Le droit d’être triste
La souffrance peut emprunter différentes voies pour signifier Lqu’une partie de soi est ignorée et réclame l’écoute. Parfois la douleur morale domine et prend la forme d’une intense dévalorisation, d une culpabilité et d’un sentiment d’impuissance écrasants. La personne s’accable de reproches, son intérêt pour les activités quotidiennes diminue ou même disparaît, l’ambivalence s installe, elle n arrive plus à prendre une décision, à entreprendre une activité, à terminer quoi que ce soit. L’attention, la concentration et la mémoire sont affectées, le champ de la pensée se rétrécit à des idées noires qui déforment la perception de soi et des événements. Dans cet état de morosité et de léthargie, elle ne se reconnaît plus, se sent de plus en plus perdue, des pensées suicidaires l’obsèdent, une panoplie de symptômes somatiques apparaissent : fatigue, perte d’appétit, troubles du sommeil, malaises gastriques, perte de cheveux, et j’en passe.
Ce chapitre aborde ce phénomène répandu, mais peut-être mal connu, qu’est la dépression. Nous tenterons de comprendre pourquoi et de quelle manière les antidépresseurs, qui sont des molécules chimiques, apportent un soulagement à cette souffrance morale sans toutefois la guérir. Nous nous demanderons quels rôles jouent les émotions dans l’apparition de ce déséquilibre, quelle partie de soi a été écartée pour entraîner une telle souffrance et comment la pensée peut aider à la soigner.
Souffrance humaine ou maladie ?
Il est normal d’être triste quand le malheur frappe. L’émotion est ici justifiée par la circonstance et, quand on se permet de la vivre, un travail mental se fait et la souffrance s’apaise. Dans la dépression, la tristesse atteint des proportions très grandes. Du point de vue d’un observateur extérieur et parfois même de la personne qui en souffre, l’intensité du désespoir ne semble pas justifiée par les circonstances extérieures. La dépression n’apparaît pas du jour au lendemain. Souvent l’individu a eu auparavant des indices d’un malaise intérieur dont il n’a pas tenu compte. Il s’est forcé à continuer son train de vie, sans rien modifier, malgré une fatigue grandissante, une baisse d’intérêt, une irritabilité de plus en plus marquée. Avec le temps, le malaise s’est fait plus insistant, les forces se sont épuisées, les larmes se sont mises à couler à propos de tout et de rien. Cette immense tristesse est un cri de l’être qui oblige la personne à s’arrêter, à se questionner sur ce qui ne va pas.
La dépression est sans doute le trouble mental le plus répandu en ce début de xxie siècle. Toutes les civilisations et toutes les couches de la société la connaissent. Elle comporte des symptômes psychiques, mais elle est aussi souvent accompagnée de troubles somatiques divers. Sur le plan diagnostique, elle est difficile à définir parce qu’elle peut se présenter sous différents visages : parfois elle apparaît comme une entité clinique en soi, mais elle se retrouve aussi parmi les symptômes de la plupart des affections mentales. Le DSM IV, classification officielle des troubles mentaux, répertorie les dépressions dans les troubles de l’humeur21. Il en identifie trois formes principales. La dépression majeure apparaît comme un changement radical dans l’état d’une personne habituellement joyeuse et dynamique: il s’agit ici d’un état de déséquilibre temporaire et souvent circonstanciel. Le trouble dysthymique est un état dépressif permanent qui témoigne d’une affection chronique de l’humeur dont les premières manifestations remontent souvent à l’enfance ; la tristesse de fond est toujours plus ou moins présente, mais elle peut atteindre une intensité
plus grande pendant certaines périodes de l’année, habituellement l’automne et l’hiver. Le trouble bipolaire, pour sa part, est caractérisé par l’alternance d’épisodes d’excitation et d’hyperactivité, dits épisodes maniaques, et de périodes de dépression intense. Toutes ces formes de dépression regroupent des causes multiples alliant des facteurs biologiques, génétiques et psychosociaux. Il s’agit donc d’un état de malaise global qui atteint autant le corps que l’esprit, ce qui lui vaut le qualificatif de déséquilibre psychosomatique.
