une alimentation souvent dévalorisée
Une alimentation souvent dévalorisée
Les progrès de l’agronomie et la modernisation de l’agriculture ont permis de résoudre les problèmes de disponibilité alimentaire dans beaucoup de régions du monde. Que cette nouvelle donne ait contribué à diminuer fortement le coût de l’alimentation n’est pas surprenant. Cette évolution a semblé même être un progrès social élémentaire libérant l’homme de la peur d’avoir faim, le délestant d’une charge budgétaire lourde, dégageant son pouvoir d’achat pour d’autres biens et services, voire pour ses loisirs ou sa culture. Le budget alimentaire des ménages a ainsi diminué de moitié en quarante ans, passant de 30 % dans les années 1960 à 15 % actuellement. Cependant, dans cette estimation, il faut tenir compte de l’augmentation du pouvoir d’achat. Ainsi, le budget consacré à l’alimentation peut paraître encore assez conséquent. Globalement, seulement environ un quart de ces dépenses sert à rémunérer le secteur agricole qui gagnerait donc à ne plus miser autant sur la production de matières premières pour se développer. La chaîne alimentaire actuelle occasionne de nombreux coûts induits (subventions diverses, impacts écologiques, sanitaires, pertes du tissu rural) difficiles à chiffrer. Finalement, la question récurrente concerne la qualité de l’alimentation offre alimentaire fortement améliorée et sur l’adoption par le consommateur de comportements alimentaires beaucoup plus éclairés.
L’avènement d’un nouvel âge alimentaire à la hauteur des progrès fulgurants de la biologie ou de l’informatique paraît indispensable. L’homme peut certainement assurer une des bases de son avenir en gérant efficacement les facteurs nutritionnels indispensables à son équilibre biologique ou psychique ; dans le cas contraire, il se mettrait dans une situation difficile qui pourrait avoir de nombreuses conséquences sur sa faculté à s’adapter à un environnement changeant.
Or l’amélioration de l’alimentation humaine semble moins avancée que d’autres domaines qui ont bénéficié de progrès scientifiques et technologiques considérables. Avec la chaîne alimentaire actuelle, l’évolution nutritionnelle est très inégale et parfois même négative, comme nous l’avons déjà évoqué à propos de l’abondance des calories vides.
L’avènement de la grande distribution a joué un rôle important dans la baisse du prix des produits alimentaires et finalement dans une certaine standardisation vers une qualité nutritionnelle moyenne ou faible. Au départ, la création de ce mode de distribution avait pour but de baisser les prix en supprimant le maximum d’intermédiaires entre producteurs et consommateurs, ce qui devait bénéficier aux deux parties. En fait, beaucoup de ces intermédiaires (expéditeurs, mandataires, semi-grossistes, détaillants) ont disparu sans que cela améliore les prix agricoles. Au contraire, la grande distribution a joué un rôle clé dans la baisse des prix des matières premières agricoles alors que le consommateur ne bénéficie pas obligatoirement de cette diminution. Par ailleurs, la grande distribution s’est trop souvent approvisionnée en viandes, fruits et légumes aux prix les plus bas, en abusant du transport des denrées alimentaires, au risque de mettre en difficulté l’économie régionale et le pouvoir d’achat de la population environnante. Toutes ces pratiques ont été souvent dénoncées, sans changement. La croissance des supermarchés et la diminution du nombre de paysans ont finalement suivi une évolution parallèle.
Ce système de commercialisation trop concentré exerce également une pression sur le secteur agroalimentaire lui-même, en exigeant des prix de revient très bas et des primes très élevées pour le référencement des produits. Beaucoup d’autres pratiques commerciales ont abouti à créer un environnement et une offre alimentaire finalement point de trouver trop dure la chair des poulets fermiers et au goût des céréales sucrées du petit déjeuner au point de délaisser le pain. Adultes et enfants, par une influence réciproque, en arrivent à consommer des repas sans reliefs, constitués de mets standard : viennoiseries, pain blanc, pâtes, yaourts aromatisés, fromages allégés en matières grasses, jambon blanc, pizzas, ketchup, conserves, surgelés, margarine, biscuits, nectars et boissons sucrées. Un ensemble de produits standardisés constitue ainsi l’ordinaire des consommateurs les plus ignorants de l’intérêt des aliments naturels de base, de la façon de les accommoder, et les plus éloignés du plaisir réel de manger.
