L'industrie pharmaceutique : Les raisons d’avoir honte
s économies d’échelle très rapidement, donc de résoudre à court terme le manque d’innovations et de nouveaux blockbusters pour remplacer les produits qui tombent dans le domaine public. Mais l’avantage que donnent les fusions est aussi ailleurs : elles donnent un rapport de forces politique considérable aux industriels face aux États nationaux. Ainsi, sans que cela ne fasse scandale, un laboratoire comme Pfizer a-t-il menacé en 2002 de se retirer de France si on ne lui accordait pas le prix qu’il demandait pour ses nouveaux médicaments ! Ce nouveau rapport de forces peut permettre de maintenir des profits en mettant en œuvre une politique d’intimidation qu’un laboratoire de taille moyenne aura plus de mal à pratiquer. Ce type de chantage vient s’ajouter à celui des petits laboratoires français, qui ne se gênent pas pour faire peser des menaces de licenciements massifs de personnels en cas de déremboursement de certains de leurs médicaments. Ici, les gros s’inspirent des méthodes des petits.
C’est dans cette situation que l’industrie pharmaceutique devient de plus en plus dangereuse.
Changer la législation des brevets
Nous avons vu comment les laboratoires inventent des stratégies pour limiter l’impact de l’arrivée des génériques. D’autres méthodes beaucoup plus radicales sont aussi de plus en plus souvent utilisées et on voit se multiplier les batailles juridiques pour retarder l’arrivée des génériques. Ainsi, aux États-Unis, quand un médicament est prêt à tomber dans le domaine public, le laboratoire propriétaire porte plainte systématiquement et sous n’importe quel prétexte contre les sociétés qui préparent des versions génériques. Il n’a aucun espoir de gagner, mais cela permet de faire suspendre les opérations de manière conservatrice et retarde d’un délai moyen de trente mois l’arrivée des génériques.
Exemple de cette bataille juridique : l’antiulcéreux (omépra- zole) d’Astra-Zeneca est tombé dans le domaine public en 1999. Après avoir porté plainte contre le génériqueur, Astra a gagné trente mois de sursis. Puis il a gagné encore un mois et demi en prétendant, dans un mémorandum à la FDA, que la version générique posait des problèmes de sécurité. Cela a entraîné des protestations véhémentes du constructeur automobile General Motors, qui finance les médicaments de ses employés et qui dépense environ 1 million de dollars par semaine pour ce seul médicament. L’association Business for Affordable Medicine estime que le surcoût provoqué par ces prolongations artificielles des durées des brevets représentera près d’un milliard d’euros en 2004, année où dix-sept médicaments importants devraient logiquement tomber dans le domaine public, ce qui ne sera sans doute pas le cas grâce à ces artifices. Selon la National Institute for Health Care Management Foundation, qui a été créée par les assureurs américains, la durée moyenne de couverture réelle des médicaments par les brevets est ainsi passée de huit ans (après leur mise sur le marché) dans les années 1980 à quatorze ou même quinze ans aujourd’hui.
Une autre manière de rendre plus difficile et plus chère la mise au point de génériques est d’interdire, au nom du droit de propriété intellectuelle, la référence à des essais cliniques déjà réalisés et d’obliger le générique à refaire des études scientifiquement inutiles alors qu’une étude de bioéquivalence devrait logiquement suffire. Ainsi, lors de négociations bilatérales avec les gouvernements de pays pauvres, le gouvernement américain a prétendu que les fabricants de génériques n’ont pas le droit d’utiliser les résultats des études scientifiques publiées sans l’accord de ceux qui les ont réalisées.
La bataille pour la défense des brevets y compris dans les pays les plus pauvres peut prendre des formes jusqu’au-boutistes. Le gouvernement américain, de manière unilatérale, menace ainsi de mesures de rétorsion commerciale les pays du tiers monde qui autoriseraient la fabrication locale ou l’importation de génériques de médicaments protégés par un brevet et d’appliquer la loi sur le commerce «Spécial 301 ». Seize pays sont menacés, comme l’Inde, l’Égypte, la Thaïlande, la République dominicaine. S’ils n’appliquent pas de manière restrictive la réglementation internationale sur les brevets, c’est-à-dire dans son interprétation américaine, les Etats-Unis laissent entendre qu’ils prendront des mesures de rétorsion commerciales graves : la République dominicaine est menacée de perdre ainsi 200 000 emplois liés à son industrie textile en cas de mise en application des menaces.
