmement diverse. Il n’est pas étonnant que les progrès technologiques aient permis des innovations de tous ordres, aboutissant à un meilleur traitement des matières premières, à une excellente conservation des produits et à une garantie sanitaire toujours plus élevée.
L’extension des transformations alimentaires a été telle qu’elle peut répondre à la quasi-totalité des demandes du consommateur si bien que celui-ci a progressivement diminué ses achats de produits de base au profit des produits transformés. Ce changement
dans les habitudes alimentaires, le recours à des spécialistes pour traiter les aliments ont contribué à résoudre beaucoup de problèmes nutritionnels et de carences liées à une alimentation trop monotone et peu diversifiée. Cependant, l’offre agroalimentaire moderne a introduit d’autres problèmes nutritionnels largement liés à la disponibilité d’une énergie assimilable et mal environnée.
En effet, un des défauts majeurs que le public non averti ne peut percevoir concerne l’abondance des calories vides contenues dans beaucoup d’aliments et de boissons. Le concept de calories vides, pas assez vulgarisé, signifie que les produits contiennent de l’énergie sans l’accompagnement nécessaire en nutriments et en micronutriments essentiels. Ces calories vides sont principalement apportées sous forme de sucres, de matières grasses ajoutées, de farines raffinées, d’amidon, de fibres purifiées. À l’inverse, le terme de densité nutritionnelle fait référence à la richesse d’un aliment en nutriments et en micronutriments essentiels, en relation avec son contenu énergétique. On peut comprendre ainsi que des aliments peu énergétiques tels que les fruits et légumes ont une densité nutritionnelle élevée alors que celle des biscuits constitués de sucres, de matières grasses et de farines purifiés est très faible. Le public perçoit souvent beaucoup plus difficilement les différences de densité nutritionnelles des divers types de pain ou ne se rend pas compte de la très mauvaise densité d’un yaourt sucré.
Les risques d’utilisation de certains ingrédients (sucres, matières grasses, alcool) sont facilement perçus pour leurs effets métaboliques, leur impact sur le contrôle du poids. Par contre, le public non averti a peu conscience que ces ingrédients privent l’organisme des éléments indispensables à son bon fonctionnement, en fournissant de l’énergie à la place d’aliments complexes beaucoup plus riches en micronutriments. Or la contribution énergétique des produits gras et sucrés, principales sources de calories vides, est devenue plus importante que celle des céréales (elles-mêmes appauvries en micronutriments) et des autres féculents.
Il est étonnant que la législation qui régit les pratiques alimentaires n’ait pas fait preuve d’une plus grande vigilance sur cette question fondamentale, directement liée au statut nutrition- nel de la population. Ainsi aucune limite n’a été fixée dans l’utilisation des ingrédients purifiés, et aucune exigence de densité nutritionnelle minimale n’est requise. Si un minimum de densité était exigé, la composition de la plupart des biscuits en serait modifiée (avec moins de sucre, plus de farine bise ou d’autres ingrédients de qualité), de même que celle des produits laitiers ou des jus de fruits sucrés, des glaces ou des hors-d’œuvre industriels, de divers plats préparés et du pain lui-même. Certains produits seraient même amenés à disparaître ou à évoluer fortement (finalement pour le bien de tous), n’en déplaise aux marchands de sodas et de bien des gadgets alimentaires.Il est vrai que le sucre a été longtemps une denrée très rare en provenance de la canne à sucre produite dans les contrées du Sud. Le blocus continental, imposé par les Anglais pour contrer l’Empire napoléonien, favorisa l’essor du sucre de betterave. L’hydrolyse de l’amidon des céréales en glucose puis la transformation du glucose en fructose sont venues enrichir les sources possibles de matières sucrées dont l’humanité fait maintenant un usage immodéré. La disponibilité en matières grasses était très rare avant l’extension des cultures de tournesol, de maïs, de soja et de colza et maintenant de l’olivier. Il n’y avait donc aucune raison pour le législateur de porter une attention particulière à l’utilisation de ces ingrédients longtemps peu disponibles. Pourtant, la généralisation d’ingrédients purifiés auxquels se sont ajoutés d’autres éléments provenant Hu fractionnement alimentaire a fortement modifié la nature des aliments proposés et affecté leur densité nutritionnelle. Cela se traduit par une forte abondance de matières grasses dans la plupart des préparations alimentaires industrielles souvent aggravée par l’addition d’amidon, de sel, d’agents de texture, de conservateurs, d’arômes, de colorants et maintenant d’une nouvelle gamme de sucres simples (glucose, fructose en provenance de l’amidon).
Les nouvelles technologies ont permis le fractionnement des matières premières et ont contribué ainsi à la modification de beaucoup d’aliments. En effet, les denrées brutes peuvent être divisées en une multitude de fractions grâce à des technologies appropriées. Cette possibilité de fractionnement a été particulièrement prisée par les industries agroalimentaires pour générer une très grande diversité de produits en matière de préparations lactées, de céréales de petit déjeuner, de boissons sucrées, de barres énergétiques, etc. Parfois, certains ingrédients sont tellement avantageux (lécithine de soja, lactosérum, amidon) qu’on les retrouve dans un très grand nombre de produits (biscuits, chocolats, glaces, sauces, desserts lactés). Néanmoins, dans la plupart des cas, l’assemblage des diverses fractions dans des aliments reconstitués ou des boissons ne reproduit pas l’équilibre des aliments naturels, ni leur complexité, ni leurs effets physiologiques.
