Quelle alimentation pour demain
Certaines préoccupations alimentaires peuvent sembler bien superflues par rapport aux problèmes de la faim dans le monde qui touchent plusieurs centaines de millions d’habitants. Au niveau planétaire, les ressources alimentaires pourraient être théoriquement suffisantes, mais de nombreux facteurs contribuent à réduire leur disponibilité : mauvaise gestion de l’agriculture et de l’élevage ou de l’équilibre entre ressources végétales et animales, diversification végétale et production de cultures vivrières insuffisantes, érosion des sols, manque d’eau et désertification, démographie trop élevée, nouvelles maladies et problèmes climatiques. À cela, il faut rajouter quelques mauvaises pratiques alimentaires traditionnelles et maintenant les conséquences négatives de la « transition nutritionnelle ».
En fait, l’importance de la gestion de la chaîne alimentaire et de ses potentialités est universelle et doit être mise en avant plutôt que de déplorer seulement la situation des pays pauvres. Les modalités du développement d’une agriculture durable sur les bases que nous avons décrites concernent autant les pays riches Que les pays en voie de développement, ceux qui ont une agriculture excédentaire comme ceux qui ont des ressources alimentaires insuffisantes.
Il est clair que la concurrence très vive, entretenue par 1g. grandes puissances agricoles, sur le commerce des matières pre. mières est en contradiction avec la mise en place d’une agri. culture durable. En effet, pour gagner les marchés, il faut adopter une logique productiviste avec des exploitations de très grande taille et recourir à des pratiques souvent agressives pour l’environnement. Si la logique de la performance économique et du meilleur prix est plutôt bien acceptée pour les objets manufacturés (bien que parfois discutable), elle est moins évidente en matière d’aspiration alimentaire. En effet, il existe un large consensus social en faveur du suivi de l’alimentation dans un environnement et un tissu rural auxquels le consommateur puisse se référer.
Les systèmes d’agriculture durable constituent, pour tous les pays, un cadre valable à la fois pour assurer la meilleure nourriture possible aux populations et aussi pour servir de guide aux échanges alimentaires. Si chaque pays convenait de respecter des règles universelles : le droit des peuples à se nourrir eux-mêmes, l’obligation de pratiquer des modes de culture et d’élevage les plus adaptés à l’environnement et à l’obtention d’une bonne qualité nutritionnelle, cela permettrait de codifier les échanges et pourrait être source d’équilibre au niveau mondial. La souveraineté alimentaire peut se concevoir aussi à l’échelon des régions, et les citoyens devraient pouvoir s’exprimer et s’engager sur cette question, sur leur droit à s’alimenter à partir de ressources de proximité.
Accepter de justes échanges en évitant les travers d’un protectionnisme partisan et refuser les concurrences effrénées. Éviter les erreurs du productivisme agricole de la seconde moitié du XXe siècle pour ne garder que les progrès les plus positifs. Reconnaître à chaque peuple une indépendance alimentaire et les possibilités de le faire dans des conditions qui préservent les potentialités agricoles, l’environnement et le tissu rural.
Toutes ces considérations ne sont pas utopiques et sont en fait les seules recevables pour codifier nos échanges économiques, dans le domaine de l’agriculture mais aussi de l’agro- alimentaire. Le seul objectif qui compte est d’essayer de faire adopter dans tous les pays les modes alimentaires les plus pro-
teurs pour leur population et les plus adaptés à l’environnent agricole de chaque région du monde.
En vue d’optimiser la nutrition humaine, il y a des possibilités très importantes d’échange de matières premières mais aussi de savoir nutritionnel. Beaucoup de pays auraient ainsi intérêt à emprunter à d’autres cultures populaires des manières originales et efficaces de bien s’alimenter. Cela pourrait contribuer à résoudre de nombreux problèmes nutritionnels. Les Mexicains pourraient nous apprendre à mieux consommer le maïs, et les Chinois à diversifier l’apport de légumes dans nos repas. Chaque pays gagne à enrichir sa diversité alimentaire, culinaire et culturelle. C’est l’inverse de la mondialisation par l’uniformisation, par la « macdonalisation », par la généralisation du fast-food et du Coca-Cola.
Dans ce contexte, il faut bien reconnaître que la France a des atouts exemplaires par la richesse de son potentiel agricole, par sa tradition culinaire, son activité agroalimentaire puissante, l’importance de sa recherche agronomique. Cependant il semble que nos objectifs soient trop restés dans le domaine de l’efficacité de la production alimentaire. Nous n’avons pas eu la volonté de mettre en valeur le potentiel d’équilibre et de santé que l’on peut trouver dans une chaîne alimentaire de qualité.
