L'industrie pharmaceutique : L'ordre ancien
Prenons un exemple concret de la manière dont les choses ont évolué avec les essais cliniques. Dans son livre Inventer la biomédecine, Jean-Paul Gaudillière raconte comment le professeur de médecine Louis Justin-Besançon participe à une commission de la recherche mise en place par le gouvernement français dès la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui dresse un bilan dramatique de la situation : « En un mot, la recherche médicale n’existait pas en France », alors que les Américains ont fait des progrès considérables dans le domaine biologique et médical pendant la guerre et souvent à cause d’elle, comme ce fut le cas avec la pénicilline, les premiers antibiotiques et la cortisone. Il rédige un rapport à la demande des autorités françaises qui veulent relancer la recherche académique. Mais ce que Jean-Paul Gaudillière semble ignorer, c’est que, dès son retour des États-Unis, Justin-Besançon se lance lui-même dans la recherche pharmaceutique, pour mettre à l’épreuve ce qu’il a vu et compris.
Dès décembre 1944, il embauche trois jeunes chimistes et les installe dans un petit laboratoire de l’hôpital Broussais où il a son service, qu’il déplacera ensuite à Gentilly puis à Chilly- Mazarin, pour loger les nouveaux chercheurs recrutés en chimie puis en pharmacologie (ce sera l’origine des Laboratoires Dela- grange). Il leur demande de commencer par rechercher de nouvelles méthodes de synthèse, plus simples et moins chères, pour des produits déjà commercialisés par l’industrie pharmaceutique comme la Nautamine®. Quelques années plus tard, ils commencent à synthétiser des molécules apparentées à des substances déjà utilisées comme médicaments, en particulier la procainamide. Personne ne travaille sur cette série chimique. Or, elle a l’avantage pharmaceutique d’avoir déjà des indications très diverses : elle a déjà donné des antiarythmiques et des anesthésiques (la procaïne). Elle est donc prometteuse : l’objectif est de trouver encore de nouvelles indications pour des dérivés.
Après une série de substitutions sur la molécule de départ, les chimistes obtiennent le métoclopramide, promis à un brillant avenir sous le nom commercial de Primpéran® à partir de sa mise sur le marché en 1963. A l’époque, la protection des inventions est très faible en France pour les médicaments ; l’avantage industriel vient de ce que cette synthèse est alors très difficile à réaliser. Cela évitera les copies trop faciles. Les expériences de pharmacologie sont, en revanche, choisies pour leur simplicité et leur faible coût : faire vomir un chien remplit ces conditions. Un chien peut aussi servir plusieurs fois. Il n’y a pas besoin d’un appareillage technique trop compliqué. On teste donc l’activité antiémétique des molécules synthétisées.
Comment le produit est-il ensuite testé chez l’être humain ? Louis Justin-Besançon utilise pour cela le service de médecine générale qu’il dirige à l’hôpital. Pendant de nombreuses années, l’ensemble des dérivés du métoclopramide (qui forment la famille des benzamides substitués) sera testé sur les patients de son service de médecine interne, en ouvert, sans aucune contrainte ni règle méthodologique, quelques mois seulement après leur synthèse chimique et de minuscules études de toxicité.
L’historien David Healy rapporte aussi comment, « en 1958, Lundbeck peut sortir le chlorprothixène pour un usage médical trois mois après les premiers essais cliniques » — lesquels, c’est le moins que l’on puisse dire, ne devaient donc pas obéir à un protocole très exigeant8. Les Français ne sont donc pas les seuls à procéder de la sorte, même s’ils seront parmi les plus récalcitrants à adopter la méthode des essais cliniques contrôlés. Pour illustrer ce point, Jean-Paul Gaudillière prend l’exemple du vaccin français contre la polio au milieu des années 1950 et souligne : « À l’opposé de ce qui s’était passé aux États-Unis, il n’y a pas eu en France d’évaluation statistique de l’efficacité. »
D’une certaine manière, on peut dire alors qu’une clinique empirique, ouverte — sans donner à cet adjectif un quelconque sens positif, mais par opposition technique à la clinique contrôlée et randomisée (répartition des patients entre les groupes par tirage au sort) —, précède alors la pharmacologie. Les différentes benzamides ont été ainsi essayées dans à peu près toutes les pathologies existantes. Dès qu’une indication sera trouvée (schizophrénie, dépression, troubles psychosomatiques, parkinson, ulcère, troubles de la ménopause), on la fera confirmer par une pharmacologie animale adaptée qui vient donc après et dont le seul objectif est de permettre d’inventer des successeurs. Les laboratoires concurrents peuvent évidemment utiliser les molécules nouvelles inventées par d’autres, pour mettre au point leurs propres tests spécifiques.
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