La respiration : le rôle du dioxyde de carbone sanguin
Au cours du XIXe siècle, le contrôle nerveux de la respiration a été bien établi et largement documenté, en particulier avec les travaux de Legallois, Traube, Héring et Breuer que nous avons décrits. A la même époque, vers 1860, le concept de milieu intérieur a été énoncé par Claude Bernard : le milieu intérieur correspond à tous les liquides de l’organisme sang, lymphe et liquide interstitiel, ce dernier baignant toutes les cellules – et il est caractérisé par un certain nombre de paramètres physico-chimiques pression, pH, teneur en gaz dissous, etc. dont la valeur est maintenue dans une étroite fourchette compatible avec la vie.
Le monde de la recherche scientifique s’est imprégné peu à peu de cette notion de milieu intérieur.
Dans ce contexte, les conséquences des modifications de la teneur du sang en dioxyde de carbone sur la ventilation pulmonaire ont fait l’objet de nombreux travaux. En 1862 par exemple, le neurologue allemand Isidor Rosen- thal (1836-1904) établit une relation entre la composition chimique du sang qui irriguait un bulbe rachidien isolé et l’activité respiratoire de l’animal. En 1890, Léon Frédéricq (1851-1935), physiologiste belge et pionnier de la « zoologie chimique », mit au point une technique innovante: celle des circulations céphaliques croisées. Il put ainsi étudier précisément les relations entre la teneur du sang irrigant le bulbe rachidien en dioxyde de carbone et la ventilation pulmonaire.
L’expérience de Frédéricq (1890):
Léon Frédéricq travaille avec deux chiens qu’il a, au préalable, anesthésiés. Les artères carotides de chaque animal, qui irriguent l’encéphale, sont sectionnées et des connexions (anastomoses) sont établies avec les carotides de l’autre animal. Ainsi, le bout central (relié à la tête) des carotides du chien A est relié au bout périphérique (relié au cœur ou à l’aorte) des carotides du chien B, et réciproquement. La tête d’un chien est donc irriguée par le corps de l’autre.
Frédéricq asphyxie le chien A, ce qui se traduit par une augmentation de la teneur en dioxyde de carbone du sang qui irrigue la tête du chien B. Il observe que le chien B présente alors une polypnée qui se manifeste par une augmentation de l’amplitude et également de la fréquence – même si ce paramètre paraît inchangé dans l’enregistrement présenté figure 24 haut des mouvements ventilatoires. Inversement, chez le chien A, l’amplitude des mouvements ventilatoires diminue légèrement, ce qui est la conséquence de la diminution de la teneur en CO2 liée à la polypnée du chien B, dont le sang irrigue la tête du chien A. L’amplitude des mouvements ventilatoires des deux chiens retrouve sa valeur normale lorsque le chien A n’est plus asphyxié.
Ces observations conduisent Frédéricq à émettre l’hypothèse de la présence, dans la tête du chien B, de zones sensibles à la composition du sang en dioxyde de carbone. Ces zones sont en fait sensibles au pH du liquide céphalorachidien – qui est directement lié à la pression partielle du sang en dioxyde de carbone et elles ont été circonscrites bien plus tard, vers 1960, au niveau du bulbe rachidien, à proximité des centres respiratoires bulbaires. Notons que la localisation précise des structures nerveuses impliquées de même que les mécanismes mis en jeu dans la chémoréception centrale font encore l’objet de controverses.
L’expérience de Haldane et Priestley (1905):
Quinze ans après l’expérience de Frédéricq, deux physiologistes britanniques, John Scott Haldane (1850-1936) et John Gillies Priestley (1880-1941), initiateurs de l’oxy- génothérapie, utilisent un étonnant dispositif expérimental pour étudier, chez l’homme, la relation entre la pression partielle en dioxyde de carbone dans l’air inspiré et l’intensité de la ventilation pulmonaire. Il s’agit d’un plethysmographe pour corps entier (figure 25). Le sujet est assis dans un caisson et seule sa tête dépasse. Elle est entourée de pâte à modeler, ce qui garantit l’étanchéité du système. Le caisson du plethysmographe est relié par une tubulure à une cloche retournée sur un récipient rempli d’eau. La cloche est solidaire d’un stylet inscripteur qui, par un effet de levier, permet l’enregistrement des modifications de pression sous la cloche – et donc dans le caisson – sur un cylindre enregistreur noirci à la fumée.
Chaque inspiration ou expiration du sujet placé dans le plethysmographe se traduit par des variations de pression dans ce dernier, qui sont enregistrées par le stylet inscripteur. Grâce à ce dispositif, la succession des mouvements inspiratoire et expira- toire est donc bien visible. En étalonnant l’appareil, il est possible d’établir une correspondance entre l’amplitude des tracés relevés sur le cylindre et les volumes d’air inspirés et expirés. De même, en prenant une référence temporelle, la fréquence ventilatoire peut-être calculée.
En disposant une enceinte hermétique (non représentée sur la figure) sur la tête du sujet de l’expérience, Haldane et Priestley font varier la concentration en dioxyde de carbone dans l’air inspiré (la teneur en ce gaz, rejeté par le sujet, augmente graduellement dans l’enceinte au cours de l’expérimentation). Un échantillon de l’air inspiré est prélevé à différents temps de l’expérience au moyen d’une tubulure et le dioxyde de carbone y est dosé.
Haldane et Priestley montrent ainsi que le volume ventilé par minute est modifié de manière importante par la pression partielle en dioxyde de carbone de l’air inspiré. Dans cette expérience, il est multiplié jusqu’à un facteur 6 par rapport à la situation au repos. Cet accroissement de la ventilation pulmonaire s’explique à la fois par une augmentation du volume courant et par une augmentation de la fréquence ventilatoire. Les deux physiologistes concluent au rôle prépondérant du dioxyde de carbone dans la régulation de la ventilation pulmonaire.