Une évolution vers des produits standardisés de qualité moyenne ou insuffisante, lorsqu’ils sont chargés en calories vides, n’était pas inéluctable. Elle a été favorisée par l’esprit de domination de la grande distribution qui a exploité la naïveté du consommateur, sa lecture simpliste des étiquettes et des prix. D’une certaine façon, en imposant toujours des prix très concurrentiels, la grande distribution, en position de monopole, a incité le secteur de la transformation alimentaire à choisir la composition des aliments la plus avantageuse au niveau économique aux détriments d’une qualité nutritionnelle optimale.
Le consommateur s’est laissé porter par la vague alimentaire des produits d’apparence convenable, des fruits colorés sans saveur, des viandes peu goûteuses, des yaourts standardisés, des produits si bien emballés. Il a aussi joué un rôle dans cette évolution par son adhésion à une offre alimentaire où l’aspect extérieur l’a emporté sur la valeur intrinsèque.
L’inquiétude des consomateurs
Pourtant, un sentiment d’insatisfaction vis-à-vis de l’offre alimentaire est né dans diverses classes sociales. Le consommateur ne s’est pas rendu compte qu’il avait une large part de responsabilité dans la situation alimentaire qui lui était réservée, dans l’ère des apports caloriques faciles et des prises alimentaires sans convivialité.
Progressivement, après vingt à trente années de cette évolution, le sentiment d’être trompé sur la marchandise a lentement émergé et a trouvé son expression médiatique à travers le terme de
malbouffe ». D’où vient ce malaise ? Sans doute de la découverte d’une très grande diversité de pratiques choquantes dans la chaîne alimentaire : des cultures sans sol, des élevages industriels concentrationnaire, des poulaillers gigantesques, des aliments irradiés, des viandes reconstituées, des tomates imputrescibles, des cultures conduites avec des herbicides et une large gamme de produits phytosanitaires.
Parmi toutes les innovations autrefois futuristes et pratiquées actuellement, la problématique des OGM est particulièrement significative d’un décalage entre les avancées technologiques et la demande sociétale. Il est certain en effet que l’ensemble de la population aspirait à pouvoir continuer à consommer les aliments naturels dont elle disposait depuis toujours. Cependant, les scientifiques ont cherché à mettre en œuvre les progrès de la biologie moléculaire. Les possibilités de modifier l’équipement génétique des plantes ou des animaux par des techniques de transgenèse ont semblé une voie très intéressante pour introduire des gènes nouveaux et disposer d’un instrument pour modifier le fonctionnement des organismes et leurs diverses expressions. Alors que le public est fortement demandeur de la technique de transgenèse pour générer des thérapies nouvelles permettant de traiter les déficits génétiques ou les pathologies diverses, il exprime une réticence viscérale à l’idée de consommer des produits alimentaires provenant de manipulations génétiques. Certes, l’homme a adapté depuis toujours les espèces végétales et animales à sa convenance par la sélection et le croisement génétiques, mais il n’était pas capable de créer des chimères, d’introduire des gènes étrangers à l’espèce et de faire exprimer ainsi aux plantes alimentaires des propriétés nouvelles : résistance à la sécheresse, aux parasites ou aux herbicides, synthèse accrue ou nouvelle de micronutriments.
De façon égocentrique, le citoyen consommateur s’est posé principalement la question de l’innocuité des OGM. Il est bien probable, en fait, que cette crainte sanitaire soit le plus souvent sans objet, toutefois le principe élémentaire de précaution s’applique particulièrement dans ce domaine. Le développement des OGM pose en fait des questions éthiques à plusieurs niveaux : celles de l’appropriation du vivant par les multinationales les plus performantes dans ces technologies, celles du développement d’une agriculture toujours plus productiviste, celles des risques écologiques par la contamination des espèces similaires voisines, celles des déséquilibres dans les cultures végétales. Le problème le plus fondamental concerne le droit de l’homme à manipuler le vivant. En effet, on comprend bien que le développement de ce type de technologies n’en est qu’à ses balbutiements et que l’homme possédera un jour les moyens de modifier très fortement la nature des plantes et les équilibres naturels. Qu’il faille réfléchir longuement avant d’emprunter cette voie n’exclut pas que cette technique de transgenèse puisse se révéler utile. Les lobbies de biotechnologies font pression pour rentabiliser leurs investissements, et les OGM produits correspondent plus à des objectifs de performance agronomique productiviste qu’à une amélioration durable des plantes. Il est choquant de trouver déjà une fréquence si élevée de contaminations de semences ou d’aliments par des OGM, ce qui ne correspond vraiment pas à une démarche qualité de la part des filières concernées. La législation actuelle autorise une contamination de 0,9 % par les OGM, ce qui pour certains experts est un seuil très faible !
