L'intelligence et le vieillissement : Approche développementale
Si l’approche psychométrique est centrée sur la performance de l’individu et n’aborde les aspects structuraux qu’à travers les analyses statistiques, l’approche développementale se centre essentiellement sur la nature de l’activité mentale en relation avec une situation problème, plus que sur la réussite ou l’échec du sujet. Dans ce cadre, le chercheur s’intéresse à la façon de penser de l’individu plus qu’à sa performance intellectuelle. Le modèle théorique le plus connu est celui élaboré par le grand psychologue et épistémologue suisse Piaget. Il est connu sous le terme de « constructivisme ». Si ce modèle est de loin le plus dominant, nous présenterons aussi celui de Schaie, grand psychologue américain.
Ces deux modèles ont pour point commun de reposer sur l’idée que le développement de l’individu s’opère à travers une succession d’étapes identifiables chez tous les individus, appelées « stades ».
Le concept de stade
Nous avons vu dans la présentation de l’approche psychométrique que les différences intellectuelles entre les jeunes et les âgés étaient aussi probablement de nature structurale. Si tel est le cas, le développement serait un processus discontinu. En revanche, si les différences sont seulement quantitatives, le développement serait un processus continu dépourvu de modification structurale. Dans le premier cas, l’âgé aurait un mode de fonctionnement intellectuel différent de celui d’un jeune alors que dans le second cas il serait en quelque sorte un jeune moins performant. C’est dans l’hypothèse discontinue que s’inscrit toute théorie des stades.
Le concept de stade a été utilisé par de nombreux auteurs dont l’un des plus célèbres est Freud (1905). Quels que soient les auteurs, on retrouve trois caractéristiques dans la définition d’un stade : universalité, ordination temporelle stricte et structure mentale spécifique.
Tout d’abord, un stade est observable chez tous les individus quelle que soit son appartenance culturelle, religieuse ou économique. Il s’agirait d’un universel de l’espèce humaine. Cette universalité n’est pas synonyme d’uniformité : des caractéristiques spécifiques à leur culture peuvent différencier les individus. L’universalité est de nature structurale. Ensuite, l’ordre de succession des stades au cours du développement est immuable. Il n’est pas possible d’observer chez une personne le saut d’un stade de développement. Si ce dernier se déroule en trois stades A, B, C, aucune personne n’accédera à C sans être passée auparavant par B. L’ordination temporelle est donc stricte. Mais cela ne signifie pas que tous les individus accèdent obligatoirement à C. Enfin, l’individu au stade C possède une structure intellectuelle, un mode de pensée, radicalement différente de celle d’un sujet au stade B ou A.
Le constructivisme piagétien
Selon Piaget et Inhelder (1982), le développement intellectuel de l’enfant se réalise à travers une succession de trois stades. Le premier, stade sensori-moteur, couvre les deux premières années de la vie. Le deuxième, stade opératoire concret, s’étale de la deuxième à la onzième ou douzième année. La période comprise entre 2 et 6-7 ans s’appelle la période préopératoire. Enfin le troisième, stade opératoire formel, achève le développement. Certains auteurs évoquent l’existence d’un stade post formel. Le scénario est strictement ordonné, conformément au principe fondamental de la théorie des stades, mais l’accession au stade formel n’a pas un caractère obligatoire.
Le processus de développement est sous le contrôle de trois catégories de facteurs, biologiques, socio-affectifs et d’équilibration. La première est liée à la maturation du système nerveux, la deuxième au contexte social et affectif de l’enfant et la troisième à la propre activité du sujet. Le concept d’équilibration est probablement le plus novateur et le plus heuristique de la théorie piagétienne. Il amène à la conclusion que l’acteur principal du développement est le sujet lui-même. L’environnement sollicite*fréquemment les activités intellectuelles. Certaines de ces sollicitations dépassent les capacités immédiates de l’individu. Celui-ci peut alors choisir de ne pas répondre ou bien de modifier ses structures mentales afin d’assimiler la situation. Dans ce dernier cas, on dira que l’environnement a provoqué un déséquilibre que l’individu a compensé par un rééquilibrage de sa pensée. L’équilibration est donc un puissant moteur de développement à condition que l’environnement dans lequel grandit l’enfant ou dans lequel vit la personne adulte soit source de déséquilibres. Par ailleurs, l’équilibration est constructive, c’est-à-dire qu’elle est orientée du moins complexe vers le plus complexe, l’enfant évoluant d’une structure mentale moins élaborée vers une structure mentale plus élaborée. Chaque stade correspond donc à une structure mentale ou à un palier d’équilibre de la pensée ou de l’intelligence. L’intelligence se construit et maintient son niveau de performance en fonctionnant. Il s’agit d’une conception fondamentalement dynamique.
