Le pardon de l'arbre
Le marché vaudou de Lomé au Togo est un lieu fascinant pour qui s’intéresse aux processus thérapeutiques. Hypermarché de l’envoûtement et de la magie, il offre aux regards des chalands une multitude de baraquements précaires devant lesquels sont étalés, dans un fouillis indescriptible, des poupées-effigies bizarres, parfois vaguement inquiétantes, ainsi que des débris animaux et végétaux, plus ou moins identifiables : chauves-souris, reptiles, rapaces nocturnes, rongeurs et prédateurs variés, tous dans un état de décomposition plus ou moins avancée. La cacophonie mercantile contribue à créer une ambiance tropicale que vient encore colorer une incroyable polyphonie olfactive. Après le rituel marchandage et en fonction de l’indication du client venu faire soigner ou envoûter telle ou telle personne de sa connaissance, le sorcier choisit l’un des ingrédients de son étal, par exemple une plume s’il s’agit de traiter le mal des transports aériens ou une noix d’acajou pour les pertes de mémoire. Il entraîne ensuite le patient dans sa case, demande le prénom de la personne concernée et se lance dans une danse rythmée par une mélopée dans laquelle il est possible de discerner le prénom en question. Enfin, il remet, moyennant finances, l’objet désormais puissamment chargé de pouvoirs mystérieusement magiques.
Les figurines magiques qui représentent, de manière plus ou moins réaliste, la personne à envoû- ler, ont également une importance particulière dans tous ces rituels. Les descendants des Africains établis aux Antilles en font toujours un large usage, qui transpercent ou enterrent ces fameuses statuettes. Tous les ésotéristes savent d’ailleurs que l’anagramme d’image n’est autre que magie. Que font d’autre nos modernes chirurgiens qui opèrent maintenant sur des images télévisuelles grâce à leurs microbistouris téléguidés? De façon plus générale, le rituel africain, même abâtardi pour cause de séduction touristique, évoque, en les épurant, bon nombre de coutumes de la médecine occidentale. Lorsqu’un patient se présente dans une pharmacie, les interminables alignements de boîtes n’ont aucune signification pour le non-initié et demeurent sans pouvoir thérapeutique avant l’acte de prescription1. Ils sont symboliquement inertes. Après un rituel compliqué appelé consultation, le sorcier appelé « médecin », généralement revêtu d’une robe blanche spéciale, invoque la maladie en l’affublant d’une appellation mystérieuse : « – Docteur, je n’ai plus mes règles. – Madame, vous souffrez d’aménorrhée! – Docteur, j’ai des boutons. – Monsieur, vous présentez une éruption érythémato-phlycténulaire ainsi que des lésions maculo-papulaires. » La transcription médico-jargono-phasique est, il faut bien l’avouer, autrement plus chic que l’évocation populaire ! Peu importe qu’elle représente exactement la même réalité, c’est de la Science. Le médecin inscrit ensuite le nom d’un produit, de préférence de façon non déchiffrable, sur une feuille désormais sacrée (interdiction formelle de modifier, même d’un iota, le contenu d’une ordonnance). Ce n’est qu’à partir de ce moment précis que le médicament, dont le nom évoque souvent le mal, acquiert une puissance thérapeutique. Il se charge de sens et de pouvoir. Bien au- delà de la vulgaire pharmacologie.
La magie animalière n’est d’ailleurs pas tout à fait absente des rituels occidentaux. Un hypnotique récemment développé par un grand laboratoire français a adopté comme logo un ours endormi. Il s’agissait d’invoquer non seulement l’ours capable de dormir du long sommeil de l’hibernation mais aussi le brave Nou- nours, bon génie rassurant de nos nuits enfantines. Bonne nuit les petits ! Lors de son développement international, il a pourtant fallu retirer ce logo au Japon, pays à la symbolique particulière où l’ours représente la mort. Nous ignorons quels ont été les sentiments des ex-pays satellites de l’URSS où l’ours représente un big brother quelque peu inquiétant. Mais comme la mode des hypnotiques a vite changé, le logo commercial a dû être modifié. Ce qui est maintenant demandé à cette classe thérapeutique, ce n’est plus tellement de faire dormir la nuit, car rien n’est plus facile, mais avant tout, de ne pas altérer la qualité de l’éveil ni la vigilance diurne. Magiquement, le Nounours s’est donc réveillé pour être représenté en train de marcher et pour marquer sa glorieuse puissance internationale, notre sympathique personnage s’est retrouvé muni d’une valise porteuse d’étiquettes correspondant aux multiples pays où il est développé. Ainsi, sous couvert de communication, les médicaments peuvent nous ramener à des époques lointaines où l’invocation rassurante d’un animal, certes redoutable, mais contrôlé, immobilisé, apprivoisé par l’image rupestre, nous permettait de dormir sur nos deux oreilles.
Si l’effet placebo représente lecart entre l’effet thérapeutique constaté et l’effet pharmacologique prévisible, il est bien évident que ce phénomène doit passer par une recherche de sens. Le traitement doit s’amalgamer à la culture locale. L’équipe psychiatrique du docteur Collomb, de l’hôpital de Fann, près de Dakar au Sénégal, a parfaitement saisi l’importance de ce facteur qu’elle a largement utilisé en instaurant une collaboration étroite avec les sorciers africains, rebaptisés pour la circonstance, « psychiatres traditionnels ». Cette synergie lui a permis d’obtenir ce « plus » thérapeutique, si nécessaire à la guérison, chez des Africains totalement étrangers au rituel médical occidental. En utilisant deux relais à leurs prescriptions, l’interprète local et le « psychiatre traditionnel », les médecins français acquéraient une double appartenance : la puissance du grand sorcier technologique blanc que rendait intelligible et légitimait la reconnaissance implicite du guérisseur local. À partir de ce moment, on pouvait à bon droit escompter une amplification de l’effet des thérapies occidentales en Afrique.
Dans tous les cas, l’homme-médecine cherche, à travers un système spécifique d’interprétations, à comprendre et amplifier le pouvoir chimique des produits qu’il utilise. Ce résultat peut d’ailleurs être obtenu par une multitude de moyens. Ainsi, pour que son médicament agisse, un médecin occidental se vit-il demander par un de ses patients Masaï de cracher sur le comprimé, avant de le lui remettre. Une partie du médecin pouvait alors, dans une symbolique de transsubstantiation, être absorbée avec le cachet auquel elle conférait toute sa puissance. Chez les Toucouleurs, le remède de brousse est utilisé par le biledio, le bon sorcier-guérisseur, pour protéger le malade contre le doëm, le méchant sorcier qui dévore ses victimes. Même si, comme c’est probable, certaines des plantes employées ont bien une action pharmacologique spécifique, il est clair que l’interprétation de leur activité est tout autre qu’en Occident. Les Wollof et Lebou du Sénégal fondent leur thérapeutique sur le pouvoir du Jabbarkat, « maître des poudres et des racines ». La cueillette est le moment clé de la naissance du remède. Selon Collomb, « la plante est reconnue comme individu pris dans le réseau des relations qui unissent tous les existants ». Lors de l’enlèvement du fragment, le Jabbarkat demande permission et pardon à l’arbre, lui fait des offrandes, faute de quoi le remède végétal ne pourra pas acquérir de pouvoir thérapeutique contrôlable ou prévisible, ni donc d’effet placebo.