Même s’ils ne constituent pas un danger avéré pour la santé, les OGM continuent à être un motif d’inquiétude pour une large partie de la population. À cela s’est ajoutée la crise de la vache folle qualifiée d’encéphalite spongiforme bovine, une maladie à prions responsable de dégénérescence cérébrale. Les risques courus par l’homme, à long terme, ont fait de la survenue de cette pathologie le point culminant des inquiétudes sécuritaires et de remise en cause des pratiques de la chaîne alimentaire. Le fait de donner des protéines animales aux ruminants a été perçu comme un acte de non-respect du statut animal de ces herbivores. Heureusement, l’interdiction des farines animales a permis de stopper cette épidémie de vache folle et a rétabli la confiance du consommateur. Avec une chaîne alimentaire contrainte aux turbulences et aux pressions économiques des plus diverses, les accidents sanitaires constituent toujours un choc brutal pour les consommateurs et les filières concernées. Dans ces conditions difficiles, il est prévisible que les problèmes sanitaires engendrés apparaîtront au grand jour lorsque des liens avérés auront pu être établis avec les pratiques actuelles.
Mange et bien tais-toi
Les doutes ressentis par la population peuvent parfois provenir d’un manque de communication sur l’évolution des techniques de cultures, d’élevages ou de transformations des aliments. Le questionnement sur l’origine des produits et leur technique de préparation n’est pas de la même nature pour des objets de consommation courante que pour des aliments destinés à reconstituer notre organisme. De plus, il existe un certain nombre d’aliments particuliers dont la composition est peu identifiable et ne correspond pas à des représentations claires pour le public non initié. Le fait que beaucoup de produits résultent d’un mélange d’ingrédients est largement dissimulé par un étiquetage approximatif qui n’indique pas réellement les taux de sucre, d’amidon ou d’autres produits de remplissage. L’accent est toujours mis sur la présentation plutôt que sur le contenu réel. Cette opacité récurrente plus ou moins forte selon les produits est ressentie comme un désagrément ; elle désappointe le consommateur plutôt en quête de certitudes sur ce qu’il mange. Il existe sans doute chez l’homme une inquiétude fondamentale sur la qualité des aliments, et il est très important que ce sentiment ne soit pas entretenu par une chaîne alimentaire peu encline à montrer les procédés par lesquels elle assure sa rentabilité. Un certain hygiénisme de nos sociétés contribue aussi à entretenir la peur d’être empoisonné, et les industriels revendiquent fortement la sécurité alimentaire de leurs produits, ce qui est beaucoup plus facile à garantir que la valeur nutritionnelle intrinsèque des aliments. L’attitude inverse visant à rassurer en minimisant ou en occultant les risques sanitaires d’un produit est tout aussi critiquable. En fait, la sécurité microbiologique est plutôt bien assurée actuellement, par contre la pollution environnementale et phytosanitaire contribue à entretenir une chaîne de contaminations bien regrettables.
Il existe donc un réel problème d’information sur les caractéristiques des aliments en termes de composition ou de contamination. De plus, la communication nutritionnelle est trop souvent focalisée sur les aspects susceptibles de mettre en valeur le Produit. Combien de yaourts hypersucrés avec pour justification finale un besoin surévalué de calcium ? À l’inverse, d’autres filières (telle que la filière blé-pain) figées dans leurs habitudes de vente sont incapables de mettre en valeur la richesse naturelle de leurs produits en fibres et minéraux. Pendant ce temps, la communication des producteurs de céréales de petit déjeuner a été beaucoup plus efficace, incitative, explicite sur le contenu nutritionnel, ce qui a eu pour résultat d’induire, chez les jeunes, une forte diminution de la consommation de pain. Dans ce contexte difficile, il serait nécessaire qu’une communication claire soit développée auprès des consommateurs, bien trop éloignés de la conduite de la chaîne alimentaire. Ces efforts de clarification et de pédagogie sont loin d’avoir été accomplis. Pour être menés à bien, cela nécessiterait la participation de tous les acteurs et conduirait les producteurs, les grossistes, les transformateurs, les distributeurs à justifier leurs diverses pratiques. Ainsi, il est difficile de savoir qui est responsable de la mauvaise qualité de certains pains, du manque de saveur de tels ou tels fruits et légumes, de l’excellence ou de la médiocrité de certaines viandes. Au lieu de cela, le consommateur apprend un jour que de nombreux légumes sont cultivés sous serres, voire sans terre, des ruminants élevés sans prairies, des poulaillers gérés comme des usines de production d’œufs. Il est informé bien tardivement des conditions extrêmes de concentration et d’industrialisation de certains élevages de volailles et de porcs alors qu’il a consommé couramment ce type de produits.