Les différents stades du modèle piagétien
Durant le stade sensorimoteur (0-2 ans), la nature de l’intelligence est pratique. Les activités ne sont pas guidées par une représentation mentale. Cela ne signifie pas que l’enfant soit complètement dépourvu de représentations mais ces dernières ne sont pas suffisamment élaborées pour permettre une planification. Il répond aux sollicitations de l’environnement par essais et erreurs ou tâtonnement. Il découvre les solutions par hasard. Il faut attendre la fin de ce stade pour observer les premiers insights, c’est-à-dire les résolutions de problèmes par combinaison mentale et donc sans tâtonnement. Piaget (1977) dans son ouvrage intitulé La naissance de l’intelligence relate le premier insight de sa fille. Cette dernière est alors âgée d’environ 18 mois et convoite une chaîne qui a été introduite dans une boîte d’allumettes. L’enfant jusque là s’était comportée par tâtonnement en agitant sans efficacité la boîte et en la manipulant. Cette fois-là, elle prit la boîte, la regarda attentivement, ouvra et ferma la bouche comme pour mimer l’ouverture de la boîte puis sans tâtonnement ouvrit celle-ci et s’empara de la chaîne. Pour la première fois, elle avait réalisé une activité entièrement planifiée par une représentation préalable. Les deux outils de représentation sont l’imagerie mentale et le langage qui apparaissent à la fin du stade sensorimoteur. L’insight est un témoin du passage de l’enfant au stade opératoire concret. Il se définit comme la résolution d’un problème par combinaison mentale. Ainsi Piaget décrit-il le comportement d’un de ses enfants confronté à une boîte d’allumette dans laquelle a été introduit un petit objet convoité. L’enfant, jusqu’à l’âge d’environ 20 mois, manipule la boîte sans plan de résolution de problème préétabli. Puis un jour, après une série de manipulations ou de tâtonnements stériles, il cesse toute activité, regarde attentivement la boîte, ouvre et ferme sa bouche, puis brusquement pousse sur la partie mobile de la boîte et s’empare de l’objet. Le mouvement d’ouverture et de fermeture de la bouche peut être interprété comme la traduction motrice ou plastique de la représentation mentale de la boîte d’allumettes construite par l’enfant. Après avoir élaboré sa représentation, l’enfant a résolu le problème mentalement. Il s’agit de son premier insight témoin que désormais la représentation peut guider l’action. L’enfant est rentré dans le stade opératoire concret.
Le stade opératoire concret ( 18 mois, 11-12 ans) se divise en deux périodes, la période préopératoire et la période opératoire proprement dite. Il se caractérise par la construction des opérations mentales telles que les classifications (Inhelder, Piaget, 1967). La classification est une activité qui consiste à réaliser des regroupements d’objets selon des critères clairement établis et à comprendre les relations logiques qui peuvent exister entre ces regroupements. Si l’on demande, par exemple, à un enfant de regrouper des formes géométriques durant la période préopératoire, il réalisera des groupements sur des critères figuratifs ou symboliques. Par exemple, un rond et un triangle seront placés dans la même classe sous prétexte que le triangle représente un chapeau et le rond une tête. Entre 4 et 6 ans, ces associations figuratives ont tendance à disparaître au profit des premières classifications logiques, d’abord réalisées par tâtonnement puis par insight. Dans ce dernier cas, l’enfant, après observation du matériel, extrait un ou plusieurs paramètres de classification, ici la forme, puis, sans commettre d’erreur, regroupe les figures selon leur forme. L’enfant a alors accédé à la période opératoire concrète.
Une opération mentale se caractérise par sa réversibilité. Il s’agit de la possibilité d’annuler mentalement une procédure, une action ou une transformations. C’est la réversibilité qui nous permet de manipuler la réalité sans nécessité d’agir directement dessus. Le sujet peut ainsi réaliser mentalement des classifications selon un critère puis les annuler pour en réaliser de nouvelles selon d’autres critères. Sans réversibilité, la pensée est statique et adhérant aux percepts, c’est-à-dire préopératoire. Ce stade est qualifié de « concret » car les opérations y sont relatives à des objets concrets manipulables. L’enfant n’est pas capable de raisonner sur des données à caractère purement abstrait. Ce sera la caractéristique du stade suivant.
