Les parents de l'anorexique
Pas de changement sans comprendre les parents :
En effet, l’extrême dépendance affective de l’anorexique à ses parents s’est constituée sur le terrain favorisant de la psyché parentale. La position qu’occupe leur fille jusques et y compris dans son symptôme, du moins au début, n’est pas sans fasciner les parents et maintient pour eux cet objet idéalisé qu’elle incarne et dont ils lui assignent la place. Dans cette problématique qu’est l’anorexie, la position de l’entourage familial et sa propre possibilité de mouvement interviennent avec force. Ceci est perceptible notamment à la mesure du déni que certains parents eux-mêmes font porter sur la réalité de la maladie de leur enfant : l’amaigrissement, l’aménorrhée, l’anorexie, l’isolement datent. Et pourtant la première consultation intervient en urgence.
La fille est squelettique, c’est devenu parfois « l’enfer » à la maison. Seule l’urgence vitale et l’agressivité mutuelle intolérable, le grand conflit autour de l’assiette mobilisent la famille. Une certaine fascination a laissé place à l’horreur. Des deux côtés, parents et enfant, on nage dans le brouillard et personne ne réalise ce qui pourrait être en jeu, au-delà de l’assiette, puisque c’est ce contre quoi inconsciemment on se défend ou c’est ce à quoi ou par quoi on est inconsciemment attaché, et qu’on ne veut pas abandonner. Car les parents, comme il est de règle, demandent la cessation du symptôme, pour retrouver cet « avant » qui est maintenant irrémédiablement perdu, comme l’anorexie en témoigne.
Relation de dépendance de l’anorexique à sa mère…
Au plan psychoaffectif, ce que la jeune fille raconte comme problème à élaborer, c’est essentiellement celui de son positionnement sur le plan de la sexualité.
Or, pour les jeunes filles anorexiques, la réactualisation du complexe d’Œdipe est problématique. Nous avons évoqué à plusieurs reprises la fragilité narcissique de ces patientes pour qui la présence de l’autre, comme dans la toute petite enfance, demeure par trop indispensable à leur fonctionnement psychique.
E. Kestenberg, auteur d’un ouvrage consacré à l’anorexie mentale, dit ceci : « La mère est vécue non pas tant comme l’objet d’amour privilégié, mais comme cet objet d’amour dont la perte constitue le danger psychique, c’est-à-dire la désorganisation du Moi. En d’autres termes, elle est vécue comme un objet inclus dans le vécu narcissique. »
Tout élément de rivalité avec la mère prendra donc une tonalité très particulière, menaçant la fille d’une désorganisa-tion psychique. Toute attaque contre la mère, y compris et a fortiori à l’intérieur de soi, contient le risque de produire ce qui est vécu comme l’insupportable, l’abandon maternel, alors que cette présence maternelle reste le garant de l’intégrité narcissique.
…Et relation de dépendance de sa mère à l’anorexique:
A ces jeunes filles, il a été fréquemment confié une fonction narcissisante, antidépressive, comblante. Elles incarnent alors l’objet que ces mères offrent à leurs propres mères en dédommagement, en complément de ce dont elles imaginent avoir manqué pour les satisfaire.
En effet, ces mères d’anorexiques -certaines ayant pu d’ailleurs l’être elles-mêmes – se sont souvent senties mal aimées par leur propre mère, donc « insatisfaisantes ».
Elles ont souvent connu une relation douloureuse à une mère vécue comme toute-puissante, autoritaire, voire tyrannique, difficilement satisfaite par elles : ce qui les a laissées blessées dans leur propre narcissisme et qui a entaché leur image de la féminité d’une ombre négative. Ceci n’est pas sans marquer leur relation à l’amour et à la sexualité.
Il nous semble plus essentiel d’évoquer ces éléments, qui indiquent la nature des enjeux psychiques, plutôt que des éléments typologiques des « mères d’anorexiques », toujours beaucoup trop caricaturaux. Disons plutôt que l’activation pulsionnelle de l’adolescence réactive fortement chez la mère son propre rapport à la sexualité et à l’amour. Et celle-ci peut alors éprouver les risques réactualisés d’un bouleversement dans son propre fonctionnement narcissique, qu’elle avait tant bien que mal conforté à l’aide de sa fille.
Soutien ou réaménagement psychique chez la mère :
On comprend mieux ainsi à quels risques psychiques la mère peut se trouver exposée par tout mouvement, changement, séparation, en relation avec sa fille. Et donc la nécessité, au minimum, que la mère puisse tolérer le changement chez sa fille, en étant elle-même soutenue, et que ce soit l’occasion pour elle aussi de tenter un réaménagement psychique.