Les techniques actuelles développées pour l’élaboration des aliments sont susceptibles de choquer de nombreux consommateurs. Elles sont la rançon d’une nourriture peu onéreuse. C’est en informant le consommateur sur la complexité de la chaîne alimentaire, sur les meilleures techniques d’élevage et de culture et de traitement des aliments qu’il sera possible de faire progresser la qualité de l’offre, de faire évoluer les modes alimentaires, de créer un esprit de confiance indispensable au bien-être du consommateur.
L’ensemble des acteurs de la chaîne alimentaire est loin d’entretenir cet état d’esprit. Afin de montrer le sérieux d’une agriculture productiviste, une agriculture dite raisonnée est mise en avant, mais elle est finalement fortement utilisatrice de pesti-
Affronter les bouleversements alimentaires…
ides et bien conventionnelle. Pour vanter la performance des ateliers de préparation alimentaire, l’accent est souvent mis sur l’importance des mesures d’hygiène, sur la sécurité microbiologique des méthodes de traitement des aliments, ce qui ne garantit en rien la qualité nutritionnelle des produits. Le discours sur la sécurité chimique est illusoire tant que des mesures en amont visant à mettre en place une agriculture propre ne seront pas prises. L’effet de l’imprégnation à long terme de notre organisme par de faibles doses de substances toxiques constitue toujours un problème sanitaire non résolu et pourtant bien inquiétant. De plus, l’accent n’est pas suffisamment mis sur la sécurité positive, c’est-à-dire sur la richesse effective d’un aliment en facteurs de protection. De même, aucun index de qualité facilement identifiable ne permet au public de juger de l’abondance en calories vides ou de la densité nutritionnelle d’un aliment.
En l’absence d’une présentation objective des critères de qualité nutritionnelle, de sécurité toxicologique et microbienne, le public finit par croire les filières les plus persuasives, les plus performantes au niveau de la présentation et du discours nutri- tionnel, les plus accrocheuses au niveau publicitaire. Bien sûr, il subsiste un malaise au niveau des aliments recomposés, sur le rôle de tous les additifs, arômes, colorants et conservateurs savamment répertoriés et numérotés. L’esprit critique est toutefois bien faible, et, finalement, aucun industriel agroalimentaire n’a été mis en demeure, par des associations de consommateurs, de justifier la composition des produits, de rendre compte de l’impact des aliments délivrés sur l’état de santé de la population. Pour prévenir de futurs procès ou révoltes, certaines firmes, à l’instar de MacDonald, commencent à mettre en garde les consommateurs des risques liés à l’abus de leurs aliments, alors que la seule alternative honnête serait de s’engager à faire évoluer leur production vers une qualité nutritionnelle suffisante. Le fait qu’une boisson, une barre chocolatée, un petit pot pour bébé, une pizza industrielle aient une composition simpliste n’a jamais mobilisé l’esprit du législateur, si bien qu’on peut proposer à 1 infini « les plus nuls » des aliments ou des boissons sans risquer aucun frein de la part des pouvoirs publics. Nos spécialistes des réglementations aiment discourir sur les supplémentations, les aliments fonctionnels, les allégations, mais leur apparente vigilance est largement insuffisante pour assainir l’offre alimentaire. Alors que les producteurs de céréales de petit déjeuner enrichissent leurs produits en fer et vitamines sous prétexte d’une destination diététique ciblée, les meuniers ou boulangers seraient rappelés à l’ordre s’ils opéraient le même type d’enrichissement. Ainsi, l’essor des multinationales est favorisé au détriment de filières plus traditionnelles.
