Malaise dans la civilisation
Malaise dans la civilisation
Passons donc aux problèmes collectifs, au malaise dans la civilisation. On retrouve à l’œuvre les mêmes mécanismes, et ils peuvent aboutir aux scénarios les plus terrifiants, comme dans les guerres ou les fanatismes qui portent en eux une destructivité sans limites. Ce qui fait le malaise est à la fois individuel et collectif. D’ailleurs, ce qui habite un sujet est éclairé par ce qui se révèle dans le collectif : comme le disait Freud, toute psychologie individuelle est en même temps collective.
D’où vient donc le mal ? Quelles sont les sources du mal, de la destructivité, de la violence ? Pourquoi l’homme est-il habité par une telle passion de détruire, de détruire l’autre, de se détruire ? On pense souvent à incriminer sa part animale, mais aucun animal n’est capable de destruc- ::on comparable à celles produites par l’être humain. Il v a une destructivité sans limites qui nous est propre. Comment comprendre la répétition des guerres et des génocides en un seul siècle si proche de nous, le XXe, sans raire appel à cette destructivité sans limites ? Auschwitz, Szrebenica, Rwanda, l’Argentine des colonels sont des noms qui glacent ; tous sont liés à des atrocités humaines. Rien de cet ordre ne s’observe dans le règne animal.
Certes, la société civile, la religion, les interdits sont là pour tamponner cette destructivité sans frein. Tous visent fondamentalement à poser des limites à la pulsion. Ce qui, chez l’animal, est intrinsèque aux programmes dè l’instinct génétiquement déterminé doit chez l’humain être mis en place par la civilisation. On peut donc légitimement opposer pulsion et civilisation : du côté de la civilisation, il y a la loi, le surmoi, la capacité de supporter la frustration, la culpabilité, le principe de réalité – finalement, tout ce qui nous permet de vivre en collectivité sans nous détruire. La civilisation se caractérise par le prix à payer pour l’atteindre. C’est en cela qu’elle est à la fois une solution et un problème.
Pourquoi la guerre ? C’est la question à laquelle Freud essaye de répondre dans un échange de lettres avec Einstein autour de la Société des Nations. Il y énonce le paradoxe à la base de la violence : l’homme se sauve de sa propre destruction, de sa propre détresse en détruisant l’autre12. Car, au commencement est la détresse, liée à l’inachèvement du petit d’homme à sa naissance. L’issue de cette détresse implique l’autre, l’acte salvateur de l’ autre. À travers cet acte, le petit d’homme reçoit aussi tout ce qu’amène l’autre avec lui, c’est-à-dire la culture et la civilisation, avec leurs contradictions, leurs aspects protecteurs, accueillants, salvateurs, mais aussi potentiellement destructeurs, envahissants, parasites, suivant les mouvements collectifs dans lesquels il se laisse prendre – un père et une mère, même chaleureux et attentionnés, peuvent transmettre une culture de ségrégation et d’exclusion de l’étranger…
Nous l’avons dit, le malaise collectif et le malaise individuel se prolongent l’un et l’autre comme dans la bande de Moebius, en une seule et même face. C’est une dialectique : le sujet est modelé par l’autre, par la civilisation, il est fait par l’histoire qui le traverse ; en même temps par ses choix, ses actes, il participe à l’histoire, la sienne et dans une certaine mesure aussi celle des autres. La Boétie disait que chaque individu participe à créer le tyran qui le tient sous son joug, dans une servitude volontaire. Dans son cheminement, chacun peut se perdre, ne pas vouloir son bien, tomber dans les pièges qu’il se tend lui-même.
On est en perte face au temps, au temps qu’on perd, au temps dans lequel on se perd. Ce qu’on pensait être trop tôt est devenu trop tard, on n’est jamais à temps, toujours à côté. Tout cela nous ramène à l’insupportable qui nous constitue, l’insupportable que nous générons, pour nous ou pour les autres. Certains retournent le malaise contre eux, d’autres le mettent à l’extérieur, l’exportent. Certains souffrent de symptômes intériorisés, d’autres sont dans l’agir. Actes destructeurs de soi-même : le suicide ; actes destructeurs d’autrui, de tous : la violence.
Quoi qu’il en soit, le malaise individuel rejoint le malaise collectif, le malaise dans la civilisation. L’enjeu, pour chacun et pour la civilisation, est de sortir de ce cercle vicieux.