C’est à travers l’amélioration de notre façon de bien nous nourrir et de bien cultiver que nous pourrons non seulement défendre notre situation agricole, mais aussi apporter du développement durable aux autres pays. C’est la seule politique de recherche possible et elle est particulièrement enthousiasmante.
Les difficultés de la politique agricole viennent de l’insuffisance d’objectifs clairs sur la gestion de l’agriculture et de la santé. Seule la prise de conscience de l’efficacité d’une approche globale de la problématique agriculture-alimentation-santé sera susceptible de nous faire sortir des pièges de la productivité agricole et de l’industrialisation alimentaire dans lesquels nous nous sommes laissé entraîner.
La reconnaissance à l’échelon international des bases de l’agriculture durable et de la nutrition préventive, bien peu amorcée, est la seule voie pour guider les politiques agricoles nationales et les échanges internationaux. La manière de conduire la
chaîne alimentaire, du champ jusqua l’assiette, n’est pas seul©, ment une affaire d’économie et de culture, mais aussi de respon. sabilité citoyenne bien plus large puisque cela peut avoir des répercussions considérables sur l’avenir de l’homme et de la p]a. nète. Le public commence à s’en rendre compte et semble fortement sensibilisé à ces questions.
Certes, nous avons déjà du mal à obtenir un consensus sur la maîtrise des ressources énergétiques, et il risque d’en être de même en matière d’agriculture et de nutrition humaine. Quelles que soient les difficultés, on ne pourra ni construire l’Europe ni harmoniser nos échanges avec l’Amérique ou les pays du Sud sans un consensus suffisant sur une nouvelle éthique alimentaire. Vouloir régler ces questions en termes économiques dans le cadre des échanges internationaux (avec l’actuel OMC) est quasiment impossible.
Il est temps d’établir une charte des droits et des devoirs de l’homme en matière d’agriculture, d’alimentation et de santé. L’expérience a montré que ce type de déclaration ne suffisait pas à résoudre tous les problèmes, mais il est bien utile de pouvoir s’y référer. L’enjeu est de lutter contre la survenue d’une humanité à deux vitesses sur le plan de l’alimentation, comme pour la répartition des richesses où un cinquième de l’humanité possède les 4/5 des richesses.
Les scénarios possibles pour l’agriculture et l’alimentation de demain
H est particulièrement difficile de répondre à la question : comment l’homme s’alimentera-t-il demain, et avec quels types d’agriculture et d’activités agroalimentaires ? La complexité des facteurs mis en jeu concernant la demande des consommateurs et l’organisation de la chaîne alimentaire ne permet pas, même en réunissant les compétences des spécialistes les plus avisés, d’émettre des prévisions sûres pour l’avenir. Cependant, il faut aussi considérer que le futur nous appartient, que chacun a son mot à dire, que des prises de conscience collectives peuvent modifier le cours des choses. La problématique alimentaire touche particulièrement l’homme, dans un domaine vital qui le ■^source quotidiennement, mais ce sujet ne peut être isolé des autres grandes questions, notamment le réchauffement climatique ou la fourniture d’énergie. D’ailleurs, selon la manière dont il est conduit, le bilan de l’agriculture sur l’équilibre de la planète terre et l’effet de serre peut être extrêmement variable.
Si aucun événement fort n’influence le paysage alimentaire, l’évolution de l’alimentation humaine devrait être dépendante tant de la nature de l’offre alimentaire que des réactions du consommateur. Bien que souvent l’accent soit mis sur le rôle central du choix du consommateur, il ne faut pas oublier que ce dernier est bien obligé de s’adapter au système alimentaire qui lui est proposé. Ce jeu d’interactions entre chaîne alimentaire et consommateurs peut se pratiquer longtemps avec les mêmes règles jusqu’à ce qu’un événement ou un mouvement d’idées finissent par modifier profondément le cours des choses. Pour l’instant, ni les conditions de vie actuelles ni la prise de conscience sociétale ne suffisent à changer le sens des évolutions que nous avons connues depuis quelques dizaines d’années. La question est donc de savoir jusqu’où le type de chaîne alimentaire actuelle pourrait évoluer dans le long terme et quelles sont les chances d’un modèle alternatif. Avant l’essor de l’agroalimen- taire, l’activité de ce secteur était plutôt insuffisante pour nourrir des villes en pleine expansion. On sait à quel point ce secteur s’est maintenant hypertrophié jusqu’à nuire à la consommation d’aliments naturels, pourtant indispensables à l’équilibre nutri- tionnel. Trouverons-nous un juste équilibre ?