L’altération du gout
Le manque de transparence des produits transformés mais aussi l’altération du goût des produits de base sont les défauts récurrents de notre chaîne alimentaire. La perte des repères orga- noleptiques est un des ressentis les plus troublants pour beaucoup de consommateurs. Ce désarroi concerne particulièrement le goût des fruits et légumes dont l’apparence extérieure est souvent déconnectée des qualités organoleptiques des produits (quelle bizarrerie de la sélection végétale effectuée par l’homme). Il ne s’agit pas seulement de la perte de goût par rapport à des repères récents mais bien d’une attente déçue par rapport à des critères organoleptiques sans doute fortement enracinés dans nos systèmes de perception. Ce type de désappointement, largement répandu vis-à-vis du goût des tomates, des pommes ou du pain de mauvaise qualité, est rassurant sur la capacité des populations à réagir face aux dérives des systèmes de production intensifs. Cependant, si le type d’offre alimentaire actuel persiste, il est probable que la normalité des goûts évolue, sous le poids des habitudes et du temps, vers les aliments standard omniprésents. Cette évolution n’est pas sûre, pour quelques groupes de population, des goûts typés pourraient demeurer fortement ancrés dans une sorte de patrimoine alimentaire. Ainsi, la quête de certaines caractéristiques organoleptiques pourrait longtemps encore être recherchée. L’exemple du retour du bon pain que les Français ont tant souhaité après plusieurs dizaines d’années de pain excessivement pétri, blanchi et si facilement rassis est rassurant quant à notre capacité de réaction positive. Le contre-exemple est celui d’une large couche d’Américains, devenus « accros » d’aliments totalement artificiels, de pains dopés d’additifs, de produits ucrés, de sauce tomate et de breuvages artificiels, de pseudocharcuteries, d’œufs dénaturés, de glaces géantes et de fromages aseptisés.
La perte des repéres
Le passage d’une alimentation traditionnelle, fondée sur l’utilisation des aliments de terroir disponibles et sur des coutumes culinaires bien établies, à l’offre alimentaire actuelle a bien sûr bouleversé nos habitudes, nos réflexes, nos comportements et souvent notre métabolisme au point de le déformer. Comme dans toutes les situations de changement, une partie de la population, souvent la plus éclairée, s’est bien adaptée et même a su tirer profit de la nouvelle donne alimentaire tandis que de larges couches ont subi de plein fouet, dans leur corps comme dans leur tête, les déséquilibres induits par cette offre énergétique, désignée couramment par les spécialistes sous le terme de « transition nutritionnelle ».
Les ressources agricoles, les croyances et les modes alimentaires, les types de cuisine, voire certains plats font partie de l’identité culturelle profonde des peuples. Il n’est pas étonnant que le nouveau paysage alimentaire des supermarchés perturbe profondément l’identité culturelle des groupes de population. L’exemple classique des Maghrébins abandonnant leur couscous ou leur galette de blé dur au profit de plats beaucoup moins complets ou de pain blanc est évidemment regrettable sur le plan à la fois nutritionnel et culturel. Progressivement naît une interrogation sur l’identité culturelle d’autant que l’incitation à consommer les nouveaux produits manufacturés est prolongée par le développement des nouvelles chaînes de fast-food. Certes, il existe des réactions de rejet vis-à-vis de la « macdonalisation », mais comment résister au désir des enfants qui ressentent comme une fête la possibilité de s’empiffrer de frites et de ketchup ? La peur de perdre les produits du terroir ou les racines culinaires est toutefois bien réelle. Cette demande spécifique en produits du terroir a permis le développement de certains circuits de production et de distribution régionaux, mais elle a généré aussi une nouvelle offre par l’agroalimentaire de pseudoproduits du terroir, de foies gras du Sud-Ouest en provenance
d’élevages industriels de toutes régions et de tous pays. Si, finalement, l’attente vis-à-vis des produits du terroir est déçue, le goût des pêches de vigne complètement ignoré, on s’achemine vers une nouvelle normalisation des goûts à l’aune des caractéristiques des produits industriels.
