Les allers-retoures ville et campagne
Les liens entre l’agriculture et la société finissent par être fort distendus. La recherche d’un meilleur environnement et le désir légitime d’être mieux nourris peuvent contribuer à rapprocher les citadins des ruraux. Le manque de culture nutritionnelle, la perte du sens de la naturalité dans une frange de plus en plus large de la population, y compris dans le monde rural, sont devenus malheureusement un constat banal. Mauvaise transmission du savoir-faire parental, déstructuration des repas familiaux, influences publicitaires diverses ont entraîné des dérives en tout genre. L’acte de bien se nourrir est un savoir-faire complexe. Il n’est pas étonnant qu’en déresponsabilisant les consommateurs, en laissant supposer qu’il suffit de remplir son Caddie dans un supermarché pour aboutir à un équilibre alimentaire, il en résulte des déviations nutritionnelles maintes fois observées par les diverses enquêtes épidémiologiques.
En fait, le mode d’approvisionnement dans les super- ou hypermarchés crée un écran, une atmosphère aseptisée entre le consommateur et le monde rural. Un produit devient intéressant parce qu’il a une étiquette qui d’ailleurs n’est pas si lisible que cela. Le sang des produits animaux doit être caché, les légumes dépourvus de terre. Il y a une perte évidente de la naturalité des aliments, présence d’un fossé profond entre deux univers, celui de la ville et celui de la campagne qui, en matière d’alimentation, ne se côtoient plus principalement qu’à travers la ressemblance de tous les supermarchés de France, de Navarre, voire d’Europe. De ce point de vue, une autre présentation des aliments, telle qu’elle pourrait être développée dans les agromarchés, plus naturelle, moins emprisonnée dans des emballages polluants, constituerait une évolution favorable.
La nécessité de développer une politique nutritionnelle de santé publique est maintenant perçue de façon consensuelle. Les recommandations habituelles portent sur l’équilibre des apports alimentaires, la maîtrise du statut en minéraux et micronutriments. Cependant, les liens sont de moins en moins établis avec l’activité agricole, comme si le monde de la santé et celui de l’agriculture étaient condamnés à s’ignorer, comme si les aliments provenaient entièrement des manufactures au même titre que les médicaments, comme si leur origine et leur qualité n’avaient pas une influence fondamentale sur le plan de la santé.
Il est évidemment souhaitable d’inverser ces tendances lourdes, de combler le fossé culturel entre les acteurs de la chaîne alimentaire et de la santé, l’ignorance du citadin sur l’origine et le parcours de ses aliments. Une meilleure façon pour le secteur agricole de reprendre pied dans la distribution alimentaire serait de contribuer à rompre l’uniformité actuelle de notre paysage alimentaire. Il existe en effet de nombreuses façons de présenter, préparer, semi-préparer les aliments et une diversité alimentaire étonnante pour bien se nourrir, que nous sommes loin d’avoir explorées et exploitées. Les possibilités de diversifier et d’accroître la consommation de fruits et légumes sont notamment considérables dans une société moderne, et un plus grand nombre d’exploitations devraient s’intéresser à ce créneau économique et sociétal pour changer fortement la nature de l’offre, la qualité des produits et les possibilités d’utilisation. Pourquoi les agriculteurs n’auraient-ils pas la responsabilité de la distribution de fruits dans les établissements scolaires ?
Le monde agricole a trop longtemps mis son énergie à produire les mêmes matières premières uniformes, sans se préoccuper de l’utilité nutritionnelle de cet objectif, pourtant pas toujours rentable sur le plan économique. D’un autre côté, les consommateurs doivent également changer d’état d’esprit et acquérir une nouvelle façon d’appréhender la chaîne alimentaire et de bien se nourrir en harmonie avec le monde rural, avec les saisons, et ne pas être seulement fidélisés aux mêmes types de produits transformés. Réussirons-nous notre révolution alimentaire dès le début du xxic siècle, où devrons-nous attendre que la situation nutritionnelle se complique, voire se dégrade pour faire les choix durables les plus sûrs ? Nous avons toutes les cartes pour réussir (en particulier l’information sur la santé), ce qui n’était pas le cas dans le passé. En matière d’alimentation, les évolutions sont lentes, c’est pourquoi le secteur agroalimentaire conventionnel devrait garder longtemps un large monopole dans la gestion alimentaire. Dans ces conditions, il est souhaitable que les procédés de transformation évoluent pour améliorer la densité nutritionnelle des aliments transformés afin de préserver le bien-être et la santé des consommateurs les plus passifs.