Dans un premier scénario d’évolution possible, les activités agricoles et agroalimentaires trouvent principalement leur place dans la sphère économique, avec la logique qui s’y rattache : satisfaire (en les modulant à sa convenance) les besoins du consommateur à un moindre coût pour gagner le maximum de marchés. La logique mercantile de cette approche exclut de son champ de préoccupation une vision globale. Elle ne cherche pas à prendre en compte les conséquences socioéconomiques provoquées par cette apparente rationalisation de la chaîne alimentaire, ni les répercussions écologiques et environnementales d’une agriculture productiviste, ni la problématique des relations entre alimentation et santé.
Dans ce type de scénario, l’influence principale vient de l’industrie agroalimentaire qui cherche à s’approvisionner en matières premièrës de qualité standard au meilleur prix et donc au cours mondial. La pression compétitive incite ainsi les industriels à demander à l’agriculture européenne de rejoindre les standards de production les plus bas. Les lobbies agroalimentaires encouragent progressivement l’abandon de tout soutien aux prix et de toutes protections aux frontières. L’Europe continue cependant, comme les Américains, à soutenir de façon indirecte les agriculteurs dans le cadre d’une politique agricole rénovée, mais le montant des aides diminue nettement, et les contours les plus incohérents de la politique actuelle de subventions sont gommés.
Surtout on ne change pas des systèmes de production qui ont fait la preuve de leur efficacité. On assiste donc : au développement d’une agriculture le plus compétitive possible ; à l’augmentation toujours sensible des rendements jusqu’au plus fort plafonnement possible (en France une production laitière annuelle de 10 000 litres de lait par vache, un rendement de 100 quintaux de blé à l’hectare et bien d’autres performances de par le monde) ; à un fort accroissement de la taille des exploitations de grande culture ; à la diminution de la diversité des productions agricoles à l’échelon d’un pays en fonction d’une répartition et d’une compétition mondiales ; à l’accentuation de l’industrialisation des élevages ; à la standardisation des cultures de fruits et légumes ; au maintien des modèles actuels d’offres très élevées en produits animaux.
L’évolution du secteur agroalimentaire est tout aussi remarquable, et l’importance des transformations alimentaires opérées s’accentue au rythme des progrès technologiques. Il en résulte une offre d’aliments faciles à préparer toujours plus abondante et on assiste à l’industrialisation des derniers secteurs artisanaux (boulangeries, cantines, etc.). On observe cependant une certaine amélioration de la densité nutritionnelle des aliments, à la suite de la prise en compte des critiques des nutritionnistes concernant les calories vides.
Pour les consommateurs, ces changements aboutissent : à une baisse très nette du budget consacré à l’alimentation ; à une
diminution encore plus forte du temps passé à la préparation des repas ; à une gestion plus fluide des approvisionnements avec un renouvellement sans à-coups du contenu des frigos et des réserves alimentaires.
Diverses tendances méritent aussi d’être soulignées : la recherche d’un exotisme alimentaire dans des restaurants ou des régions spécialisés ; la perte notable du patrimoine culinaire ; le développement des fast-foods et d’une alimentation à deux vitesses ; l’augmentation très forte des troubles du comportement nutritionnel et des maladies métaboliques (diabète, obésité).
Ce scénario, à peine accentué, n’a rien de futuriste puisqu’il correspond déjà à la situation d’une large partie de l’Amérique du Nord, voire de l’Europe, et qu’il exprime les tendances lourdes d’un certain type d’agriculture qualifiée de performante et d’une industrie agroalimentaire toujours en quête de compétitivité et de rentabilité.
Faute de régulations efficaces des marchés et par le jeu concurrentiel d’une multitude de producteurs, les agriculteurs voient leur revenu diminuer malgré des efforts considérables de rentabilité, et il en est de même de certaines activités agroalimentaires. Finalement, la baisse du budget consacré à l’alimentation profite surtout à quelques multinationales.
Si l’analyse des économistes est fiable, l’augmentation du niveau de vie se traduit par l’érosion des dépenses d’alimentation, et cette évolution pourrait être accentuée par l’industrialisation toujours plus poussée de la chaîne alimentaire.