Parmi les facteurs inhérents à la dépression, la baisse de séro- tonine est la plus connue. Cette particularité physiologique fait que la médecine la décrit de plus en plus comme une maladie, ce qui aide à comprendre que la volonté ne suffit pas pour en atténuer les symptômes et que l’état dépressif ne tient ni du caprice ni de la paresse. Cela ne doit cependant pas nous faire perdre de vue que la dépression est avant tout une souffrance morale qui témoigne du fait que quelque chose ne va pas dans la vie du déprimé, qu’une partie vitale a été occultée et réclame son droit de cité.
Une partie vitale occultée
La tristesse écrasante de l’état dépressif est d’une nature différente de celle qui apparaît à la suite d’un événement malheureux. Il s’agit d’un état généralisé qui paralyse l’individu et dont l’intensité ne semble pas justifiée à prime abord. Les idées et les images se figent, la pensée s accroche à des perceptions biaisées de soi et à des interprétations erronées de la réalité. L’individu a beau chercher, il ne comprend pas ce qui l’afflige, il se sent acculé au pied du mur et ne voit pas comment sortir de sa souffrance. En temps normal, la tristesse apparaît quand on a perdu quelque chose ou quelqu un d’important. Dans la dépression, l’intensité de ce sentiment laisse croire que l’individu pourrait avoir perdu quelque chose de vital, d’essentiel à son être. Plusieurs l’expriment en affirmant ne plus se reconnaître. Qu’est-ce donc que cette part perdue de soi ? Les dépressions, bien qu’elles présentent des symptômes semblables, ne s’expliquent pas toutes de la même façon.
Une souffrance qui masque des sentiments conflictuels
La dépression majeure s installe souvent à la suite d’une blessure, d un échec sentimental ou professionnel, d’un conflit qui stagne, d une perte importante (décès d’un être cher, handicap physique à la suite d’un accident). L’épreuve submerge la personne qui tombe dans un gouffre de tristesse, de fatigue et de désespoir. Tout lui semble absurde, elle n a plus goût à rien et elle s’interroge sur le sens de la vie. Ce questionnement cache les véritables enjeux : quelque chose n’a pas de sens en effet, non pas dans le monde extérieur comme elle voudrait le croire, mais à l’intérieur d’elle- même. Quand on prête une oreille attentive à ses propos, on s’aperçoit vite qu’elle entretient avec une ou plusieurs personnes de son entourage des relations ambivalentes et que la colère et l’agressivité sont présentes, mais objets de stratégies défensives parce qu elles sont trop fortement réprouvées.
Une femme me consulte pour un état dépressif profond. Elle ne dort presque pas, se plaint d’une grande fatigue, d’un manque d’énergie et d’intérêt. Des idées et des impulsions suicidaires la taraudent jour après jour et les larmes surgissent à propos de tout et de rien. Elle qui a toujours été dynamique et entreprenante, elle se désespère de se voir dans cet état et s’explique mal ce qui lui arrive. Dès les premiers entretiens, j’apprends que son travail exige beaucoup d’elle, mais que, depuis plusieurs mois, elle doit aussi s’occuper de sa vieille mère malade. Elle me décrit celle-ci comme une personne très critique et exigeante, qui n’a aucune reconnaissance pour ce qu’elle fait pour elle et qui lui reproche le moindre petit oubli. Alors qu’elle a cinq frères et sœurs, aucun d’eux ne prend sa part de responsabilité dans les soins à lui apporter. Lorsqu’elle me décrit cette situation, son agressivité est à fleur de peau, mais c’est à peine si elle ose se l’avouer. Quand elle le fait, le reproche suit immédiatement et elle s’empresse de repousser l’émotion. Elle ne tardera pas à réaliser que les pensées concernant l’absurdité de la vie et les impulsions suicidaires apparaissent lorsqu’elle est en colère et qu’elle retourne cette agressivité contre elle-même.