Mais comme on l’a vu, l’objectif final des industriels et de certains gouvernements des pays riches est d’obtenir un allongement légal général de la durée de protection des brevets pour les médicaments partout dans le monde. Une fois réglé le problème des pays qui n’appliquent pas encore le droit actuel sur les brevets (2005 est la date limite), l’industrie pharmaceutique commencera cette nouvelle bataille. En Europe, un règlement a été adopté en 1992 de manière subreptice : il permet d’obtenir un certificat complémentaire de protection (CPP), qui proroge les droits liés au brevet de base pour une période qui peut aller jusqu’à cinq ans (dans une loi adoptée en 1990, la France avait même prévu que cette durée pouvait être prorogée de sept ans).
Modifier les résultats des études
Les enjeux financiers liés à la mise sur le marché d’un nouveau médicament deviennent tels que certaines équipes de recherche ou de marketing peuvent être amenées à aller jusqu’à truquer des résultats des études ou à dissimuler des résultats négatifs, les directions générales l’ignorant peut-être ou préférant fermer les yeux.
Si une étude donne des résultats inquiétants en particulier en toxicologie, on cherchera tous les moyens pour les expliquer sans mettre en cause la molécule : les volontaires recrutés étaient-ils « sains » ? N’ont-ils pas été recrutés dans des populations à risques, ce qui pourrait expliquer l’apparition de problèmes de toxicité hépatique (« Tous des toxicomanes à risques ! ») ? C’est évidemment souvent le cas aux États-Unis, dès lors que les études cliniques y sont en général menées sur les populations les plus pauvres et les plus démunies.
Il arrive aussi que lors de la publication d’études de phase 4, c’est-à-dire réalisées après la mise du médicament sur le marché et le plus souvent destinées à entraîner les médecins à prescrire et à leur créer par ce moyen de nouvelles habitudes, tous les résultats ne soient pas mis en avant : un poster destiné à un congrès « oubliera » les effets secondaires d’un hypnotique au profit des seuls effets thérapeutiques.
La presse spécialisée américaine, en particulier le JAMA {Journal of American Médical Association), a consacré plusieurs articles à ce problème5. Le laboratoire qui commande les études cliniques peut être tenté de ne publier que des résultats partiels pour arriver à ses fins, même si cela est théoriquement interdit. Ainsi Pharmacia a mis sur le marché le Celebrex® (en mai 2000 en France), un anti-inflammatoire présenté comme ne provoquant pas d’ulcères ni d’hémorragies digestives. Ce type de médicament est très utilisé par les patients souffrant d’arthrose ou de polyarthrite rhumatoïde. Pharmacia a réalisé en 2001 un chiffre d’affaires de 3,1 milliards de dollars avec ce produit, soit trois fois le niveau moyen des blockbusters. Or, il a été accusé en 2002 par les différentes autorités de santé d’avoir manipulé les résultats de son étude pivot en ne rapportant que les résultats après six mois de consommation, car ils étaient favorables jusqu’à cette date ; alors qu’au bout d’un an d’usage le Celebrex® perdait tous ses avantages par rapport à ses concurrents. Les autorités et les médecins devaient l’ignorer.
Induire volontairement les médecins en erreur
Une autre technique également dénoncée par Drummond Rennie, le rédacteur en chef du JAMA, dans un éditorial de 1999 consiste à multiplier les articles dans les revues médicales et scientifiques européennes et américaines reprenant, en les présentant différemment et avec des auteurs également différents, les résultats de la même étude. Les quelques études réalisées sont recyclées sans fin dans des articles qui ont l’air d’être originaux, mais ne sont que des reprises réécrites. Le laboratoire donne ainsi l’impression qu’un nombre très important de cas et d’études confirment les avantages de son médicament6. Des revues scientifiques et médicales ne respectent plus, dans les faits, les règles adoptées à Vancouver par le Comité international des éditeurs de journaux médicaux, qui interdit formellement la publication de résultats d’études déjà publiés ailleurs ou même simplement soumis à une autre revue.
