Patientele et clientele
Récemment, une association de médecins me demanda d’assurer un enseignement postuniversitaire sur le thème : « La non-prescription en médecine générale. » Le thème avait connu un succès d’af- fluence raisonnable, probablement lié à la curiosité soulevée par un thème aussi rare. La Sécurité sociale n’avait fait aucune difficulté pour financer une journée qu’elle considérait avec une certaine sympathie. Et pour cause ! Une vingtaine de médecins généralistes étaient donc là, qui tous, moyennant une certaine indemnité, avaient accepté de fermer leur cabinet pour la journée. Après les habituelles considérations pharmacologiques et économiques – air connu : la France est le leader mondial de la prescription, tous médicaments confondus, nous prescrivons et consommons près de cinq fois plus de tranquillisants que les Américains pourtant réputés dans ce domaine, etc. -, la séance ronronnait, les médecins prenaient sagement des notes. J’ai alors inopinément proposé un jeu de rôle, c’est-à-dire une sorte de psychodrame où chacun est chargé de tenir un rôle préalablement défini dans une saynète établie par le groupe. Il n’est pas question dans ce type de situation de se soigner en mettant en scène ses propres fantasmes, mais plutôt de se former en jouant un certain nombre de situations professionnelles qui ont posé ou qui posent un problème. Le scénario que je suggérais était simple : « Il s’agit de jouer une consultation à l’issue de laquelle aucune ordonnance ne sera établie.
L’un d’entre vous joue le malade, un autre le médecin et, éventuellement, un ou deux autres la famille. » Après un bon moment de flottement et d’hésitation, les médecins se sont rassemblés par petits groupes de trois ou quatre, afin que la scène puisse être jouée à cinq ou six reprises. Comme de bien entendu, il a été particulièrement difficile de trouver des volontaires pour jouer le seul rôle qui ne fût pas de composition, celui du médecin ! Bien qu’assez prévisible, le déroulement des jeux s’est révélé très instructif: pratiquement aucun médecin n’a été capable de terminer sa consultation sans émettre une forme ou une autre décrit : certificat, ordonnance de médicament bidon, ordonnance de vaccination, papier en vue d’un régime, arrêt de travail, etc. Le seul à avoir réussi à conclure sa consultation sans remettre un document en était si troublé qu’il a oublié de faire payer son patient ! La consultation ne valait sans doute rien.
Tant du point de vue du malade que du médecin, il semble parfaitement incongru, lors d’une visite dans un cabinet médical, de conclure une consultation sans remettre rituellement un document et, de préférence, une ordonnance. Le cas est particulièrement flagrant en pédiatrie où, même à l’issue d’une visite systématique, il n’est pas exceptionnel d’entendre le praticien déclarer : « Votre enfant va parfaitement bien, il se développe harmonieusement… Je vais vous faire une ordonnance de fortifiant. » C’est ainsi qu’un de mes amis, médecin et père de deux enfants de trois et quatre ans, magnifiques, mais il faut bien le dire, assez turbulents, décida de partir en vacances en confiant sa précieuse progéniture à ses propres parents. Ceux-ci, légèrement anxieux, préférèrent être rassurés sur le parfait état de santé de leurs petits- enfants avant d’en assumer la responsabilité pour un mois. Le pédiatre leur a bien entendu confirmé que les chères têtes blondes se portaient parfaitement bien.
Il leur a également remis une ordonnance de Thé- ralène, médicament antihistaminique puissamment sédatif, « pour qu’ils ne vous dérangent pas la nuit. À cet âge, vous comprenez… ». On n’a jamais su s’il s’agissait de l’âge des enfants ou de celui des grands parents.