À l’échelon français, il est inutile de rappeler à quel point il est intéressant de maintenir une population rurale même si une partie des campagnes est maintenant occupée par des non agriculteurs. Au moins dans les pays riches, il n’y a plus de bénéfices socio-économiques à diminuer le budget consacré à l’alimentation par l’accroissement de la productivité générale du secteur alimentaire. On ne voit guère l’utilité de réduire le poids économique de l’alimentation humaine au risque d’une dévalorisation de la qualité nutritionnelle, de retombées socio-économiques ou écologiques négatives et surtout si cela entraîne une augmentation des dépenses de santé. Il y a aussi de nombreux risques de sécurité alimentaire à concentrer les productions agricoles et les
transformations alimentaires ; sachant qu’une crise alimentaire sera toujours plus grave que dans d’autres domaines. Les risques écologiques, dus au productivisme qui induit des systèmes de culture et d’élevage mal adaptés à l’environnement, sont maintenant bien connus mais si peu pris en compte.
Dans le scénario que nous venons de développer, la dégradation géopolitique de l’alimentation par une approche producti- viste réductrice de cette activité est le constat le plus alarmant La production de matières premières à bas prix n’aide pas à résoudre les problèmes de la faim dans le monde puisque cela gêne considérablement le développement de l’agriculture des pays pauvres. Enfin, le recours, dans les pays peu développés économiquement, à une agriculture productiviste mal maîtrisée peut se traduire par des désastres écologiques au même titre que les anciennes mauvaises pratiques.
La conclusion de cette analyse partagée par de nombreux experts est qu’il convient de rechercher une autre voie, celle du développement d’une agriculture durable adaptée aux exigences de la nutrition préventive. Dans cette perspective, un effort considérable devrait être accompli pour rééquilibrer les poids respectifs du secteur agroalimentaire et de l’agriculture dans le marché alimentaire.
L’originalité de l’approche, défendue tout au long de ce livre, est d’établir des liens étroits entre la conduite de l’agriculture, la nature des transformations alimentaires, les choix alimentaires et la nutrition préventive. Grâce à son impact inestimable sur la santé, l’alimentation acquiert ainsi une valeur ajoutée considérable qui la libère enfin du joug trop pesant de la concurrence économique aveugle. Cependant, en plus de l’optimisation de son rôle nourricier, ce type de scénario investit l’agriculture d’une mission d’équilibre écologique, sociétale et géopolitique.
Dans cette vision, le caractère bienfaiteur et incontournable de l’agriculture durable en vue d’une alimentation préventive est affirmé a priori ; ce qui suppose évidemment d’adopter les systèmes de culture et les modes d’alimentation adéquats pour obtenir les résultats le plus satisfaisants possible. De plus, le bénéfice d’une bonne conduite de la chaîne alimentaire ne peut se concevoir seulement à l’échelon de pays privilégiés et doit être élargi au maximum de nations. À partir d’expériences alimentaires réussies dans diverses régions du monde, il deviendrait plus facile de faire adhérer à cette démarche beaucoup de pays trop démunis ou trop éloignés des bonnes pratiques en termes d’agriculture et d’alimentation. Les mêmes problèmes d’obtention de consensus sont rencontrés pour la question du réchauffement de la planète sans que cela remette en question la nécessité d’une approche collective.
Sans sous-estimer les difficultés à engager les acteurs de la chaîne alimentaire dans une nouvelle voie plus exigeante, mais plus sûre et plus valorisée, les bénéfices de cette orientation semblent considérables à tous les niveaux. En fait, tout le fonctionnement de la chaîne alimentaire pourrait être amélioré dans la mesure où elle serait revalorisée économiquement. La contribution à l’amélioration de l’environnement et la qualité des services alimentaires rendus devraient être bien explicitées pour faire accepter, par le public, l’apparent surenchérissement de l’alimentation. Actuellement, le vrai coût de la nourriture est très sous- estimé puisque le soutien des États au financement de l’agriculture n’est pas visible dans l’acte d’achat, ni les conséquences négatives sur l’environnement ou le tissu social d’une agriculture productiviste.
Pour les agriculteurs, l’adoption de l’agriculture durable, c’est l’assurance de redonner du sens à un métier très dévalorisé, de ne plus être des conducteurs d’engins et des chasseurs de primes mais des pilotes de systèmes vivants et complexes.