Drummond Rennie dénonce en particulier l’attitude de Pfizer avec le flucanozole (un antifongique) et de Jansen avec la risperidone (un neuroleptique). Cela permet de multiplier les tirés à part distribués aux médecins. Quand les choses sont bien dissimulées, cela peut même induire en erreur les autorités de santé chargées des enregistrements et les rédacteurs de méta- analyses qui collecteront naïvement plusieurs fois les résultats de la même étude dans leurs synthèses.
Créer de nouvelles maladies
On sait qu’il est très difficile de définir des frontières rigides entre le normal et le pathologique pour les troubles psychiatriques. Le diagnostic se fonde sur le consensus des experts : on vote dans les commissions de l’Association américaine de psychiatrie sur les critères que doit remplir un patient pour être étiqueté schizophrène ou dépressif. Les outils diagnostiques se sont internationalisés sous le poids de la psychiatrie américaine et de l’Organisation mondiale de la santé. Les grands écarts dans les diagnostics, entre Américains et Européens par exemple, ont eu tendance à disparaître depuis les années 1970. C’est que l’on avait un besoin urgent d’outils communs de sélection des patients à faire entrer dans les essais cliniques pour tester les nouveaux médicaments psychotropes qui n’ont pas cessé d’être proposés depuis 1952.
La psychiatrie n’est pas le seul domaine de la médecine où un consensus d’experts doit remplacer les examens de laboratoire qui caractérisent le diagnostic des maladies infectieuses. C’est aussi le cas pour tous les facteurs de risque médicaux : le taux de cholestérol, la tension artérielle. A quels niveaux doivent-ils être pris en charge et soignés ? La moindre modification dans un sens ou dans l’autre se traduit par des milliards d’euros en plus ou en moins pour l’industrie pharmaceutique. Il est donc important que les consensus d’experts soient discutés publiquement, que les différents avis soient connus de tous afin que les décisions ne soient prises ni dans l’intérêt exclusif de l’industrie pharmaceutique, ni avec le seul souci d’économies des caisses de remboursement.
Les différents laboratoires développent des stratégies adaptées à ce type de situation. Dans les domaines où de nombreux médicaments donnent d’ores et déjà des résultats satisfaisants, ils développent des stratégies de « niches » en « Fatigué ? Déprimé ? Baisse de la libido ? Peut-être manquez- vous de testostérone. » L’explication est en bas de page : « Plus les hommes vieillissent et plus leur niveau de testostérone baisse. » Parallèlement, le laboratoire propose aux médecins de se former pour savoir « repérer dans leur pratique les hommes qui ont un niveau de testostérone bas et qui pourraient bénéficier d’une prise en charge clinique ». Le traitement avec Andro- Gel®9 est censé « rendre le moral », « augmenter la densité osseuse », etc. L’idée est d’aider les personnes concernées à rester jeunes.
Les médecins « leaders » mobilisés par le laboratoire affirment que plus de 5 millions d’Américains souffriraient d’une baisse de testostérone et que 90 % d’entre eux ne sont pas pris en charge. Un premier auto-questionnaire a même été réalisé, que le patient doit remplir :
- Ressentez-vous une baisse de libido ?
- Manquez-vous d’énergie ?
- Votre force et votre endurance ont-elles diminué ?
- Avez-vous perdu du poids ?
- Prenez-vous moins de plaisir à la vie ?
- Êtes-vous triste ou de mauvaise humeur ?
- Avez-vous moins d’érections ?
- Avez-vous constaté une récente baisse de vos capacités sportives ?
- Êtes-vous pris d’une somnolence postprandiale ?
- Avez-vous constaté une baisse récente de vos performances au travail ?
Le médecin pourra ainsi décider de réaliser une prise de sang pour tester le niveau de testostérone. Or, après quarante ans, le niveau de testostérone baisse de 1,2 % tous les ans en moyenne. Si on prend comme niveau normal celui d’un homme de vingt ans, on trouvera donc presque toujours un niveau beaucoup plus bas dans la population des hommes « androposés ».
proposant leur médicament dans un sous-domaine a priori limité d’une pathologie plus vaste, puis ils travaillent à élargir cette niche en formant les médecins au dépistage, en soutenant l’action d’associations de patients ou de professionnels et en sensibilisant la presse grand public. On a ainsi vu surgir de « nouveaux » troubles psychiatriques qui n’existaient jusque-là que de manière relativement rare : troubles obsessionnels compulsifs, dysthymie, dépression récurrente brève, etc. Plus le nombre de médicaments proposés dans le traitement de ces troubles augmente et plus le nombre de personnes qui semblent en souffrir augmente également. Il est toujours très difficile de savoir si l’extension de ce type de troubles est due à un meilleur dépistage, ou si elle est le résultat de l’offre faite aux patients d’adapter leur souffrance aux thérapeutiques disponibles.
