Maitriser sur la durée notre potentiel de production agricole
Longtemps, la préoccupation majeure des pouvoirs publics a été de produire en quantité largement suffisante de la nourriture pour le pays, voire pour l’exportation. Cet objectif élémentaire ne doit pas être oublié, mais géré différemment ; en effet, ce n’est pas en intensifiant à outrance que l’on peut travailler sur la durée puisque cela conduit toujours à des systèmes fragiles, déséquilibrés avec souvent une qualité alimentaire diminuée. À long terme, la gestion des ressources alimentaires est davantage un problème de choix judicieux de méthodes de culture et d’élevage ou de bon équilibre entre productions animales et végétales, plutôt que de rendements élevés. Or la rentabilité à court terme favorise surtout l’obtention de rendements élevés, même s’il est apparu des limites économiques pour l’utilisation des intrants (engrais, produits phytosanitaires, dépenses diverses).
Les questions posées concernent la définition des systèmes de production les plus durables et les plus nourriciers, en fonction des situations de terrain. L’objectif d’améliorer ou de maintenir la fertilité des sols, de préserver l’environnement et la vie rurale est consensuel et facile à cerner ; il n’est pas aussi évident de bien caler les objectifs nutritionnels dans ce cadre, en termes de sécurité quantitative et d’exigence qualitative.
En France, le potentiel agricole est considérable et excédentaire malgré le recours à une forte production animale qui, si elle occupe des terrains peu propices à la culture, consomme également la majorité de nos céréales (produites dans des conditions de culture intensive). C’est un luxe difficilement justifiable d’autant que, du point de vue nutritionnel, le niveau de consommation des produits animaux et surtout des produits laitiers atteint des summums, comme dans d’autres pays industriels.
Pour trouver un nouvel équilibre, il n’est pas nécessaire de bouleverser les habitudes alimentaires, il suffit de valoriser les produits végétaux les plus délaissés (légumineuses, céréales, légumes, fruits). De tels ajustements sécuriseraient notre paysage alimentaire (nous aurions besoin de moins de céréales à paille, de maïs irrigué ou de soja par exemple pour nourrir les animaux) et correspondraient aux modes alimentaires préconisés par tous les nutritionnistes. N’oublions pas que chaque année nous perdons des surfaces agricoles importantes à cause du développement urbain et routier. Surtout, il est bien possible que nous ayons besoin de sols arables pour la production de matières premières industrielles ou énergétiques.
En dehors de la situation des pays riches (souvent dotés de climats propices à la production agricole), il existe une nécessité de mieux nourrir une population humaine croissante. Sur les 6,2 milliards d’humains qui peuplent la terre, il en est encore environ 800 millions qui souffrent de la faim, sans parler des deux milliards qui sont victimes de carences nutritionnelles diverses. À ce piètre bilan, il faut ajouter les conséquences néfastes de la « transition nutritionnelle » dans les pays occidentaux et maintenant dans beaucoup de mégapoles de par le monde. Le paradoxe est que les deux tiers des gens qui ont faim sont des paysans. Beaucoup d’agriculteurs du tiers-monde n’ont guère les moyens de produire de quoi s’alimenter correctement et ne disposent pas de revenu monétaire pour acquérir de la nourriture. Pourtant les productions vivrières ne manquent pas à l’échelle de la planète : elles atteignent en moyenne les 300 kilos d’équivalent-céréales alors même que les besoins n’excèdent pas 200 kilos par personne et par an. Elles sont donc mal réparties et mal utilisées. Certes, « la révolution verte » a été un grand succès, mais elle a ses limites si elle contribue à augmenter l’exode rural ou si les productions agricoles sont mal utilisées pour assurer une nourriture équilibrée au plus grand nombre. Le problème principal est bien de développer une agriculture nourricière, ce qui nécessite de valoriser toutes les ressources végétales possibles et de ne pas se limiter aux productions les plus rentables. Parfois les facteurs limitant sont liés au savoir-faire culinaire ou à une mauvaise répartition entre l’agriculture et l’élevage. Si elle s’en donne les moyens, si elle gère correctement les potentialités agricoles et si elle adopte des modes alimentaires sûrs et économes sur le plan agronomique, l’humanité dispose de ressources alimentaires excédentaires et renouvelables. A condition de ne pas nous engager dans les voies hasardeuses d’une alimentation de type occidental et de développer une agriculture nourricière !
Trouver une juste place à l’élevage
L’élevage a toujours joué un rôle clé dans le paysage agricole français (et même mondial), en particulier avant la mécanisation de l’agriculture. Même après cette période, il permettait d’exploiter des surfaces peu cultivables, d’utiliser divers sous- produits végétaux, de jouer un rôle dans l’assolement par le retournement des prairies temporaires et d’être une source de matières organiques. La situation de l’élevage a bien changé, et, avec la spécialisation des entreprises agricoles, son développement ne s’inscrit plus nécessairement dans un système écologique équilibré.
