La respiration: un phénomène cellulaire
A la fin du XVIII siècle, la respiration est assimilée à un processus de combustion, c’est- à-dire à une réaction chimique. Où cette réaction se déroule-t-elle? La respiration fut tout d’abord localisée dans le poumon en 1780 par Lavoisier puis, neuf années plus tard, au niveau du sang par le chimiste anglais Humphrey Davy (1778-1829). Ce dernier montra la présence d’oxygène et de dioxyde de carbone dans le liquide circulant dans les veines et artères. Les premiers dosages sanguins des gaz respiratoires furent réalisés en 1837 par le chimiste allemand Heinrich Gustav Magnus (1802-1870), qui mesura dans le sang artériel une quantité plus importante d’oxygène et moindre de dioxyde de carbone que dans le sang veineux et conclut ainsi à la formation dioxyde de carbone par le sang au cours de sa circulation. A la fin du XIXe siècle, le siège des réactions chimiques de la respiration n’était pas encore établi. En 1875, l’influent Claude Bernard affirma même dans ses Leçons sur Vanesthésie et sur l’asphyxie qu’« on ne saurait placer cette combustion respiratoire dans aucun tissu spécial; elle s’opère dans le sang lui-même ». Pourtant, l’un de ses élèves, le Français Paul Bert (1833-1886), professeur de physiologie à la Sorbonne, avait réalisé cinq ans auparavant une expérience décisive sur des fragments d’organes, prouvant l’existence d’une respiration à l’échelle des tissus.
L’expérience de Bert (1870):
Paul Bert avait lu certains travaux réalisés 130 ans auparavant par un autre grand nom de la physiologie animale que nous avons déjà rencontré, Lazzaro Spallanzani. En 1750, ce dernier avait montré que des morceaux de peau et de chair prélevés sur des cadavres puis placés dans des tubes fermés par du mercure ces tissus absorbaient plus ou moins l’oxygène de l’air:
«Des poids égaux (12,13 g) de divers tissus, placés pendant 17 heures dans 17,81 cm3 d’air absorbent: tissu cellulaire, tout l’oxygène; fiel [il s’agit de la bile], 19,5% d’oxygène; cerveau, 18,8%; moelle épinière, 14,5%; tendons, 8,5 % et graisse 6%. »
En 1870, Bert reprend le principe de ces mesures en travaillant sur des fragments d’organes prélevés chez des animaux (grenouille, lapin, chien) saignés à blanc, de manière à écarter toute influence sanguine dans les processus respiratoires. Il utilise un dispositif expérimental lui permettant de quantifier le dégagement de gaz carbonique et l’absorption d’oxygène :
« Les tissus, une fois séparés du corps, sont coupés en petits morceaux mesurant environ un centimètre cube. On dispose alors ces fragments en plusieurs étages, sur des grilles de cuivre, et dans des éprouvettes renversées sur le mercure. Ces dispositions ont pour but de rendre aussi égales que possible les surfaces avec lesquelles l’air se trouvera en contact, et de le faire circuler facilement autour des fragments de tissu qui, sans les grilles de soutien, s’affaisseraient irrégulièrement».
Il note que si, d’une expérience à une autre, les valeurs obtenues sont différentes, le classement des organes selon l’importance de leur intensité respiratoire reste identique.
Paul Bert a expérimentalement établi que respiration est un phénomène tissulaire qu’il convient de dissocier de ses manifestations les plus visibles, les mouvements ventilatoires
«On voit ainsi qu’il y a, dans l’histoire de la respiration, deux phases bien distinctes. Dans la première, le milieu ambiant, air ou eau aérée, entre en rapport, en conflit, avec le liquide nourricier, lui fournit de l’oxygène, et en reçoit de l’acide carbonique en excès. Ce sont là les actes auxquels on attribue exclusivement d’or-dinaire le nom de respiration; ils ne se passent que dans un lieu déterminé du corps, par le jeu d’appareils spéciaux. Puis viennent les phénomènes intimes, les plus importants, car les premiers n’en sont que les voies et moyens : l’oxygène est dans le sang, et les tissus l’y prennent: c’est la respiration élémentaire.
La première phase, la phase à manifestations extérieures a été le sujet d’une quantité de travaux innombrables; aussi est-elle bien connue. La seconde l’est à peine, et c’est pour l’éclairer en quelque façon que nous avons entrepris les expériences relatées [précédemment].»
L’expérience de Krebs (1937):
Aux environs de 1920, le biochimiste allemand Otto Heinrich Warburg (1833-1970) met au point un micromanomètre, appareil qui permet d’apprécier les échanges gazeux entre de fines coupes de tissus animaux ou végétaux et l’air ambiant. Cette technique, dite des «coupes de survie», est ensuite appliquée avec succès à des broyats cellulaires. Ainsi, faisant suite aux expériences de Paul Bert sur la respiration tissulaire, il est désormais possible d’approcher expérimentalement la respiration des cellules.
