Psychologie du vieillissement : Les approches expérimentale
Le travail scientifique a pour finalité essentielle d’élaborer des modèles. Un modèle est en quelque sorte une simulation cohérente des données d’expérience ou d’observation. Dans son célèbre essai De la gravitation, Newton nous introduit à la modélisation scientifique. L’observation et la mesure lui ont fourni les données des mouvements des planètes dans l’espace autour du Soleil. La logique et la mathématique lui permettent de démontrer que l’on parvient à simuler les mouvements des corps à l’aide d’une théorie intégrée, fondée sur quelques définitions, axiomes et théorèmes. Ce modèle s’est avéré particulièrement heuristique et prédictif. Il est connu sous le terme de «gravitation universelle». Le psychologue, sans prétendre atteindre un tel niveau de modélisation, construit lui aussi de telles théories qu’il confronte en permanence aux données d’expériences ou d’observations.
Par exemple, un modèle classique de la mémoire humaine consiste à la représenter sous forme de deux modules ou sous-mémoires, à savoir la mémoire à court terme (MCT) et la mémoire à long terme (MLT). La conceptualisation la plus complète est due à Atkinson et Shiffrin (1968) et fut complétée par Schneider et Shiffrin (1977). La validation d’un tel modèle de mémoire peut se réaliser par différentes voies. On peut démontrer qu’il s’agit de deux processus différents de mémorisation. Mais on peut aussi constater que l’étude des amnésies (troubles psychologiques qui se caractérisent par une perte partielle ou totale de la mémoire) révèle une dissociation entre MCT et MLT. On peut enfin comparer les performances mnésiques de sujets jeunes à celles de sujets âgés avec des épreuves mesurant les capacités tant de leur MCT que de leur MLT. On peut alors constater que les âgés ont des performances inférieures aux jeunes, surtout avec les épreuves mobilisant la MLT. On en déduit que le vieillissement touche spécifiquement un type de mémoire et pas l’autre. Cette dissociation peut ainsi être interprétée comme une confirmation du modèle dual MCT-MLT. Cette utilisation expérimentale de groupes de personnes âgées est caractéristique de l’approche expérimentale. Elle conduit à modéliser le vieillissement comme un syndrome déficitaire moyen observable statistiquement chez les âgés. Les différences interindividuelles sont considérées comme des artefacts (variations qui n’ont pas de signification théorique) que le chercheur essaye de contrôler au mieux.
Pratiquement dans la plupart des recherches, un groupe d’adultes jeunes est comparé à un ou plusieurs groupes de personnes âgées selon un plan transversal de recueil de données. Ces groupes doivent se différencier uniquement par l’âge. La question délicate qui se trouve alors posée est la suivante : peut-on constituer des échantillons de personnes dont la seule différence est l’âge ? Dans l’absolu, la réponse est non, car la différence entre les jeunes et les âgés n’est pas uniquement quantitative. Il existe aussi des différences qualitatives que l’on appelle effet de génération ou effet de cohorte. Les chercheurs tentent malgré tout d’approcher cette situation en se fixant des critères d’échantillonnage qui déterminent les conditions que doit remplir un sujet pour pouvoir être sélectionné. Les critères d’échantillonnage, techniquement appelés facteurs contrôlés, sont dans la plupart des recherches le sexe, le niveau de scolarisation et Y état physique ou de santé. Nous allons analyser l’importance de chacun de ces facteurs.
Le sexe
Dans de nombreuses recherches, le facteur «sexe» est contrôlé en ayant la même proportion de femmes dans les échantillons de sujets jeunes que dans les échantillons âgés. Mais le contrôle de ce facteur est alors insuffisant. Nous avons déjà souligné que les femmes ont une espérance de vie significativement plus longue que les hommes (entre cinq à dix ans selon les pays). Statistiquement, cela s’observe par une supériorité numérique du nombre de femmes qui s’accentue avec le vieillissement. Cela signifie que, dans la population globale des âgés, la proportion des femmes est plus forte. Prendre la même proportion d’hommes dans un échantillon d’âgés que dans un échantillon jeune revient donc à gonfler les effectifs de sexe masculin. Or, si les femmes ont une longévité plus grande que les hommes, cela revient à dire qu’à âge chronologique équivalent, un homme et une femme ne possèdent pas le même âge fonctionnel ou biologique, la seconde étant plus jeune que le premier. Prendre la même proportion d’hommes et de femmes dans un échantillon âgé a donc pour conséquences de vieillir l’échantillon et ainsi de prendre le risque de surestimer l’effet du vieillissement. La méthode la plus rigoureuse serait donc, pour contrôler le facteur «sexe», que la proportion d’hommes et de femmes dans un échantillon soit équivalente à la proportion observée dans la population globale. Cette technique est connue sous le nom d’échantillon par quotas (Rayman et Bloom, 1988). Ce premier facteur fait apparaître que la comparaison entre les jeunes et les âgés n’est pas évidente. La présentation des deux autres facteurs va confirmer cette difficulté.