Nous verrons que pour bien des pères, la question peut se poser en des termes assez voisins.
En effet, nous avons insisté sur un certain achoppement pour les jeunes filles anorexiques, à savoir l’assomption de leur féminité. Leur relation à leur mère les maintient dans une impasse : devenir une femme risque de leur faire perdre l’admiration de leur mère, cette admiration qui traduit leur mode de relation d’amour et qui est ce qui les soutient mutuellement.
Et le père dans l’anorexie mentale ?
Une patiente disait : « l’alternative, c’était l’amour de mon père ou la féminité ». Pour elle comme pour tant d’autres, choisir c’est trancher, c’est-à-dire scier la branche dont elle est le bourgeon : perdre l’autre et se perdre dans le même mouvement de chute. Dans l’anorexie mentale, le père joue souvent un rôle particulièrement actif. Ces pères, à leur insu le plus souvent, amplifient en les redoublants les éléments déjà problématiques de la relation mère-fille. Ils sont souvent décrits, non sans raison, pères « nounours » ou pères maternels, mais plus fondamentalement, quel que soit leur aspect ou leur caractère, ils partagent souvent une extrême fascination pour leur fille. Il règne entre père et fille un climat de séduction intense qui prend généralement – marque du refoulement oblige – des allures éthérées mais qui s’exprime peu ou prou dans le langage de la passion. Citons un de ces pères : « mon héroïne, ma drogue à moi, c’est ma fille. C’est elle qui m’aidera à vaincre. A mon tour, je la ferai gagner. Et tous les deux ensuite, nous monterons au ciel ».
Soutien narcissique et retrouvailles dans un au-delà qui renvoie à l’avant, à l’Éden perdu que nous avons déjà évoqué : le père n’offre pas de voie de dégagement mais au contraire apporte un surpoids d’excitation. La séduction est intense, même si comme dans l’exemple cité, elle emprunte le vocabulaire religieux ou celui de l’amour courtois : elle résonne en fait bien prosaïquement dans l’inconscient de la jeune fille. Le symptôme en lui-même peut exercer une véritable fascination. Certains pères pourront ainsi trouver et maintenir en leur fille, sous la forme phallique qu’elle leur offre, même décharnée, un idéal ascétique qui les séduit. Pour eux aussi comme pour les mères, leur fille peut fonctionner comme objet de complément ou comme double narcissique. Citons à nouveau ce père : « Ce don irréfléchi de soi, cette mortification du corps, cette détestation souterraine du cycle digestif, je les ai admirés chez elle. Je les ai même parfois jalousés : savoir à ce point cultiver l’ascèse, le contrôle de ces réflexes, aussi triviaux qu’automatiques ».
Etre aimée par le père passe aussi par l’admiration, par cet étroit défilé d’un idéal narcissique qui les conduit à dénier leur sexe, voire leur corps tout entier.
Soutien ou réaménagement psychique chez le père, en tout cas interrogation sur la place de père :
Pour les pères, tout changement de fond dans le système relationnel existant s’avère une épreuve, dans une mesure comparable, pour certains, au risque dépressif que ressentent bien des mères. C’est pourquoi il sera de mise de proposer également aux pères un accompagnement psychothérapique de soutien, voire davantage. Le minimum souhaitable pour aider au traitement étant de leur permettre de reprendre ou de prendre une position de père au sein de la famille. Car comme nous allons maintenant l’illustrer, on assiste bien souvent, à travers les histoires de « cuisine », à un flottement des positions et de l’autorité dans la famille : ce qui renvoie ses membres, et au premier chef l’anorexique elle-même, à une indifférenciation dangereuse. Ce flottement des positions peut ainsi s’actualiser sous la forme d’un emballement où chacun finit par perdre tout repère et où l’angoisse va s’accentuant.
Flottement des positions au sein de la famille et instauration d’un cadre thérapeutique :
Au bout d’un temps, face à ce « elle ne mange rien », les parents réagissent, tour à tour, coléreux et forçant, impuissants et tétanisés. L’établissement de l’anorexie finit par les soumettre au « caprice » de leur fille, à une véritable tyrannie alimentaire et de l’alimentaire. Toute l’affection des parents semble converger vers l’assiette que la petite s’évertue à laisser pleine. Chipotant, triturant, triant, mâchouillant, recrachant, vomissant. On ne parle plus que de l’assiette.
Cette tyrannie exercée par la fille peut culminer dans sa prise de possession de la cuisine où elle va s’employer, tout en contrôlant au plus près son indice calorique, à cuisiner pour toute la famille, voire à les gaver. Un renversement de position s’y marque : elle devient mère pour sa mère. La fille incarne l’aïeule autoritaire.