Le stade opératoire formel (à partir de 11-12 ans) est celui de la pensée hypothético-déductive. A ce niveau, l’individu est capable de réaliser un raisonnement en formulant des hypothèses, en construisant des déductions à partir de celles-ci et en les validant ou en les invalidant par expérimentation. Il s’agit de la pensée scientifique. Piaget assimile donc l’intelligence à la logique et à la démarche scientifique. Certains auteurs (Kallio, 1995) ont souligné que les individus pouvaient très bien se montrer formels face à une situation et non formels dans une autre. Ce phénomène, observable aussi au stade précédent, est connu dans la littérature sous le terme de décalage horizontal. Cela a amené à évoquer l’existence d’un stade postformel. À ce niveau, le sujet serait capable de reconnaître des problèmes formellement identiques dans des contextes différents. L’existence d’un tel stade fait l’objet actuellement de controverses mais il semble de plus en plus admis Labouvie-Vief et al., 1985) que le développement de l’intelligence n’atteint pas un palier d’équilibre stable à la fin de l’adolescence. Des modifications surviennent durant la vie adulte et durant le vieillissement.
Le vieillissement opératoire
Nous avons vu que Piaget faisait jouer un rôle fondamental à l’activité du sujet dans l’élaboration et le maintien de sa structure intellectuelle. De nombreux spécialistes (Baltes et al., 1990 ; Rowe et al., 1987) ont souligné qu’un nombre important de personnes âgées fonctionnaient de façon sous- optimale. Le rétrécissement social de leur univers les entraîne souvent vers une sous-utilisation de leur intelligence. Dans ce cadre, il est logique de penser que le niveau opératoire des âgés doit être inférieur à celui des jeunes. Le vieillissement se caractériserait donc comme un phénomène de réapparition d’un mode de pensée enfantin, c’est-à-dire comme une régression qui suivrait la loi d’involution de Ribot. Ce dernier, grand neurologue français du xrxe siècle, avait défini l’involution comme le négatif de l’évolution, c’est-à- dire comme une dégradation des fonctions mentales par perte de celles-ci selon l’ordre inverse de leur acquisition. Ce que l’individu perd en premier correspond à ce qu’il a acquis en dernier.
Les recherches conduites dans ce cadre, bien que parfois contradictoires dans leurs résultats, confirment globalement l’hypothèse d’une régression. Au niveau opératoire concret, les tâches de conservation ont été souvent utilisées. La conservation est la capacité d’extraire un invariant d’une situation transformée. Prenons l’exemple de la conservation du nombre dans I laquelle sont présentées à un enfant deux séries égales de jetons de couleurs | différentes, par exemple cinq jetons blancs placés en vis-à-vis de cinq jetons I noirs. Quand on demande à l’enfant s’il y a le même nombre de jetons blancs 1 que de jetons noirs, il répond habituellement qu’il y en la même quantité | parce que « en face de chaque jeton noir il y a un jeton blanc ». L’expérimentateur déplace alors un jeton blanc, ce qui rompt la correspondance terme à | terme des deux séries. On repose alors la question à l’enfant « Y a-t-il encore ^ la même quantité de jetons blancs que de jetons noirs ? » L’enfant préopératoire (dit non conservant) prétend qu’il y a plus de jetons blancs que de noirs | car la rangée est plus longue. En revanche, l’enfant opératoire concret (dit i conservant) affirme que « c’est pareil car on peut remettre le jeton blanc à sa place » (réversibilité mentale). L’enfant opératoire extrait donc malgré la transformation un invariant, le nombre. Le nombre d’objets dans une série est indépendant (invariant) de la disposition spatiale des objets. Il existe toute une série de tâches de conservation (conservation des liquides, de la substance, du poids, du volume) qui chacune révèle une période préopératoire et une période opératoire concrète.
Les quatre tâches de conservation retenues dans cette recherche concernaient le nombre, la substance, le poids et le volume. Il s’agit de leur ordre d’acquisition entre 6 et 12 ans. Il y a donc un décalage horizontal. On peut constater que la conservation du volume n’est maîtrisée à 100 % par aucun des groupes d’âge. C’est le groupe des 18-19 ans qui maîtrise totalement les trois autres conservations. Enfin, le groupe des plus de 65 ans témoigne de pourcentages de réussite comparables à ceux des deux groupes les plus jeunes et inférieurs à ceux des 18-19 ans. Cette constatation est particulièrement évidente pour la conservation du volume qui n’est maîtrisée que par 6 % des personnes de plus de 65 ans. Il apparaît donc un phénomène de régression. Les contradictions observées dans les résultats des différentes recherches sont probablement liées aux critères d’échantillonnage qui sont différents d’une recherche à l’autre.