La prolifération de produits de faible densité nutritionnelle dans les rayons des supermarchés est surprenante. Ce qui peut sembler normal au début du xxie siècle apparaîtra comme une particularité de l’évolution alimentaire pour les générations futures qui, certainement, sauront rectifier ces mauvaises pratiques. Il paraît peu opportun de purifier trop fortement les matières grasses au risque de les appauvrir fortement en antioxydants, de raffiner les produits céréaliers jusqu’à leur épuisement en minéraux et vitamines, de clarifier trop systématiquement les jus de fruits avec des pertes excessives de fibres et micronutriments ou de purifier le sucre jusqu’à la blancheur en lui ôtant toute trace de minéraux.
Les nutritionnistes, sans doute trop peu nombreux et pas assez écoutés, ont déjà analysé les conséquences de ces pratiques sur le statut nutritionnel des populations et sur les risques courus pour la santé. Dès maintenant, il est clair que le développement d’un certain type d’activités agroalimentaires contribue à diminuer la qualité nutritionnelle de l’offre alimentaire, surtout si la consommation de fruits et de légumes, de viandes, de produits céréaliers peu raffinés, de divers féculents est trop systématiquement remplacée par un certain type de produits transformés : des aliments et des boissons sucrés, du pain blanc, des céréales de petit déjeuner devenues bien artificielles, des goûters riches en calories vides, des plats préparés fort gras, des charcuteries très salées, une trop grande panoplie de produits laitiers.
En fait, les défauts actuels de l’offre en provenance du secteur agroalimentaire peuvent être corrigés pourvu que le consommateur l’exige par ses choix, ce qui nécessite un travail d’information considérable. Par ailleurs, conscients des inconvénients des technologies actuelles, les pouvoirs publics via une politique réglementaire ou incitative peuvent fortement influencer la nature des produits proposés en imposant par exemple des règles simples sur le maintien d’une densité nutritionnelle optimale, en demandant aux professionnels de justifier le fractionnement et les assemblages opérés. Jusqua présent, il n’existe aucune attitude restrictive réglementaire vis-à-vis de la purification des aliments, ni de l’usage souvent immodéré de calories vides. Au contraire une confiture doit garantir une teneur minimale de sucre de plus de 50 %, une compote de plus de 20 %, si bien que les autres préparations de fruits n’ont pas droit à ces appellations. De même, la législation concernant les farines, heureusement désuète, exigeait une garantie de faible teneur en minéraux comme critère de pureté. Tous ces exemples montrent que le concept de densité nutritionnelle n’a pas été pris en considération par les pouvoirs publics, sans doute parce que les nutritionnistes l’ont mis en avant trop tardivement.
Le législateur a, par contre, toujours fait preuve d’une plus grande vigilance pour surveiller l’addition de minéraux, de vitamines ou d’éléments divers dans les aliments (le sel a bénéficié d’un traitement de faveur). Ainsi, les risques liés aux supplémen- tations ont été correctement perçus alors que ceux entraînés par les purifications passent inaperçus. Il est vrai que les produits riches en calories vides ou les excès de sel n’exercent leurs effets négatifs que sur le long terme à l’échelle de quelques mois ou de quelques années.
L’impact santé de la chaîne alimentaire est certes très difficile à analyser ou à maîtriser compte tenu de la diversité des produits distribués, de leurs influences métaboliques, de leurs interactions et de leurs impacts sur le comportement nutritionnel. Actuellement, le contrôle de la qualité est surtout limité à la valeur sanitaire ou au respect des affichages de compositions ou d’allégations, ce qui se révèle insuffisant. De plus, le fait de proposer à des prix très bas des produits sous emballage contribue à modifier les comportements alimentaires et à exercer une concurrence trop forte vis-à-vis de produits nettement plus onéreux tels que les fruits et les légumes, et les viandes de qualité.
En fait, il est indispensable de faire collaborer le plus étroitement possible les secteurs de l’agriculture, de l’agroalimentaire et de la distribution pour faciliter l’adoption de modes alimentaires équilibrés et aboutir aux enjeux sociétaux recherchés sur la qualité de la chaîne alimentaire et la réduction des dépenses de santé. La tâche est d’autant plus difficile que la gestion de cette chaîne est très complexe, très lourde d’enjeux socioéconomiques et fortement dépendante du consommateur lui-même. Il faut bien reconnaître que le développement d’un certain type d’agroalimentaire, sous la férule des multinationales, est fort éloigné des enjeux sociétaux consensuels concernant la préservation du tissu rural et le maintien d’une identité culinaire culturelle. Il serait souhaitable d’aboutir à un consensus citoyen sur la manière de gérer les espaces ruraux et sur la nature de l’offre alimentaire recherchée. Cela nécessitera à l’avenir d’harmoniser les politiques nutritionnelles de santé publique, de gestion de l’alimentation et de l’agriculture.
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