Cette femme est confrontée à des émotions contradictoires : comment aimer et prendre soin d’une mère égoïste qui ne la reconnaît pas, et comment la haïr, elle qui est si malade, si fragile, si démunie? Voilà tout un défi pour le travail psychique. Avec le soutien thérapeutique, elle s’autorise peu à peu à reconnaître ce conflit comme sien. Plus elle en parle, plus il révèle sa complexité. Même si elle en veut à sa fratrie de la laisser s’occuper seule de cette mère tyrannique, elle prend conscience que cet état de fait lui confère dans la famille un statut privilégié auquel elle a de la difficulté à renoncer. S’affirmer devant eux, exiger une répartition plus équitable du temps de présence auprès de leur mère, cela demande aussi qu’elle soit prête à faire face à leur réaction, aux critiques qui ne peuvent manquer de venir puisqu’elle les a habitués ainsi. Plus elle fait le tour de la situation, plus elle réalise qu elle ne peut plus continuer de vivre en ignorant ses besoins au risque de s’étouffer elle-même. Au fur et à mesure qu’émerge le sens de sa souffrance, elle sent ses forces lui revenir, le désir de mourir cède la place à 1 appétit de vivre qu’elle a toujours connu avant cet épisode dépressif.
Devant l’amélioration évidente, son médecin lui suggère un retour au travail. À son étonnement, tous les symptômes refont surface : fatigue, insomnie, pleurs incontrôlables, impulsions suicidaires, reflux gastriques. Rodée au travail psychique par le bout de iin que nous venons de parcourir, elle soupçonne que ces ômes occultent encore quelque chose de fondamental. Elle maintenant ce qu’elle éprouve face à son emploi. Pourquoi la nausée à la seule idée d’y retourner alors qu’il la valorise up et qu’il lui apporte un salaire respectable ? Peu à peu, elle it consciente de ses exigences irréalistes de performance au L Elle découvre qu’elle tente ainsi d’épater et d’imiter son aîné, un enfant chéri de sa mère. Au fond, cet emploi prestigieux
et payant ne correspond pas à ses champs d’intérêt profonds. Ses emplois antérieurs répondaient davantage à ses goûts et elle s’y épanouissait, mais, comme ils n’avaient pas autant de valeur aux yeux de son frère et de sa mère, elle avait tendance à les dévaloriser. Au fond, elle a toujours évalué son travail non pas en fonction de son bien-être personnel, mais selon leurs critères de réussite. L’idée qu’elle doit effectuer un virage dans sa carrière pour retrouver son équilibre s’impose à elle de plus en plus. Mais comment y arriver ? Elle ne peut se permettre de démissionner, elle doit gagner sa vie et, pour le moment, rien d’autre ne se pointe à l’horizon. Encore une fois, elle tolère l’inconfort de cette situation et continue à penser. Bientôt, un projet naît dans sa tête, un projet qui l’anime. Quand elle s’y consacre, l’énergie lui revient, la tristesse n’a plus de place : elle retrouve sa créativité, elle renaît. Elle sait qu’elle doit aller dans cette direction, mais, en attendant de mettre sur pied son projet, elle doit reprendre ses fonctions dont elle ne veut plus. Cependant, la perspective d’une solution à court ou moyen terme et surtout le fait d’avoir renoué avec l’essence de son être l’aident à patienter. Elle retourne donc au travail, mais cette fois-ci sans trop en être perturbée.
Une souffrance qui cache une blessure à l’être
La dépression majeure est la plupart du temps consécutive à un conflit ou à une perte survenue à un moment précis dans la vie de quelqu’un. Contrairement à celle-ci, l’état dépressif du dysthymique et celui du bipolaire ne sont pas circonstanciels. Bien que la crise dépressive puisse être précipitée par un événement déclencheur, l’humeur de fond concerne plutôt la structure de la personnalité, et l’origine de la souffrance morale est à rechercher dans l’histoire du développement émotionnel et relationnel plutôt que dans un événement particulier. La plainte récurrente du déprimé exprime ici une blessure profonde à l’être: l’individu se sent vide, incomplet, insignifiant, insuffisant. Les émotions qui font ici l’objet de mesures défensives peuvent être nombreuses. L’agressivité est souvent du nombre, une agressivité qui peut atteindre une intensité proche de la rage, de la rancœur et du désir de vengeance. Mais derrière cette grande colère se cache aussi un sentiment d’abandon, une carence affective importante, une dépendance à l’autre pour s’estimer soi- même ou encore une culpabilité inconsciente tyrannique. Par conséquent, le travail psychique nécessaire pour métaboliser toutes ces émotions est colossal ; il demande beaucoup plus de temps que pour la dépression circonstancielle et exige une aide extérieure donnée dans le cadre d’une psychothérapie à long terme.
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