L’anecdote est caricaturale mais authentique. À l’évidence, tout se passe bien comme si le médecin était persuadé que, pour répondre à l’attente de son patient, il était nécessaire de lui « ordonner quelque chose » et, de fait, celui-ci se sent frustré si on ne lui donne rien. Un tel désir de plaire amène alors à des comportements pour le moins déroutants : pour éviter de ne rien prescrire à la fin d’une consultation, le médecin en vient parfois à s’illusionner lui-même et à illusionner son client en lui donnant une illusion de médicament, un médicament certes, mais inutile ou inadapté. Même dans des cas parfaitement anodins, plutôt que d’avouer son inutilité ou son impuissance, il se sent tenu de mentir et de… prescrire. Heureusement, pour le confort intellectuel de tous, il existe dans la pharmacopée officielle d’énormes quantités de produits peu, voire non actifs, très bien tolérés, les « placebos impurs », qui pei’mettent au médecin de remplir ce qu’il croit être sa mission et de ne pas trop s’interroger sur le caractère hautement scientifique et éminemment moral de sa pratique.
Après tout, il s’agit bien de médicaments officiellement reconnus et leur administration ne comporte guère de risques majeurs. Ces faux vrais médicaments qui représenteraient en médecine 35 à 40 % des prescriptions sauvent l’homme de science de l’embarras, parfois même de la panne sèche en même temps qu’ils lui évitent, à bon compte, de contrefaire le charlatan. Le patient, qui ne repart pas les mains vides, est satisfait et s’en va avec le sentiment d’avoir été entendu et la promesse d’être soigné, voire guéri, rapidement par des moyens incontestablement scientifiques. Le contrat est apparemment respecté et la transaction effectivement faite. Quelque chose de tangible, fruit apparent de la science et du savoir, a été remis en échange de l’argent reçu. Donnant, donnant.
A l’inverse, le seul endroit où il est relativement fréquent de prescrire un placebo pur est l’hôpital public. Nombre de placebos impurs n’y sont d’ailleurs tout simplement pas disponibles, parce que non agréés aux collectivités. On sait que l’hôpital psychiatrique n’hésite pas à placer les malades, très souvent à leur insu, sous sauvegarde de justice, pour les prémunir en cas de dépense exagérée, ou bien à leur injecter, parfois autoritairement, des neuroleptiques à action prolongée sur un mois, pour le cas où il leur prendrait l’idée de stopper tout traitement. De la même façon, la fabrication de placebos par le pharmacien de l’hôpital et leur utilisation par les services de soins font partie des habitudes. Ces différentes pratiques sont vécues comme des mesures répressives. Il est vrai qu’elles ne cherchent pas à plaire à leurs « bénéficiaires » et ne sauraient y prétendre. Seulement, les médecins dans le public ne sont pas payés à l’acte mais salariés au mois et ne sont pas, par conséquent, forcément obsédés par le développement ou le maintien de leur patientèle à qui il devient, du même coup, moins nécessaire de faire plaisir ! Il existe même des services où le patron, désireux d’éviter des prescriptions sauvages d’hypnotiques, lorsque, au cours de la nuit, des patients réclament de quoi dormir en l’absence du médecin, charge les infirmières de donner uniquement des placebos purs. Cette pratique permet aux veilleuses de résoudre sur le moment un problème ponctuel, le médecin du service étant chargé, dès le lendemain, de trouver une solution plus durable. Il semble que, dans la majorité des cas, le placebo soit efficace, car il est donné au cours d’un échange rassurant et n’est que la matérialisation de la bienveillance des soignants. Il est bien probable que dans ce type de situations, de telles prescriptions évitent des médications beaucoup moins innocentes et économisent, en particulier chez les personnes âgées, un certain nombre de fractures du col du fémur. C’est donc là où il n’y a pas d’échanges directs d’argent que le placebo pur peut être officiellement prescrit, en dehors d’un contexte de recherche. La pratique en devient du même coup étonnamment moins hypocrite mais assurément moins plaisante. En ville, en revanche, les placebos sont impurs, dûment approuvés et dûment commercialisés. Il serait d’ailleurs intéressant de vérifier une hypothèse logique. Le médecin qui prescrit des placebos purs à ses malades du secteur public en dispense-t-il autant à ceux de son secteur privé ? Mais se trouverait-il un seul patron pour accepter de se prêter à la vérification?
Vidéo : Patientele et clientele
Vidéo démonstrative pour tout savoir sur : Patientele et clientele
https://www.youtube.com/embed/VEQPo07Ou7E