La communication nerveuse : le fonctionnement synaptique
La compréhension du fonctionnement des synapses chimiques a été rendue possible grâce à des expériences menées sur les jonctions entre nerfs et fibres musculaires. Ces jonctions neuromusculaires – également qualifiées de plaques motrices – étaient en effet particulière-ment accessibles à l’expérimentation, à la fois en raison de leur taille relativement impor¬tante (50 à 100 um) et de leur situation périphérique. En 1858 déjà, dans ses Leçons sur les effets des substances toxiques et médicamenteuses, Claude Bernard avait approché le fonctionnement des jonctions neuromusculaires grâce à l’utilisation du curare, un alcaloïde extrait de lianes amazoniennes (Chondrdendron tomentosum) : «Lorsqueje galvanise [stimule électrique¬ment] les nerfs lombaires de la grenouille tuée par décapitation, immédiatement les membres auxquels se rendent ces nerfs entrent en convulsion. La même excitation portée sur les nerfs lombaires de la grenouille tuée par le curare ne détermine aucune contraction des membres postérieurs. L’excitabilité nerveuse a donc été détruite. Si maintenant, au lieu de galvaniser les nerfs, je galvanise directement les muscles […], je détermine […] des contractions très vives. Chez la grenouille empoisonnée par le curare, la contractilité musculaire existe quand l’irritabilité’nerveuse a complètement disparu. Ces deux phénomènes sont donc bien distincts puisqu’ils peuvent exister l’un sans l’autre. »
En 1897, le physiologiste britannique Charles Scott Sherrington (1858-1952) étudia les réflexes spinaux et remarqua des différences entre la vitesse de conduction du message nerveux dans un arc réflexe et au niveau d’un nerf. Dans la mesure où la réalisation d’un arc réflexe nécessite deux neurones – un neurone sensitif et un neurone moteur – Sherrington attribua ces différences à l’existence d’une «barrière» entre les deux neurones, qu’il qualifia de «synapse». Faute de pouvoir les observer au microscope optique, il ne parvint pas à démontrer l’existence de ces synapses, mais, en 1906, il énuméra les caractéristiques que ces «barrières» devaient posséder pour rendre compte de ses observations: «Une telle surface devrait limiter la diffusion, maintenir la pression osmotique, restreindre le mouvement des ions, accumuler des charges électriques […].»
Malgré la découverte de l’acétylcholine par le physiologiste autrichien O. Loewi en 1921, la structure et le fonctionnement synaptiques demeurèrent incompris jusqu’au milieu du XXe siècle. Ce sont les travaux du biophysicien anglais d’origine allemande Bernard Katz (1911-2003), et la possibilité de réaliser des observations au microscope électronique à transmission qui permirent de lever le voile. En effet, en 1950, Katz découvrit par hasard que la plaque motrice était le siège d’une activité électrique spontanée caractérisée par des potentiels brefs et de faible amplitude. Il qualifia cette activité électrique de «potentiels miniatures de plaque motrice» et entreprit une série d’expériences électrophysiologiques afin de comprendre le fonctionnement des jonctions neuromusculaires.
Les expériences de Katz sur le potentiel de plaque motrice (1950 et 1952):
Chez la grenouille, Katz mesure l’activité électrique d’une fibre du muscle sartorius (un muscle de la cuisse) à l’aide d’une électrode intracellulaire insérée au niveau d’une plaque motrice. Une électrode de stimulation est placée sur le nerf afférent.
La stimulation du nerf provoque la formation d’un potentiel de plaque motrice qui se démarque complètement des potentiels miniatures enregistrés en l’absence de stimulation. Ce potentiel de plaque motrice, d’une durée de plusieurs millisecondes, possède une amplitude de 100 mV. Sa lorme change selon que l’électrode d’enregistrement est placée à la jonction neuromusculaire ou 2,5 mm plus loin. Au niveau de la jonction neuro¬musculaire, Katz repère une phase préliminaire d’une amplitude de 30 à 55 mV et d’une durée de 0,5 ms qui précède le pic principal de potentiel. En présence de curare, l’amplitude du poten¬tiel de plaque motrice est fortement diminuée (20 à 30 mV). Cet effet du curare, visible au niveau de la jonction neuromusculaire, est encore plus marqué lorsque l’on s’éloigne de celle-ci, comme si la propagation de la dépolarisation était inhibée.