Le niveau d’études
La plupart des tests psychologiques sont liés au niveau d’études. Par exemple, les tests de QI (coefficient d’intelligence) sont corrélés au niveau scolaire de l’individu. Ce fait n’a rien de surprenant car de nombreux tests
d’intelligence mesurent des savoirs enseignés à l’école. Flynn (1984 ; 1987), dans une importante recherche conduite dans quatorze pays occidentaux, a mis en évidence une augmentation de 5 à 25 points du QI selon les pays et selon les tests, sur une seule génération. Par exemple, entre 1949 et 1974, les Français témoignent d’une augmentation moyenne de 25,12 points de QI mesuré par le test des matrices de Raven. Ce test est pourtant réputé pour être largement indépendant de la culture. Cela signifie que de profonds changements dans la scolarité des gens, tant au niveau des contenus que de l’allongement des études, se sont produits. Dans le cadre de l’étude du vieillissement, en particulier intellectuel, il est donc essentiel de contrôler le niveau de scolarisation des sujets sélectionnés afin de ne pas attribuer à l’âge des faits qui sont en fait expliqués par des différences de niveaux d’études.
Deux critères d’échantillonnage sont utilisés. Le premier consiste à sélectionner les sujets afin que le nombre d’années d’études formelles moyen soit identique dans les échantillons jeunes et âgés. Le second consiste à sélectionner les sujets afin que les performances moyennes à un test d’«intelligence cristallisée» (les tests de vocabulaire sont d’excellents exemples de tests d’intelligence cristallisée) soient équivalentes dans les échantillons jeunes et âgés. Cette solution se justifie par le fait que les tests d’intelligence cristallisée sont fortement corrélés avec le niveau d’études.
Grégoire (1993) a réalisé une recherche sur le vieillissement au WAIS-R (Wechsler Adult Intelligence Scale ou échelle de Wechsler de mesure de l’intelligence). Le «R» signifie qu’il s’agit de l’échelle révisée récemment mise à jour. Il s’agit en fait d’une batterie de onze sous-tests que nous présenterons en détail dans le chapitre consacré au vieillissement de l’intelligence. L’étude porte sur un échantillon de mille sujets âgés de 25 à 79 ans, constitué sur la base du recensement général réalisé en Belgique en 1982. Ils étaient répartis en sept groupes d’âge et en cinq niveaux scolaires, du certificat d’étude à bac + 3 .
Chaque groupe d’âge comprenait les mêmes nombres d’hommes et de femmes. L’augmentation de la durée des études apparaît clairement sur le tableau. Chez les 25-34 ans, le niveau moyen est de 3,11 alors qu’il n’est que de 1,76 pour les 75-79 ans. Ce phénomène n’est pas propre à la Belgique, il est général dans tous les pays industrialisés. Grégoire a comparé l’effet du vieillissement sur chacun des sous-tests dans deux situations, l’une sans neutraliser l’effet du niveau d’études et l’autre après neutralisation de ce même effet. Nous prendrons les exemples des sous-tests «Information» et «Complètement d’image». Le premier est une épreuve visant à mesurer l’étendue des connaissances générales ; le second consiste à découvrir un élément manquant dans une image.
Il apparaît un phénomène que nous analyserons dans le chapitre 5 consacré au vieillissement de l’intelligence. Les deux sous-tests ne se comportent pas de la même manière sous l’effet de l’âge. Le premier ne semble subir l’effet de l’âge qu’à partir de 70 ans alors que le second semble le subir dès 45 ans. Mais en fait cette conclusion est ambiguë car on ne peut pas déterminer la part de l’effet de l’âge de la part de l’effet du niveau d’études. En d’autres termes, quelle serait l’évolution des performances si les niveaux d’études étaient identiques pour tous les groupes d’âge ? Grégoire a réalisé une pondération afin de déterminer les performances qu’auraient (il s’agit d’une hypothèse théorique) les groupes d’âge s’ils avaient tous la même répartition de niveaux d’études que le groupe des 25-34 ans. Si l’on prend l’exemple de la performance du groupe des 75-79 ans pour l’épreuve de complètement d’image, 4,96 est la moyenne obtenue par les sujets de ce groupe selon les niveaux d’études suivants : 60 % niveau 1, 21 % niveau 2, 8 % niveau 3, 5 % niveau 4 et enfin 6 % niveau 5. En revanche, les 25-34 ans ont obtenu une performance moyenne de 10,09 avec un échantillon de sujets dont 8 % sont de niveau 1, 36 % de niveau 2, 14 % de niveau 3, 21 % de niveau 4 et 21 % de niveau 5. Il s’agit alors de calculer la performance des 75-79 ans s’ils avaient la même répartition de niveau d’études que les 25- 34 ans.
