Le mystère du placebo
Tous les médecins, je l’affirme, et tous les malades aussi, croient et s’adonnent – parfois – à detranges pratiques. Encore aujourd’hui, la médecine officielle chasse sans le dire sur les terres de la magie. Elle lui fauche ses clients, qu’elle récupère en se donnant tous les gages de sérieux, de respectabilité que confèrent un titre universitaire et une confirmation ordinale. Par discrétion, les noms sont changés, les agissements cachés, les formes mises, mais l’irrationnel est bien à l’œuvre. Alors, sur le point de rédiger un ouvrage sacrilège, un livre interdit qui révélerait certains secrets bien gardés, le vertige s’empare de l’auteur. Grande est la tentation de composer un leurre. Un livre qui aurait toutes les apparences d’un ouvrage honnête, respectable, normal en un mot. Mais un livre qui ne contiendrait rien. Un texte fait de lettres et de signes vides de sens, creux, sans substance, ni matière, comportant des illustrations neutres, sans relief, sans contours ni couleurs. Vain délire d’un psychiatre en mal de copie ? Que fait-il d’autre pourtant, ce médecin drapé de solennité qui, à l’issue d’une cérémonie rituelle, parfois longue appelée consultation, rédige un document nommé ordonnance, mentionnant une drogue assez souvent inactive selon les canons de la pharmacologie, un comprimé inerte, une gélule de gélatine, qu’un acolyte patenté, le pharmacien, s’empresse aussitôt de délivrer?
Ce rien, cette illusion de médicament, porte un nom. C’est le placebo. Or cette substance totalement dénuée de principes actifs se révèle parfois puissamment efficace. Elle se révèle capable de déplacer des montagnes pathologiques, de renverser des dogmes thérapeutiques, de décontenancer les plus cartésiens d’entre nous. Le placebo est ce qui fait douter les médecins, tout en faisant la grandeur de leur art. Il constitue de nos jours le dernier signe, l’ultime part d’irrationnel en médecine. La part du diable?
Alors sans préjugé ni parti pris, avec autant de rigueur que de passion, abordons la médecine et son ambiguïté. L’hôpital est devenu le théâtre d’exploits technologiques où l’informatique le dispute à la biologie moléculaire, la microchirurgie à la caméra à positrons. Laissons ses desservants rêver de guérisons sophistiquées et intéressons-nous plutôt à la réalité quotidienne du soin. Le placebo est à la croisée des chemins. Il représente le point nodal de la thérapeutique, entre pharmacologie, psychothérapie et magie, entre science et irrationnel.
À l’image de Monsieur Jourdain, la médecine occidentale pratique la placebothérapie sans le savoir. Ou plutôt, sans vouloir le savoir. Aux yeux du public, ce qui fonde en définitive la valeur de la médecine, c’est sa capacité à guérir ou, tout au moins, à soulager. Si la médecine consistait simplement à recueillir des symptômes afin d’en déduire automatiquement un traitement, il suffirait d’installer dans les pharmacies des systèmes informatiques puissants, comparables aux distributeurs de tickets dans les halls de gare. Les malades entreraient leurs symptômes dans la machine, qui délivrerait sans risque d’erreur le traitement le plus adapté; un robot piloté par ordinateur irait ensuite chercher les produits mentionnés sur les rayons de l’officine. Un tel programme n’aurait rien d’aberrant sur le plan de sa réalisation ; n’importe quel informaticien un peu doué pourrait y arriver. Serait-il avantageux pour les comptes de la Sécurité sociale ? Pas certain. Que demande, en effet, prioritairement un malade à son médecin? Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les réponses qui viennent en premier ne sont pas « science » et « notoriété », mais « gentillesse » et « disponibilité ». Le temps consacré par consultation est probablement l’une des principales revendications du public, et ceci a été parfaitement compris par les tenants des secteurs II et III qui justifient leur honoraires plus élevés par un temps de consultation plus long.
Selon certaines enquêtes d’opinion donc, ce qui est recherché par un patient chez un médecin, c’est sa capacité à être bienveillant, à comprendre, à rassurer, à établir un lien, en un mot, à être empathique. À n’en pas douter, la mystérieuse puissance des réactions interhumaines opère dans la relation thérapeutique, elle agit sur l’efficacité d’un traitement, elle intervient au cours du processus de guérison. Puissamment même parfois. Comment expliquer autrement l’écart souvent constaté entre l’effet thérapeutique prévisible d’après les strictes données de la pharmacologie, et l’effet observé dans la pratique quotidienne ? S’il n’y a jamais adéquation parfaite entre les résultats obtenus dans des conditions expérimentales sur l’animal ou le patient volontaire et ceux que les praticiens observent tous les jours dans leur cabinet, n’est-ce pas parce que dans le traitement interviennent d’autres facteurs, des facteurs davantage subjectifs, extrapharmacologiques pour tout dire, issus de la rencontre, heureuse ou non, de deux subjectivités, unies dans un commun combat contre la maladie?
Ce quelque chose qui s’additionne ou se soustrait à l’action pharmacologique « vraie » d’un médicament authentiquement actif a reçu le nom en médecine d’effet placebo. Tout traitement, quelle que soit la maladie, pourra être accompagné d’une part d’effet placebo, en plus ou en moins, en fonction du lien établi avec le médecin. Une thérapeutique contre la douleur, la fièvre, l’anxiété, l’insomnie, l’hypertension artérielle, le cancer même, verra son effet modifié en fonction du contexte émotionnel de la prescription. Les exceptions sont rares, peut-être au cours de certains comas profonds, dans certaines infections bien définies. Il a même été montré que l’effet placebo existe peu ou prou chez l’enfant et chez l’animal domestique. En somme, l’efficacité de tout traitement donné pour une indication correcte peut voir son efficacité augmentée lorsque la prescription se produit dans un cadre rassurant. L’existence et la puissance du phénomène ne font de doute pour personne de sensé et d’honnête, mais les explications scientifiques proposées sont encore aujourd’hui environnées de brume.