Ainsi, la trame de l’histoire de l’anorexique se tisse-t-elle dans un certain déni de l’ordre générationnel, de la lignée et d’une difficile élaboration de la question de la différence des sexes. De la filiation au féminin, la coupure reste exclue. Ici encore, nous voyons combien l’anorexie est une tentative de régulation, de contrôle, déplacée sur l’alimentation, de ses affects, de ses désirs, de son rapport de dépendance à l’autre. Mais cela ne peut qu’échouer dans une répétition morbide, nulle symbolisation ne pouvant réellement permettre une avancée. L’appel au sens que nous avons souligné dans le refus s’écrase en effet dans les mises en actes autour de l’alimentaire, dans un jeu infini.
Savoir patienter :
Pendant un certain moment, sorte d’équivalent de la lune de miel toxicomaniaque, toute intervention thérapeutique sera rejetée. Il faut savoir attendre, être patient. Car le refus de manger donne à la jeune fille anorexique – elle qui a tellement peur d’être débordée, de ne pas contrôler – ce sentiment renversé qu’elle contrôle tout. Le refus lui donne un sentiment de toute- puissance, d’affranchissement de toute dépendance. Or, cette période « faste » pour celle qui devient anorexique ne dure généralement pas. Le pseudo-équilibre trouvé finit par décliner.
L’ascèse à laquelle l’anorexique est obligée de se soumettre de plus en plus l’épuise et épuise son entourage. Le recours à un tiers soignant, en déplaçant une partie des enjeux dans la relation à celui-ci, ouvre une première brèche dans la construction anorexique.
Instauration d’un cadre thérapeutique rassurant pour l’anorexique :
Au flottement angoissant des positions, puis face à l’épuisement généralisé et à la souffrance conséquente, il est souhaitable de proposer un cadre thérapeutique défini qui permet, à celui qui en est le garant et à travers la reconnaissance des limites de ses compétences, de le respecter et de pouvoir le faire respecter. Seront ainsi situés une autorité et un cadre rassurants, a contrario de ces renversements imaginaires incessants où l’anorexique se sent toute-puissante ou rien du tout.
L’anorexie mentale chez le garçon :
Tout ce que nous avons évoqué jusqu’ici à propos de l’anorexie mentale place ses enjeux psychiques autour d’une problématique se situant entre narcissisme et féminité. On comprend mieux pourquoi cette affection demeure très majoritairement l’apanage des jeunes filles.
Cependant, un certain nombre de garçons donnent à voir un tableau clinique très proche de celui des jeunes filles, à l’exception au plan somatique de l’aménorrhée.
Longtemps considéré par nombre d’auteurs comme renvoyant à la psychose, il nous apparaît que l’anorexie mentale chez le garçon n’est pas seulement un mode d’entrée dans la schizophrénie. Pour un certain nombre de garçons, elle se situe, comme pour bien des filles, sur un terrain « limite » où c’est la problématique narcissique qui est surtout en jeu, traduisant pour ces garçons des difficultés particulières à se dégager d’un rapport de passivité originaire.
Anorexie mentale : repérages psychpathologiques :
Derrière l’uniformité du syndrome, l’anorexie mentale à l’adolescence est une problématique qui peut traverser différentes structures psychopathologiques (névrose, psychose, perversion) sans pour autant ressortir exclusivement de l’une d’elles.
Certaines anorexies à l’adolescence peuvent être réactionnelles, secondaires à une agression sexuelle, un inceste.
Certaines anorexies peuvent se dissiper quasi spontanément, d’autres durer des années, se chroniciser.
L’anorexie se situe le plus souvent sur un terrain névrotique (hystérique, obsessionnel). Elle peut parfois survenir sur un terrain dit « limite ». Elle peut aussi résulter d’une décompensation sur un mode psychotique. Ce que les anorexiques ont en partage, c’est un questionnement identitaire.
A travers leur refus, elles sont toutes à la recherche de sens, d’une autre réponse que l’aliment. Mais la difficulté à symboliser les éléments de la sexualité suractivée par la puberté, chez elles comme chez leurs parents, leur rend particulièrement délicate la confrontation à cette question banale à l’adolescence : qu’est-ce qu’être une femme ? Et comme cette question de l’identité sexuelle est articulée à celle de l’identité, elle pourra, en fonction de la fragilité narcissique, susciter des angoisses et des risques de désorganisation plus ou moins intenses.
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Une réponse pour "Les parents de l'anorexique"
Bonjour,
Après plusieurs échecs de cette très belle théorie psy pour adolescents, qu’elle est votre vision réaliste ?
Cordialement