Katz établit donc que la stimulation du nerf afférent se traduit par l’apparition d’un potentiel de plaque motrice au niveau de la fibre musculaire, à l’origine de la contraction de cette dernière. Par quel mécanisme ce potentiel est-il induit?
Au moment où il réalise son expérience, le biophysicien a connaissance des travaux de Henry Dale (1875-1968). Le pharmacologue anglais a conduit, en 1936, sur les muscles de la langue du chat, une expérience complexe au cours de laquelle il cherchait à dissocier les effets de la stimulation nerveuse de la réponse que celle-ci provoque sur le muscle. Dans un premier temps, la langue d’un chat avait été perfusée par une solution contenant à la fois du curare et de l’ésérine (ou physostigmine), un alca¬loïde isolé de la fève d’une légumineuse d’Afrique tropicale, le calabar (Physostigma venenosum). Le curare était connu depuis longtemps pour provoquer une paralysie musculaire – on sait maintenant qu’il se fixe sur les récepteurs de l’acétylcholine des plaques motrices et s’oppose à la dépolarisation de la fibre musculaire, donc à sa contraction. En outre, il avait été démontré par Otto Loewi, en 1930, que l’ésérine inhibait l’enzyme responsable de la dégradation de l’acétylcholine.
La solution de perfusion possédait donc un double effet : elle s’opposait à l’action de l’acétylcholine sur le muscle et induisait, par inhi¬bition de la dégradation enzymatique, le maintien d’une concentration élevée de cette substance au niveau de la jonction neuromusculaire. L’expérience se poursuivait par une deuxième phase au cours de laquelle un échantillon veineux était prélevé en aval de la langue traversée par la solution de perfusion, soit au cours d’une période contrôle, soit au cours de la stimulation électrique des nerfs hypoglosses (nerfs XIl) qui innervent la langue.
Enfin, les échantillons veineux recueillis étaient injectés à un chat anesthésié dont on mesurait la pression artérielle. Les modifications de cette pression artérielle étaient étudiées par référence à l’effet hypotenseur de doses connues d’acétylcholine.
Les résultats obtenus par Dale et son équipe étaient clairs : la pression artérielle chutait uniquement lors de l’injection d’un échantillon veineux recueilli au cours de la stimula¬tion du nerf hypoglosse. Le pharmacologue conclut alors que la présence de l’acétylcho- line dans le sang veineux était liée à la stimulation nerveuse, mais indépendante de l’occurrence d’une contraction musculaire, ce qui rendait fort probable le rôle de cette molécule dans la transmission de l’excitation du nerf au muscle. On parlait alors de «transmission neurochimique», terme qui fut remplacé dans les années 1950 par «trans¬mission neurohumorale», avant que les mots «neurotransmission» et «neurotransmet¬teurs» ne s’imposent dans la communauté scientifique dans les années 1960.
Lorsque Katz utilise le curare sur la jonction neuromusculaire, il observe une dimi¬nution du potentiel de plaque motrice. Les conclusions de Dale recoupées avec les effets paralysants du curare sur le muscle conduisent Katz à poser l’hypothèse, d’une part que les potentiels de plaque motrice sont un élément essentiel de la transmission à l’origine de la contraction de la fibre musculaire et, d’autre part, que l’acétylcholine est responsable de leur genèse. Katz conclut également à une relation entre la quantité d’acétyl- choline libérée au niveau de la jonction neuromusculaire et l’amplitude du potentiel de plaque motrice.