Si l’on fait la double comparaison, entre les sous-tests et entre les notes ajustées et les notes non ajustées, deux constatations peuvent être faites. La première est que les deux sous-tests se comportent différemment même si l’on raisonne sur les notes ajustées. Le sous-test «Information» résiste au vieillissement alors que «Complètement d’images» n’y résiste pas. La seconde montre que si l’on neutralise l’effet du niveau d’études, le sous-test «Information» est mieux réussi par les âgés, et l’effet de l’âge est significativement atténué pour «Complètement d’image». Cela illustre clairement la nécessité méthodologique de contrôler l’effet du niveau d’études quand on étudie l’effet de l’âge avec la méthode transversale.
Malgré tout, certaines difficultés méthodologiques demeurent, ce qui témoigne qu’il est impossible, dans le cadre de la méthode transversale, de totalement contrôler l’effet du niveau d’études. En effet, comme nous l’avions précisé auparavant, les chercheurs utilisent comme critère d’échantillonnage soit un test d’intelligence cristallisée (le sous-test «Information» est un tel test), chacun des groupes d’âge ayant alors la même performance moyenne au test, soit s’arrangent pour que les groupes d’âge aient le même niveau d’études moyen. Dans les deux cas, une difficulté apparaît. Nous avons vu que les performances au sous-test «Information» s’amélioraient avec l’âge. On ne neutralise donc pas l’effet du niveau d’études si l’on prend des groupes ayant la même performance moyenne à un tel test. Il conviendrait de sélectionner des personnes âgées ayant une performance au test supérieure à celle des jeunes. La question est alors : supérieure de combien ? Il est impossible d’y répondre. On atténue donc l’effet du niveau d’études sans le neutraliser et l’on risque ainsi de sous-estimer la performance des âgés. Dans le second cas (équilibrage des niveaux d’études), la difficulté est différente. On raisonne uniquement en termes quantitatifs. On considère qu’à même niveau d’études, deux individus appartenant à des générations ou à des cohortes différentes ont le même niveau de culture. La difficulté est alors que le chercheur ignore non seulement que la scolarité s’est allongée au cours du XXe siècle mais aussi que les contenus culturels et ceux des enseignements ont profondément changé.
Peu de données sont à notre disposition pour comparer les niveaux et les contenus scolaires intergénérationnels. Le ministère français de l’Éducation Nationale a publié en février 1996 une étude comparative dans un dossier intitulé «Connaissances en français et en calcul des élèves des années vingt et d’aujourd’hui». Il s’agit d’une comparaison réalisée à partir des épreuves du certificat d’études primaires. La référence au certificat d’études est très intéressante pour notre propos car il s’agit d’un diplôme de référence comparable, dans son importance sociale, au baccalauréat pour la génération actuelle. Quatre épreuves sont comparées : la rédaction, la dictée, les questions de dictée et les problèmes de mathématiques. La conclusion pour la rédaction est la suivante : «Il est possible d’affirmer que globalement la rédaction est un exercice que les élèves d’aujourd’hui maîtrisent mieux.» Pour l’orthographe, la conclusion est la suivante : «le niveau moyen d’aujourd’hui est nettement inférieur à celui des années vingt, mais supérieur à celui qui prévalait au début de la IIIe République.» Pour l’épreuve de mathématiques, la conclusion est la suivante : «Les élèves des années vingt ont mieux réussi, en partie ou en totalité, ces problèmes que ceux d’aujourd’hui. Manifestement, ils étaient mieux entraînés à résoudre ce type de problèmes.» Plus précisément, les élèves des deux époques ont des réussites analogues sur l’addition, la soustraction et la division de nombres entiers. En revanche, pour la multiplication, les élèves actuels réussissent moins bien. Un autre aspect très important de l’enquête est la comparaison entre les filles et les garçons. Les différences entre sexes sont identiques pour | les deux générations. Pour la rédaction, la dictée et les questions de dictée, les filles sont significativement plus performantes que les garçons. En revanche, pour les problèmes mathématiques, c’est la hiérarchie inverse qui est | observée, à savoir une supériorité des garçons.