Les dérives productivistes visant à augmenter trop fortement la production et la consommation de produits animaux ont entraîné des bouleversements qu’il convient de rectifier. Parmi ces dérives, on peut citer les élevages industriels de porcs, de volailles, complètement déconnectés des espaces naturels, mais aussi certaines pratiques d’élevage des ruminants.
On a souvent avancé que les élevages industriels permettaient de fournir de la viande aux consommateurs les plus démunis. Ils servent sûrement à exporter des produits à des prix concurrentiels, mais leur utilité nutritionnelle dans un pays développé est contestable. Certes, nous avons besoin de viandes mais pas nécessairement en grande quantité, et la qualité organoleptique et nutritionnelle doit rester un critère essentiel. En fait, la consommation de poulets dits de batterie participe au maintien d’une alimentation à deux vitesses contre laquelle il est légitime de lutter.
Certaines régions connaissent également les inconvénients écologiques et odorants dus à la concentration d’élevages hors sol de canards ou de porcs. Si le public avait été invité à débattre de cette question, nul doute qu’il se serait prononcé pour des élevages moins concentrés (souvent concentrationnaires), moins polluants et mieux répartis sur le territoire. Par contre, il est illusoire d’attendre que le consommateur face à l’étalage n’achète plus la plus basse qualité, les bas prix ayant toujours un rôle décisif dans l’acte d’achat d’une catégorie de consommateurs. Les changements doivent venir d’une prise de conscience collective et de l’intervention des pouvoirs publics ; on cesse bien de produire des voitures de mauvaise qualité parce que peu sûres alors qu’elles auraient tout de même trouvé preneurs sur le marché.
En dehors des dérives concernant la qualité nutritionnelle ou l’impact sur l’environnement, il est éminemment souhaitable que l’élevage participe au maintien du tissu rural et soit mieux réparti dans les régions. Les erreurs commises ont été nombreuses. La production de nos pauvres vaches laitières a été poussée à l’extrême, ce qui a réduit fortement leur nombre ainsi que celui des élevages laitiers. Il est évidemment plus raisonnable d’assurer la production laitière dans des conditions écologiques avec des conduites d’élevage qui favorisent l’utilisation directe des prairies.
Pour cela, il n’est pas nécessaire d’avoir des animaux à très haut potentiel laitier, et il est de toute façon peu rationnel de transformer les vaches laitières en usines à lait, dévoreuses de céréales subventionnées et de tourteaux de soja américain. De plus, cette façon de nourrir les animaux n’est pas idéale pour obtenir du lait de qualité supérieure.
Autre bouleversement regrettable, le bas prix des céréales a permis d’obtenir de la viande de porc ou de volaille plus avantageuse que celle de mouton ou de bœuf. On nourrit actuellement les porcs avec une nourriture presque exclusivement céréalière, ce qui ne correspond pas à leur physiologie digestive plus tournée vers une diversité végétale, il n’est pas étonnant dès lors que leur lisier soit si nauséabond. La consommation de la viande de porc a tendance à supplanter celle des ruminants. Or les troupeaux ovins sont, dans des pays comme la France, très efficaces pour l’entretien du territoire (quel contraste avec les pays du Maghreb où ils ont contribué à la désertification par un surpâturage chronique !). D’autre part, la baisse du prix du porc a contribué à maintenir une consommation plutôt élevée de charcuterie pour un bénéfice nutritionnel plus que discutable. Peut- être un jour réussirons-nous à harmoniser le paysage agricole, l’environnement rural et la qualité de l’offre nutritionnelle.
L’objectif général est certainement de mieux intégrer les élevages dans l’activité agricole du territoire, de faire en sorte que les ruminants puissent utiliser les zones de montagnes ou les régions d’herbages. La production du quart de l’énergie sous forme de produits animaux (hypothèse très raisonnable) est déjà suffisante pour occuper une très grande partie du territoire ; elle peut très bien s’intégrer dans un cadre d’agriculture durable, tant que nous n’aurons pas de crise d’énergie ou d’approvisionnement en soja. Par contre le maintien d’une consommation de produits animaux, qui en France pourraient atteindre, au dire de certains experts, 40 % des apports caloriques, est déraisonnable puisque cela entraîne une charge lipidique et protéique de l’alimentation peu compatible avec une politique de santé publique. Il faut noter, dans cette surconsommation, la part grandissante des produits laitiers, ce qui est surprenant, en terme, de comportement nutritionnel humain.