Les différents acteurs de la respiration cellulaire sont peu à peu identifiés au début du XXe siècle. On montre l’implication d’organites cellulaires spécifiques, les mito- chondries, et des différents composants de la chaîne de transport d’électrons qui y est localisée.
On sait que l’oxygène est l’accepteur final d’électrons. On a également établi que les nutriments issus de la digestion des aliments sont oxydés lors de la respiration, mais il reste à préciser le devenir exact de ces nutriments dans le métabolisme cellulaire et la manière dont ils peuvent être une source d’électrons pour la chaîne respiratoire mitochondriale.
Dans les années 1930, un biochimiste allemand émigré en Grande-Bretagne, Hans Adolf Krebs (1900-1981), réalise avec son collaborateur Arthur Johnson (1913-1993) une série d’expérimentations qui visent à répondre à cette question.
Leurs travaux vont aboutir à la construction du cycle des acides tricarboxyliques, dit « cycle de Krebs», bien connu de tous les étudiants en biochimie.
Les deux chercheurs se fondent sur un protocole expérimental mis au point par le biochimiste hongrois Albert Szent-Györgyi (1893-1986) : ce dernier testait l’effet des dicarboxylates, des molécules organiques à 4 atomes de carbone (oxaloacétate, malate, fumarate et succinate), sur la consommation d’oxygène d’un broyât de muscle pectoral de pigeon (cette dernière étant proportionnelle à l’intensité des réactions de la respiration cellulaire).
Les muscles pectoraux, impliqués dans le vol chez les oiseaux, avaient été choisis en raison de leur grande efficacité supposée à l’extraction de l’énergie des méta- bolites. Krebs et Johnson introduisent un tel broyât (460 mg de muscles broyés dans 3mL de tampon phosphate) dans une enceinte et mesurent sa consommation d’oxygène en présence ou non d’une petite quantité de citrate, une molécule organique (acide tricarboxylique) à 6 atomes de carbone.
Ils observent que l’introduction de citrate produit une augmentation intense de la consommation d’oxygène par le muscle: à la fin de l’expérience, le muscle mis en présence de citrate a consommé 893 uL d’oxygène de plus que dans les condition; témoins. Par ailleurs, Krebs et Johnson calculent que l’oxydation complète de la quantité de citrate testée dans cette expérience n’aurait coûté que 302 pL d’oxygène.
Le citrate n’accroît donc pas simplement la consommation d’oxygène en tant que substrat des oxydations, mais aussi comme catalyseur des réactions biochimiques de la respiration cellulaire. Krebs, en suivant le raisonnement qui l’avait conduit à construire le cycle de l’urée en 1932, fait alors l’hypothèse d’une régénération du citrate lors d’un processus cyclique qu’il nomme tout d’abord le cycle de l’acide citrique. Des travaux ultérieurs permettront d’identifier l’ensemble des acteurs (enzymes et cofacteurs) du cycle des acides tricarboxyliques, qui conservera cependant le nom de son découvreur.
D’autres étapes clés :
Dans la première moitié du XXe siècle, les travaux de Warburg et Krebs ainsi que ceux d’autres biochimistes sont étayés par les progrès de la biologie cellulaire. Grâce à une technique d’ultracentrifugation, le biologiste belge Albert Claude (1899-1983) isole, en 1941, les mitochondries à partir de broyats hépatiques. Cet organite avait été mis en évidence en 1857 dans les cellules musculaires par l’anatomiste, biologiste et physiologiste suisse Rudolph Albert von Kôlliker (1817-1905). En 1952, les biochimistes américains Albert Lester Lehninger (1917-1986) et Eugène Kennedy (né en 1919), après avoir séparé par ultracentrifugation les mitochondries des autres fractions cellulaires (noyau, ribosomes, cytosol), démontrent que seule la fraction mitochondriale est capable d’oxyder tous les intermédiaires du cycle de Krebs, prouvant ainsi que ce cycle majeur de la respiration cellulaire se déroule dans la mitochondrie. Le couplage entre respiration cellulaire et synthèse d’ATP est envisagé en 1961 par la théorie chimio-osmotique du biochimiste anglais Peter Mitchell (1920-1992). Cette théorie postule la production d’une force proton-motrice de part et d’autre de la membrane interne des mitochondries. La théorie chimio-osmotique ne sera démontrée que dans les années 1970. Son concepteur sera récompensé par le prix Nobel de médecine en 1978.