Par ailleurs, la représentation mentale des aliments est si complexe et si prégnante que certains sociologues ont même mis l’accent sur l’importance de l’identification de l’homme à ce qu’il mange. La viande est ainsi synonyme de muscles et de puissance musculaire, les légumes revêtent une connotation moins agressive, plus féminine, les fruits inspirent une image de soleil. Parce qu’ils sont peu énergétiques, les fruits et légumes ne sont pas des aliments associés à une image de force physique à la différence des produits céréaliers, des féculents et de la viande. Il est important de comprendre les représentations mentales des aliments et la manière dont elles s’élaborent. Si cette perception est juste, elle peut être précieuse et permettre à la personne de bénéficier sans effort d’un bon équilibre alimentaire, source de bien-être et de santé. Si la vision des aliments et de l’alimentation est erronée, déformée par des influences médiatiques, culturelles ou socioéconomiques diverses, les conséquences sur le comportement alimentaire et la préservation de la santé peuvent être très graves. Par exemple, dans beaucoup de milieux défavorisés, la viande et les aliments très énergétiques sont perçus comme des aliments indispensables, et les fruits et légumes, peu énergétiques et beaucoup plus onéreux, comme des produits secondaires.
La perception du lait dépend fortement de l’imaginaire et de la culture des peuples : première source de vie venue des mères, produit extrêmement fragile dont il fallait se méfier, aliment peu recommandable pour ses effets digestifs, et actuellement source exceptionnelle et indispensable de calcium pour le lobby laitier. Certains aliments, comme le pain qui bénéficiait d’une image symbolique très forte d’aliment complet, de produit qu’il fallait partager et qu’il était interdit de jeter, ont vu leur valeur symbolique se détériorer. Le pain a ainsi rejoint les poubelles de la société de consommation. Toutes nos représentations mentales ont à la fois été bouleversées par les connaissances scientifiques, la genèse de nouveaux aliments et beaucoup plus récemment par les discours nutritionnels ésotériques. Les consommateurs ont acquis de nouvelles certitudes, pas toujours fondées, au fur et à mesure que leurs représentations traditionnelles se sont estompées. Cependant, les influences publicitaires, le discours des diverses filières, le foisonnement médiatique et une certaine cacophonie des vrais ou faux nutritionnistes rendent bien difficile l’acquisition d’une culture nutritionnelle pourtant indispensable dans nos sociétés de choix. Ce terrain d’incertitudes laisse libre cours aux influences publicitaires, suffisamment fortes pour créer le besoin d’achat à l’instar d’autres objets de consommation. Ainsi, le développement de certains produits n’est pas dépendant de leur valeur intrinsèque mais de l’image véhiculée par la marque. Dans ce contexte, on a assisté à une inflation du discours nutritionnel en vue de développer de nouveaux marchés.
la promotion alimentaire pas des arguments santé
Pour beaucoup d’industriels, l’important est de développer la vente de nouveaux produits avec des arguments de bien-être et de santé. Grâce à un lobbying puissant et avec l’aide de la communauté scientifique qui sollicite des moyens de recherche, les industriels sont autorisés à présenter des argumentations très encourageantes pour la promotion de nouvelles formules alimentaires. Afin de mettre en avant les spécificités d’un aliment, leur impact potentiel sur certaines fonctions physiologiques, les professionnels de l’agroalimentaire ont développé le concept d’aliment fonctionnel.
Dans une approche scientifique, il s’agit de s’assurer qu’un aliment peut jouer un rôle spécifique intéressant sur une fonction physiologique. Les nutritionnistes ont progressivement pris conscience que les aliments n’étaient pas la simple addition d’un ensemble d’éléments, qu’ils avaient pour la plupart une composition bien particulière susceptible de générer des effets spécifiques au sein de l’organisme. Les pays asiatiques, en particulier le Japon, riches d’une tradition alimentaire dans laquelle les aliments étaient dotés de vertus spécifiques, ont fortement contribué à l’essor d’une nouvelle gamme d’aliments fonctionnels, en particulier avec la montée en puissance des industries de fermentation. Évidemment, l’industrie agroalimentaire a essayé de capter un nouveau marché potentiellement florissant et riche de plus- value. Cependant, la difficulté d’établir des dossiers pour prouver les allégations affichées et une certaine méfiance du consommateur vis-à-vis d’aliments médicalisés ont dans un premier temps freiné le développement de ce type d’aliments. Grâce à la puissance du marketing alimentaire, le public s’est maintenant habitué aux margarines contenant des phytostérols sous prétexte de lutter contre l’hypercholestérolémie ou aux produits laitiers enrichis en prébiotiques (bactéries susceptibles de survivre dans le tube digestif et de stimuler les défenses immunitaires intestinales). Évidemment, le bénéfice santé de tous ces artifices est loin d’être avéré.