Les points forts de ce scénario sont : l’optimisation des systèmes d’exploitation pour l’amélioration de la fertilité des sols et la préservation de l’environnement ; le choix de cultures et d’élevages adaptés au milieu et en fonction des critères écologiques ou nutritionnels recherchés ; l’adoption de systèmes d’exploitation complexes éloignés des monoproductions ; le contrôle de la qualité des produits avec une obligation de moyens et de résultats ; l’adaptation de la nature et du volume des productions aux besoins alimentaires de l’homme et donc en relation avec des structures de régulation ; une revalorisation nette des prix agricoles avec une harmonisation des productions ; le maintien d’un tissu rural vivant.
L’effort de qualité entrepris sur le terrain serait poursuivi par l’adoption de technologies douces, préservant la complexité des aliments. Un très gros effort serait mené pour différencier l’origine des aliments avec des labels de qualité nutritionnelle. Grâce aux outils de gestion modernes, les circuits de distributions courts seraient développés pour permettre aux consommateurs de bénéficier au maximum des produits de la ferme.
Nul doute qu’une chaîne alimentaire bien construite aurait des retombées positives sur le comportement alimentaire de la population, sur sa confiance ; sur son acceptation à dépenser plus (un changement d’attitude est déjà notable en faveur des produits bio). Tout en ne bradant pas ses produits, une chaîne alimentaire de qualité devrait aussi proposer des solutions pour disposer d’une nourriture simple et équilibrée avec un faible prix de revient.
Le passage d’une chaîne conventionnelle, proche du premier scénario, à un autre type de production alimentaire n’est pas encore certain ; surtout, l’évolution pourrait n’être que très partielle et se révéler très longue dans le temps. Pour aller dans le bon sens, il faudrait une mutation profonde du monde agricole, mais surtout des consommateurs. Ces derniers ne sont pas toujours faciles à cerner, souvent proches de leur porte-monnaie et pourtant désireux de consommer des produits de la campagne les plus purs.
La responsabilité ou la passivité des consommateurs
Il est clair que les déterminants de la consommation sont complexes et plus ou moins dominés par des motivations de nature diverse : la recherche de la santé à travers une bonne nutrition, le goût associé au plaisir, le prix et la commodité, les conditions de production, la sécurité, la dimension symbolique des aliments, l’information concernant les produits. A priori, tous ces déterminants existent et rendent l’interprétation de l’acte d’achat complexe. Cependant certaines tendances fortes pourraient avoir une influence déterminante sur l’évolution de la chaîne alimentaire.
Le scénario le plus favorable serait que, grâce à une information efficace et convaincante, la majorité des consommateurs
adoptent un comportement actif pour prendre en charge leur alimentation dans le sens des recommandations les plus utiles. Dans ce cas, une demande importante pour des produits de bonne qualité organoleptique et nutritionnelle serait extrêmement favorable pour le développement d’une agriculture durable et une amélioration des transformations alimentaires. Dans cette hypothèse, les consommateurs sont prêts à passer plus de temps à cuisiner et ils sont relayés par de nombreuses offres de restauration de bonne qualité diététique. Dans la population, l’incidence des pathologies diminue très sensiblement, ce qui renforce dans la durée l’intérêt et l’adhésion des consommateurs pour des modes alimentaires réfléchis et sources de bien-être. Des comportements sociaux de gestion du plaisir moins primaires se développent et rendent les mangeurs moins sensibles à des leurres organoleptiques tels que les arômes ou le goût sucré et salé.
Le scénario opposé verrait les consommateurs devenir de plus en plus passifs et accepter de s’en remettre principalement à l’industrie alimentaire pour satisfaire leur besoin. Dans l’état actuel de l’offre en produits transformés, de leur trop grande richesse en calories vides, cette évolution serait particulièrement grave en termes de santé publique et sans doute en amont pour l’agriculture toujours plus soumise à une pression compétitive et donc contrainte à une démarche productiviste. Il est peu imaginable que l’industrie lève sa pression sur l’agriculture, par contre, sous l’influence de recommandations claires ou de nouvelles réglementations, on peut espérer une nette amélioration de la densité nutritionnelle des produits et donc un progrès réel par rapport à la situation actuelle. Il est peu probable que cela soit suffisant pour prévenir l’ensemble des troubles métaboliques provoqués par une forte disponibilité en produits prêts à consommer et une déstructuration des repas. Si la passivité alimentaire des consommateurs s’accompagne d’un degré plutôt élevé de sédentarité, la tendance aux trop fortes surcharges pondérales ne pourra que s’accentuer. Après les États-Unis, l’Europe et d’autres régions du monde en plein développement subiront de plein fouet l’épidémie mondiale d’obésité. La prévention de ce risque, comme d’autres dangers, mérite que le « consommacteur » se mobilise.
