Q'est ce que le mystère
Tout acte thérapeutique peut être modifié par l’effet placebo, dans des proportions parfois considérables, l’écart banal et fondamental qui sépare l’action prédictible d’un traitement et son effet réel est le plus souvent méprisé ou nié. Il n’est presque jamais cultivé consciemment en médecine officielle. Et c’est bien dommage. Dès lors, un certain nombre de questions se posent. Est-il tellement humiliant pour un médecin de reconnaître que son « bon » traitement physique ou chimique a agi, au moins en partie, pour des raisons psychosociologiques ? Est-il vraiment déshonorant pour un patient de réaliser que sa guérison n’est pas entièrement liée à l’action pharmacologique du médicament mais tient, aussi, à la confiance qu’il a dans son médecin ? C’est pourtant l’effet placebo qui représente ce petit plus qui prévient à tout jamais le médecin d’être un robot sophistiqué, distributeur automatique de traitements suradaptés. C’est pourtant l’effet placebo qui distingue l’homme du cobaye, lequel d’ailleurs ne lui échappe pas non plus!
Il ne s’agit pas ici, bien sûr, de plaider pour un retour à l’incantation, une régression vers une pseudosacralisation de la médecine. Il s’agit plus simplement de faire admettre que tout n’est pas quantifiable, que certains résultats échappent à la science, que les médecins et leurs malades ont, parfois, et Dieu merci, des comportements, des attitudes qui ne sont pas totalement dictés par la rigueur pharmacologique, mais davantage par l’espoir de réveiller les forces internes de guérison supposées gésir en chacun de nous. La médecine moderne peut-elle se prétendre authentiquement scientifique et parfaitement éthique dès lors qu’elle passe son temps à minimiser l’effet placebo, tout en enregistrant les résultats flatteurs de la thérapeutique ?
Autrefois, la médecine acceptait ouvertement de s’appuyer sur un trépied fait de magie, la part divine, de psychologie, la part humaine et de soins soma- tiques, la part animale. Avec le temps, la magie, entièrement, et la psychologie, presque entièrement, ont disparu pour s’effacer devant un matérialisme réducteur issu d’un positivisme triomphant. La psychologie est revenue par la fenêtre de la psychanalyse, puis du comportementalisme. La magie semble avoir été laissée aux guérisseurs et aux charlatans. Apparemment, la médecine occidentale ne sacrifie plus qu’au dieu Science. Seuls une belle opération, un antibiotique précis sont dignes d’éloges. Que triomphent ailleurs des pratiques moins scientifiques ! Cet ailleurs, là où justement la vraie médecine est encore balbutiante. On y parviendra bien un jour à distinguer ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas!
Et pourtant ! Que fait donc un médecin quand la
maladie n’a pas de traitement efficace ou quelle est si bénigne, si fonctionnelle, que point n’est besoin de bistouri, d’antibiotique ou de cortisone? Quand, pris au piège des limites de sa science, il ne sait pas mais fait semblant de savoir ? Quand il se drape de mystère et prescrit illisiblement des drogues aux noms incantatoires, à l’efficacité non prouvée, révélant par là le rêve secret et bien peu scientifique qui l’habite, celui de nier la maladie et la mort ? Quand il bluffe et que ça marche ? Car ça marche ! Les fortifiants fortifient, les phlébotoniques tonifient les jambes, surtout celles des dames, les vasodilatateurs dilatent la mémoire. Un peu, pas très longtemps, juste assez pour ne pas perdre courage. Que celui qui n’a jamais prescrit – ou avalé – de magnésium, d’acides aminés, de préparations hépatotropes, d’eau minérale très pure, nous jette la première gélule.
Ce n’est donc pas le moindre des paradoxes que de voir la médecine moderne refuser d’exploiter comme il se doit la puissance de l’effet placebo, mais accepter de recourir à des pratiques dont l’efficacité scientifique est pour le moins douteuse, et consentir à prescrire des produits pharmacologiquement inertes, des placebos purs ou impurs. Pourquoi privilégier, dans le plus grand secret évidemment, le placebo par rapport à son effet? Le choix peut surprendre. L’effet placebo est ce qui s’additionne ou se soustrait à l’effet pharma- cologique d’un médicament actif; le placebo est une substance inactive prescrite dans un contexte thérapeutique. Alors que les médecins devraient davantage compter sur le premier, c’est le second qu’ils semblent discrètement favoriser. Or est-il correct qu’ils profitent de la confiance de leurs patients et prescrivent en guise de médicament des produits totalement inactifs ? Est-il légitime de donner un produit pharmacologiquement inerte, à l’activité plus ou moins prouvée, en promettant qu’il sera efficace? Ne devrait-on pas plutôt, au nom de la science et de la morale, proscrire un tel usage qui rapproche dangereusement le médecin du charlatan?
L’utilisation que la médecine d’aujourd’hui fait de l’illusion est sélective. Au fond, n’est-il pas temps de lever le mystère dans l’intérêt de tous, des patients en premier lieu, qui ont bien le droit de savoir ce qui se passe en coulisse, mais aussi des médecins qui, à vivre dans l’obscurité et le mensonge, risquent de perdre leur âme? L’étude du placebo et de son corollaire, l’effet placebo, permet cette indispensable mise à jour des fondements de la prescription et, plus largement, de la pratique médicale en Occident, en cette fin de xxe siècle.