Toujours dans un même esprit de marketing, on assiste au foisonnement de produits « riches », « enrichis » en éléments divers qui sont autant d’incitations fortes à consommer. L’affichage d’une teneur élevée n’est pas une garantie de qualité du produit ; il ne suffit pas de rajouter de la vitamine C dans un jus d’orange pour assurer une excellente qualité, ou de la vitamine D dans du lait pour lui donner une odeur de prairie. La qualité aromatique peut également être manipulée par l’addition d’arômes, mais aucune de ces opérations ne peut reproduire la qualité élaborée par l’animal ou la plante dans un environnement optimal. Cette vue globale est seulement perçue par les consommateurs les plus avertis, les plus sensibles à la complexité des éléments naturels, souvent les plus proches de la nature. À travers les marques ou diverses présentations, le secteur agroalimentaire s’est donc approprié la responsabilité de l’élaboration de la qualité. Il est vrai que les meilleurs produits de l’agriculture peuvent être fortement altérés par des technologies de transformation alimentaire inappropriées ; à l’inverse, il est vain d’espérer obtenir de bons aliments si les produits végétaux ou animaux de base ne sont pas de qualité suffisante.
Les compléments alimentaires
Malgré de belles apparences, un grand nombre de produits alimentaires ou de boissons sont de faible qualité nutritionnelle, en particulier de par leur richesse en ingrédients purifiés ou de par la médiocrité des matières premières utilisées pour leur
confection. Par ailleurs, les progrès scientifiques ont permis de mettre en évidence l’importance d’un bon statut nutritionnel en minéraux et micronutriments pour ralentir les processus de vieillissement et l’apparition des pathologies. Avec une alimentation de type occidental, les apports nutritionnels sont généralement loin d’être optimaux. Cette prise de conscience a été particulièrement importante aux États-Unis (il est vrai que les défauts de la chaîne alimentaire y sont encore plus prononcés que chez nous). Elle s’est traduite par l’explosion d’un nouveau marché, celui des compléments alimentaires. Au lieu de remettre en question les méthodes de production ou les modes alimentaires, un marché supplémentaire a été créé pour pallier les insuffisances de la chaîne alimentaire. Si cette approche était efficace, elle pourrait être justifiée, mais il s’agit d’une démarche approximative souvent inutile, parfois dangereuse et difficile à gérer sur le long terme. Évidemment, l’administration de minéraux, de vitamines ou de micronutriments divers peut être bénéfique chez des sujets carencés, mais il faut aussi améliorer le régime de ces personnes mal nourries. À l’échelle d’une vie, seule une alimentation équilibrée selon les bases de la nutrition préventive assure une protection durable de l’organisme.
Pour mettre en valeur leur bricolage nutritionnel, les producteurs de compléments ont créé des néologismes tels que nutra- ceutiques ou alicaments pour signifier que ces produits sont à la frontière de l’aliment et du médicament, qu’ils ont des effets physiologiques beaucoup plus puissants que de simples aliments.
Le développement et l’évolution de la chaîne alimentaire ont été réalisés sans contraintes nutritionnelles claires, si ce n’est du point de vue de la sécurité sanitaire. L’erreur majeure des nutritionnistes du XXesiècle aura été de croire que l’on pouvait extraire des ingrédients énergétiques, les utiliser en abondance sans conséquences négatives pour la santé. L’imprécision de la démarche suivie en nutrition humaine contraste avec l’esprit de rigueur qui a guidé les ingénieurs de l’alimentation animale. En nutrition animale, l’utilisation des ingrédients purifiés est beaucoup plus rare, et les apports énergétiques sont toujours ajustés par une addition adéquate de minéraux et de vitamines.
Les processus de dévalorisation alimentaire de la chaîne industrielle ont déjà eu des conséquences étonnantes sur l’homme avec l’explosion de l’obésité et du diabète de par le monde. Il est urgent, après cette transition nutritionnelle, d’amorcer l’entrée dans un nouvel âge alimentaire où l’homme saura bénéficier des potentialités d’une alimentation très élaborée et conçue pour être en équilibre avec l’environnement naturel.
Vidéo : une alimentation souvent dévalorisée
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : une alimentation souvent dévalorisée