Une série de recherches ont aussi été menées avec des tâches de niveau formel. Ainsi Clayton et Overton (1973), confirmant les observations de Papalia, ont constaté que les âgés étaient significativement moins performants que les jeunes avec des épreuves de pensée formelle. De plus, ils soulignent que la régression se fait dans l’ordre inverse de l’acquisition. Ainsi le vieillissement opératoire serait le scénario à l’envers du développement opératoire. Enfin, point important, ils ont découvert une corrélation positive entre les performances aux tâches formelles et celles observées aux tests d’intelligence fluide. La conclusion pourrait donc être que la pensée opératoire relève essentiellement de l’intelligence fluide qui est sensible à l’effet du vieillissement.
Le modèle de Schaie
Les recherches sur le vieillissement intellectuel dans le cadre du modèle piagétien nous ont amenés au concept de régression cognitive. Pour simplifier, le vieillissement serait un retour en enfance. On peut se demander si une telle conclusion n’est pas plus liée au modèle théorique utilisé qu’à la réalité des faits. Le constructivisme pose la pensée formelle comme l’achèvement du développement de l’intelligence. Elle devient par là même la référence, et si les âgés sont moins formels que les jeunes, on en conclut logiquement qu’ils ont régressé. Mais une autre hypothèse peut être avancée. La pensée formelle est particulièrement sollicitée dans le cadre scolaire, les âgés ont donc beaucoup moins d’occasions de la mobiliser. Comme nous l’avons vu en introduction, l’intelligence est un ensemble d’activités générées pour répondre à des situations concrètes. On peut donc supposer que la pensée de la personne adulte jeune et âgée n’est pas moins performante que celle de la personne de 15-20 ans mais qu’elle est organisée selon une structure différente adaptée aux sollicitations environnementales et au statut social de la personne. Telle est l’hypothèse de Schaie (1977-1978).
Le modèle de Schaie est aussi une succession de stades mais qui vont couvrir toute la durée de la vie (long life span) et qui sont liés aux réalités écologiques de l’individu .
Durant son enfance et son adolescence, le sujet est centré sur l’acquisition des savoirs et sur l’apprentissage des résolutions de problèmes. C’est évidemment la période de la vie où l’école joue un rôle prépondérant. La période qui suit, la jeunesse, est une période de recherche d’accomplissement personnel. Le sujet se fixe des buts et tente de se donner les moyens de les atteindre. La question n’est plus d’apprendre mais de faire le bilan de ce que F on sait et de savoir ce que l’on peut faire avec ce que l’on sait. Les performances intellectuelles maximales seront donc observées dans les situations qui correspondent aux finalités poursuivies par l’individu. Le stade suivant correspond au milieu de vie entre 30 et 60 ans. C’est la période de l’exercice et de la recherche des responsabilités exécutives. Pour atteindre ce niveau, il est nécessaire de développer des compétences de compréhension du mode de fonctionnement des organisations dans lesquelles l’on travaille et des comportements des personnes qui y participent. La question est alors d’utiliser pleinement ce que l’on sait. Enfin, la période de la vieillesse correspond selon Schaie à une phase de réintégration. L’activité intellectuelle ne peut se mobiliser que dans des situations qui ont un sens l’individu. Or, l’effort intellectuel a de moins en moins de sens à cet âge l’individu est retiré de la contrainte sociale du travail. Le problème de la. motivation devient donc central. L’individu se demande « pourquoi devrais- je savoir ? » Selon Schaie, les tests d’intelligence classiques ont rarement do sens pour les personnes à ce dernier stade. Il convient donc de manipuler avec beaucoup de précaution les résultats tendant à accréditer l’idée d’une dégradation massive des activités intellectuelles. On peut aussi évoquer k manque de sollicitations environnementales et de motivation.
Dans le cadre du modèle de Schaie, le concept de régression ne paraît pas avoir de sens. Alors que dans le modèle piagétien le passage d’un stade à un stade supérieur est sous contrôle d’un facteur endogène, l’équilibration, pour Schaie le statut social et les interactions sociales, qui seules sont susceptibles de donner un sens aux activités intellectuelles, sont un moteur fondamental de l’évolution intellectuelle.