Des incitations fortes au changement
C’est peut-être l’incapacité de nombreuses sociétés à maîtriser l’épidémie d’obésité qui pourrait constituer l’élément de rupture, provoquer une forte prise de conscience concernant la nécessité d’un changement en profondeur de notre chaîne alimentaire et induire des modifications durables des comportements des consommateurs. À l’instar de la sécurité routière, les changements finiraient par s’imposer à tous, et cela serait une bonne nouvelle qui devrait nous inciter très fortement à espérer un meilleur avenir alimentaire.
Forts d’un consensus social suffisant et du soutien éclairé et déterminé d’une nouvelle génération de nutritionnistes, les pouvoirs publics, en France et dans d’autres pays précurseurs, prendraient la responsabilité d’encadrer plus fortement les géants de l’agroalimentaire, en fixant des exigences claires de densité nutri- tionnelle à atteindre, en réglementant plus sévèrement la publicité alimentaire sur les sources de calories vides, à l’instar de l’alcool. Un mode astucieux de taxation des aliments en fonction de leur densité nutritionnelle pourrait favoriser le recours aux aliments naturels tels les fruits et légumes. Les régions, à leurs divers échelons, pourraient être investies du soin d’organiser et de soutenir les circuits alimentaires de proximité. De plus, les responsables de la distribution alimentaire pourraient gagner à afficher leur adhésion à des objectifs nutritionnels de santé publique ; ils concevraient à cette fin leur offre alimentaire pour faciliter l’adoption de régimes équilibrés par les consommateurs. Il serait facile d’objecter qu’on veut protéger les consommateurs contre leur plein gré ; en réponse à cet argument, il est inutile de rappeler à quel point le type de consommation actuelle a été conditionné par une offre nouvelle de produits transformés, soutenue par une forte pression publicitaire. De toute façon, aucune évolution durable ne pourra se réaliser sans une large adhésion des citoyens aux changements proposés. Cependant, une impulsion politique est sans doute indispensable pour modifier en profondeur le fonctionnement de la chaîne alimentaire.
Enfin, d’autres facteurs de rupture par rapport à une chaîne alimentaire industrialisée et très exigeante en matières premières
Bâtir une nouvelle chaîne alimentaire • 291
de très faible prix de revient pourraient provenir de contraintes nouvelles, en particulier de problèmes climatiques et écologiques engendrés par les activités humaines et notamment l’agriculture intensive. Rappelons que l’agriculture est un des secteurs qui consomment beaucoup d’énergie et surtout qui emploient une grande quantité de pesticides ou d’engrais chimiques. Les exemples de gâchis énergétiques sont multiples, en particulier dans le transport des denrées alimentaires, le travail du sol, le chauffage des serres, la déshydratation de certains aliments, la synthèse d’ammoniac à partir de l’azote de l’air, la production d’amidon à partir des céréales. Il pourrait être prouvé que l’utilisation toujours aussi importante de pesticides se traduit, sur du très long terme, par une incidence accrue de pathologies, notamment en matière de cancer, alors qu’apparemment les risques de toxicité avec une imprégnation à court terme paraissent très faibles.
La vérité des coûts de l’agro-industrie est loin d’avoir été établie. Comment chiffrer la contamination des nappes phréatiques par les pesticides, la réduction de la biodiversité, les atteintes à la flore et à la faune, les contaminations subies par les agriculteurs les plus directement exposés aux produits phytosanitaires, les transformations phénotypiques des générations à venir, l’accroissement des maladies métaboliques et des cancers des consommateurs, les pertes de repères culturels, l’état de dépendance imposé aux consommateurs devenus si peu maîtres de leur environnement ? La prise de conscience des risques écologiques et sanitaires courus, même par la pratique d’une agriculture raisonnée, deviendrait ainsi tellement forte que les citoyens consommateurs exigeraient des changements en profondeur et répercuteraient leur vigilance au niveau de leurs actes d’achat, en supportant le renchérissement d’aliments produits dans des conditions optimales, par exemple en provenance de l’agriculture biologique ou d’un autre mode d’agriculture durable.
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