Le reve du médecin magicien
Comme tous les ans, en prévision du premier avril, les membres de lequipe de rédaction de la revue Prescrire s’étaient réunis pour mettre la dernière main à leur désormais traditionnelle farce. Cette mystification rituelle est destinée à égayer un périodique, par ailleurs plutôt sérieux, qui s’est donné pour mission d’apporter une information objective et critique sur les médicaments, information d’autant plus fiable que n’étant soutenue par aucune publicité pharmaceutique, la revue ne saurait être soupçonnée de vénalité. Après de longues discussions et un certain nombre de rires, un article concernant le Panaceum* fut adopté avec enthousiasme, sans que les participants présents ne se doutent un instant qu’ils avaient mis le doigt sur l’un des fantasmes les plus prégnants de l’histoire de l’humanité.
Selon les bonnes habitudes de Prescrire, et comme s’il s’agissait réellement de la commercialisation d’un vrai médicament, le Panaceum* était passé au banc d’essai : analyse de la littérature, examen complet du dossier d’autorisation de mise sur le
marché, énumération des bénéfices thérapeutiques, des effets secondaires, de l’éventuelle toxicité. La conclusion de tout cela permettait d’attribuer au Panaceum* une place dans la classification que le journal avait élaboré dans le style Que choisir :
– « Bravo » : c’est la pilule d’or, mention exceptionnelle pour une avancée thérapeutique significative dans un domaine où, jusqu’à présent, on était démuni ;
– « Intéressant. »
– « Apporte quelque chose. »
– « Éventuellement utile. »
– « Pas d’accord » : le logo de mise à la poubelle est parfaitement explicite.
– « La rédaction ne peut se prononcer » : le journal considère qu’il est trop tôt pour savoir.
On s’en doute, cetait un « bravo » des plus enthousiastes que la rédaction unanime attribuait à ce nouveau médicament qui représentait à l’évidence une avancée thérapeutique remarquable. Comme le prouvaient les très nombreux essais contrôlés déjà publiés dans des revues non moins internationales que référencées, le Panaceum* se révélait capable de traiter la plupart des maladies mentales connues, était pratiquement dénué d’effets secondaires, sauf chez certaines variétés de poissons. Enfin, aucune accoutumance n’était à craindre. Contrairement à ses bonnes habitudes de mesure, Prescrire donnait dans le dithyrambe.
La ficelle était un peu grosse. Il paraissait peu probable que les lecteurs se laissent attraper, d’autant que ce sont quasiment tous des médecins ou des pharmaciens, théoriquement formés par ladite revue à une lecture critique des documents qui leur sont soumis. Erreur! Dès le lendemain de la parution, les pharmaciens qui ne lisaient pas le périodique se trouvèrent bien embarrassés, submergés qu’ils étaient par des ordonnances de Panaceum que, malgré tous leurs efforts, ils n’arrivaient pas à repérer dans la pharmacopée et moins encore, bien sûr, à se procurer. Les médecins non avertis n’étaient pas en reste. Us étaient assaillis de coups de téléphone plus ou moins impérieux de la part de pharmaciens qui, à la suite d’une lecture assidue mais, disons, naïve de l’article, leur suggéraient, leur enjoignaient parfois, de prescrire du Panaceum à tel ou tel de leurs clients qui, selon eux, en avait assurément le plus grand besoin. Quelques jours plus tard, la nouvelle ayant pénétré dans le gi-and public, les deux corporations croulaient sous les demandes de leurs clientèles respectives, impatientes d’essayer le médicament miracle. Tant et si bien que Prescrire se vit obligé, dans son numéro suivant, de publier un démenti assorti d’excuses embarrassées… Enfin, une rumeur non confirmée, mais tout à fait plausible, veut que le très sage et non moins conservateur Conseil de l’ordre des médecins se soit réuni pour envisager une éventuelle action contre la revue. Il fut décidé de ne rien décider et de faire le mort. Une action publique n’aurait pu que donner une image peu reluisante de l’esprit critique du corps médical et pharmaceutique. Le ridicule tue parfois encore, surtout à une telle posologie !
Dans le même ordre d’idée, j’avais, il y a quelques années, présenté une communication sur un dérivé endorphinique supposé utile dans la schizophrénie. Ce médicament, non seulement n’était pas du tout efficace dans cette indication, mais se révélait capable de déclencher chez les malades des réactions d’excitation motrice et parfois sexuelle. Ignorant qu’il y eût des journalistes dans la salle, j’avais fort imprudemment suggéré en conclusion que ce peptide soit abandonné dans la psychose; en revanche, il méritait peut- être d’être essayé dans le traitement de l’impuissance. Las ! Quelque temps après, dans une revue grand public de vulgarisation scientifique, pourtant connue pour son sérieux, un encadré titrait de manière pour le moins tapageuse : « Le docteur Patrick Lemoine a découvert un traitement miracle de l’impuissance. » Je fus submergé de lettres, d’appels téléphoniques angoissés, émanant d’hommes à la veille de leur mariage, de musulmans craignant, à juste titre, d’être répudiés du fait de la loi coranique. Tous me suppliaient de leur envoyer, en urgence, quelques ampoules du précieux liquide. Quelques médecins m’appelèrent aussi. Pour l’un de leurs malades, soi- disant. Il me fallut faire un texte type pour expliquer qu’il arrive parfois que les journalistes extrapolent, que, d’ailleurs, le produit, une fois injecté, avait une durée de vie inférieure à une heure et que, de toutes façons, suite à l’échec du médicament dans le traitement de la psychose, le laboratoire avait décidé de stopper définitivement la production.
Ces deux anecdotes démontrent, s’il en est besoin, non seulement la puissance de la presse, mais aussi la quête du Saint-Graal pharmacologique que poursuivent les gens de médecine, pourtant si longtemps, si durement, enseignés sur les bancs de l’Université et théoriquement formés au doute scientifique. Nous n’aurons pas ici le mauvais goût d’insister sur ladite formation universitaire et sur ses capacités à développer le sens critique de ses étudiants. Il est évident cependant, d’un point de vue psychanalytique, que parmi les racines inconscientes de la vocation (para) médicale, le désir infantile et magique de nier la maladie et la mort, pour soi d’abord, éventuellement pour les autres, est d’une grande importance. Tout médecin, peu ou prou, rêve de panacée, de potion magique, de i ! k riaque. D’où de temps en temps, même chez les plus l’i nnds, une naïveté parfois confondante. Descartes et Newton ne croyaient-ils pas à la pierre philosophale ?