Les conclusions que l’on peut tirer de cette étude sont de deux ordres. Tout d’abord, il apparaît clairement que le nombre d’années d’études ne peut pas être considéré comme un niveau constant d’instruction. Les années d’études ne sont donc pas équivalentes. On peut évoquer une baisse des ï niveaux sauf pour la rédaction, mais on peut aussi conclure que l’enseignement actuel ne valorise pas les mêmes savoirs, en particulier au regard de l’orthographe. L’utilisation du niveaux d’études comme critère d’échantillonnage est donc ambiguë. On peut aussi expliquer la supériorité des âgés sur les tests d’intelligence cristallisée (exemple le sous-test «Information») par le fait que dans le cadre de leur scolarité, les savoirs contenus dans ces tests étaient beaucoup plus valorisés que maintenant. Cela amènerait à conclure que ces tests ne nous donnent pas d’informations fiables sur le vieillissement mais nous montrent simplement que les systèmes éducatifs étaient différents. Krauss (1980) a proposé des péréquations pour rendre équivalentes les années d’études entre les générations. Ainsi il propose, pour les sujets américains, que huit années d’études pour une personne âgée correspondent à quatorze années d’études actuelles. Il s’agit d’une démarche intéressante mais il paraît impossible à l’heure actuelle d’obtenir un consensus chez les chercheurs sur ces péréquations. L’autre aspect concerne les différences hommes-femmes. Elles sont constantes pour les deux générations. Cela renforce ainsi nos conclusions concernant les difficultés à contrôler le facteur sexe. La proportion d’hommes et de femmes est d’autant plus importante à contrôler que les niveaux de compétences sont différents selon le sexe et les contenus.
Le niveau de santé
Le troisième critère d’échantillonnage est le niveau de santé. Implicitement, beaucoup de recherches reposent sur un modèle assimilant le vieillissement à un amoindrissement fonctionnel général (Kent et Butler, 1988, pour une revue générale). Pourtant, dans la démarche expérimentale, au niveau méthodologique, on sélectionne des sujets âgés n’ayant pas de problèmes de santé, ne consommant pas de médicaments (en particulier ceux qui interfèrent avec les performances intellectuelles, par exemple des tranquillisants) et étant autonomes (c’est-à-dire non institutionnalisés). On sait pourtant que l’augmentation de ces problèmes est constante avec le vieillissement (Birren et Schaie, 1985).
Hultsch et al. (1993) ont réalisé une recherche sur un échantillon de quatre cent quatre-vingt-quatre personnes âgées de 55 à 86 ans. Le but de cette recherche était de mesurer l’effet du niveau de santé et du style vie (activités, loisirs) sur les performances cognitives. Le niveau de santé était mesuré par un ensemble d’indicateurs regroupés en quatre catégories : maladies chroniques (arthrose, problème cardio-vasculaire, problème neurologique), maladies épisodiques de l’année précédant l’expérience, santé instrumentale (le sujet devait évaluer jusqu’à quel point sa santé avait influencé ses activités professionnelles, de loisirs et de déplacement) et santé subjective (il était demandé au sujet de comparer sa santé à un état idéal et par rapport à la santé des gens de son âge). Les performances cognitives étaient mesurées par une batterie de tests : temps de décision sémantique (décider le plus rapidement possible si une suite de lettres est un mot réel), temps de compréhension, mémoire de travail, fluence verbale (écrire le plus rapidement possible le plus de mots qui peuvent compléter une phrase), vocabulaire, connaissance générale, mémoire de mots et mémoire de textes. La conclusion des auteurs est la suivante : les résultats montrent que l’état de santé et le style de vie contribuent significativement aux performances et «modèrent» l’effet de l’âge sur de nombreuses activités cognitives. En conclusion, les recherches qui ne sélectionnent que des personnes âgées bien portantes et autonomes fournissent des résultats qui minorent l’effet de l’âge et contribuent donc à une représentation optimiste de la vieillesse.
En conclusion générale, l’approche expérimentale utilise essentiellement la méthode transversale avec critères d’échantillonnage. Elle a fourni de nombreuses informations pertinentes, et la multiplication des recherches réalisées dans cette optique a largement contribué à l’amélioration de nos connaissances. Malgré tout, cette approche conduit à présenter le vieillissement comme un processus moyen, un syndrome observé chez toutes les personnes. Or, nous avons vu que le vieillissement n’est pas un processus moyen mais un processus différentiel, très variable d’un individu à un autre et selon les activités. Une approche développementale et différentielle est donc nécessaire pour compléter l’approche expérimentale afin de nous donner une image du vieillissement plus complète.