L’expérience de Katz sur le rôle du calcium à la jonction neuromusculaire (1952):
Depuis la fin du XIXe siècle, les physiologistes pratiquant l’expérimentation animale savaient que la transmission neuromusculaire était modifiée lorsque la composition ionique du milieu baignant le muscle variait. L’ion calcium provoquait les changements les plus importants. Aussi, Bernard Katz et son équipe répètent leur expérience de stimu-lation du nerf avec enregistrement du potentiel de plaque motrice sur des muscles baignant dans du liquide de Ringer de concentration variable en ions calcium (0,45-0,9-1,8-3,6-7,2 mM). Les chercheurs observent une proportionnalité entre teneur en calcium du milieu et l’amplitude du potentiel de plaque motrice, ce qui atteste du rôle majeur de cet ion dans la transmission synaptique.
A l’époque de ces expériences, en 1952, ce que l’on sait du fonctionnement d’une synapse se réduit à l’existence d’un neurotransmetteur, sa libération par le neurone présynaptique stimulé et la modification de la polarisation de la membrane post-synaptique qu’il induit. Concernant le détail de ce processus, deux hypothèses principales circulent dans la communauté scientifique.
Selon la première, le neurotransmetteur est en solution dans le cytoplasme du neurone présynaptique et traverse, par un mécanisme non déterminé, la membrane de ce dernier.
Katz et son équipe sont à l’origine de la seconde hypothèse, dite théorie vésiculaire, selon laquelle le neurotransmetteur est stocké dans des vésicules présentes au niveau de l’extrémité nerveuse qui, après stimulation de l’élément présynaptique, migrent au contact de la membrane et déchargent leur contenu dans l’espace synaptique (exocytose). L’expérience ne permet cependant pas à Katz d’étayer cette théorie vésiculaire, car, en ce début des années 50, les méca-nismes de l’exocytose demeurent inconnus: on ne connaît donc pas encore l’implication du calcium dans la fusion des vésicules avec la membrane présynaptique.
L’expérience de Robertson (1956):
C’est le biologiste britannique J. David Robertson (1923-1995) qui, en 1956, observe pour la première fois une jonction neuromusculaire au microscope électronique à transmission, sur des tissus de lézard. Au niveau de la plaque motrice, les compartiments cytoplasmiques de l’axone et de la cellule musculaire sont séparés d’environ 50 à 70 nm. La terminaison axonale contient de nombreuses vésicules de 30 à 50 nm de diamètre ainsi que de nombreuses mitochondries. Sans apporter d’arguments fonctionnels, la structure de la jonction neuromusculaire qui est ainsi établie est compatible avec la théorie vésiculaire de Katz.
L’expérience de Héuser (1979):
À la fin des années 1970, John E. Heuser (né en 1942), professeur de biophysique à l’université de Washington, visualise pour la première fois le processus d’exocytose au niveau de la jonction neuromusculaire grâce à la microscopie électronique à transmission et à la microscopie électronique balayage. Avant cela, il a perfectionné la technique de cryofracture, une approche développée à partir des années 1950 qui permet de visualiser la «structure» des membranes cellulaires: la cellule est congelée à – 196 °C en présence d’une substance empêchant la formation de cristaux de glace; le bloc gelé est ensuite fracturé avec un couteau; le plan de fracture passe souvent dans la zone hydrophobe située entre les 2 feuillets constituant les bicouches lipidiques. Heuser et son équipe appliquent la cryofracture à des jonctions neuromusculaires de grenouille, en développant, en particulier, un appareil permettant à la fois de stimuler électriquement une jonction neuromusculaire et d’en réaliser des coupes, une fois les tissus congelés. L’appareil est si perfectionné que l’intervalle entre la stimulation électrique et la congélation de la coupe tissulaire peut être réduit à 0,2 ms seulement !
Grâce à cette technique, Heuser et son équipe parviennent à corréler la dépolarisation de l’extrémité axonale et l’exocytose des vésicules présynaptiques. L’hypothèse de Katz formulée en 1955 est ainsi validée et le fonctionnement synaptique visualisé.
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