Allant largement au-delà des techniques marketing de constitution de niches, certains laboratoires disposant de médicaments aux indications extrêmement limitées peuvent aller jusqu’à ce qu’on est en droit de considérer comme une dérive potentiellement dangereuse pour les patients.
Je prendrai l’exemple de la nouvelle prescription d’hormones masculines telle qu’elle a été rapportée en 2002 par la presse américaine. Unimed, un laboratoire pharmaceutique américain, filiale du groupe belge Solvay, propose aux médecins de se former pour prendre en charge la « ménopause masculine », un marché quasi inexistant jusqu’à présent. Une annonce presse publiée dans Time résume bien la campagne du laboratoire : on voit le signal de la jauge d’essence d’une automobile montrant que le réservoir est vide, avec cette accroche :
Le laboratoire a reçu de la FDA une autorisation de mise sur le marché pour des patients qui ont une baisse de testostérone, entendant par là des indications médicales précises comme certaines tumeurs de l’hypothalamus, le syndrome de Klinefelter (mauvais développement des testicules dû à un chromosome X en trop), ou dans les conséquences de type inflammatoires d’infections virales. Mais cela fait très peu de patients en comparaison du marché des 35 millions d’hommes de plus de cinquante ans. Si l’opération est un succès, alors AndroGel® deviendra un super-blockbuster !
Le danger pour les patients est qu’on ne peut absolument pas exclure que la baisse du niveau de testostérone soit une protection naturelle contre le risque de cancer de la prostate chez les plus de cinquante ans. Il n’est donc pas impossible qu’une large prescription de traitements de substitution entraîne à terme une augmentation considérable de cette pathologie.
J’ai développé un peu longuement cet exemple, car il permet de comprendre tous les mécanismes qui permettent à un laboratoire pharmaceutique d’organiser le passage d’une « niche » à une large prescription sans que l’on puisse garantir un quelconque bénéfice pour les patients.
Or, il faut savoir que la surconsommation de médicaments et la prescription hors de propos ont de lourdes conséquences : chaque année en France, selon le réseau des centres régionaux de pharmacovigilance, 1,3 million de personnes, dont 33 % sont dans un état considéré comme grave, sont hospitalisées dans le secteur public à cause d’un effet indésirable d’un médicament. Cela représente 10 % du total des patients hospitalisés et on estime que cela provoque quelque 18 000 morts par an (soit deux fois plus que les accidents de la route).
On a vu que l’avantage des fusions n’était pas la relance de la politique de recherche, mais l’impératif de faire de la route.
Multiplier les rapports de dépendance entre journaux, congrès et industriels de la pharmacie
Dans l’exemple que l’on vient de citer, les laboratoires Unimed ont pris soin de s’assurer du soutien de l’Endocrine Society, qui regroupe des spécialistes prestigieux. Le développement des liens entre sociétés savantes et industrie pharmaceutique devient de plus en plus un problème. Le directeur du New England Journal of Medicine, une des grandes revues américaines de médecine (avec le JAMA et The Lancet) qui compte 250 000 abonnés et plus de 750 000 lecteurs dans le monde, s’est ouvertement interrogé à ce sujet : « Pourquoi l’American Heart Association [la grande association des cardiologues américains] apporte-t-elle un soutien exclusif à la seule aspirine fabriquée par Bayer ? Pourquoi l’American Cancer Society [l’association des cancérologues] soutient-elle de la même manière le produit de substitution anti-tabac de Smith- Kline Beecham ? Ces associations professionnelles feraient bien de mettre en rapport le bénéfice financier qu’elles tirent de ce type de collaboration avec la mise en cause de leur réputation de gardiens des principes éthiques »
Mais ce journal lui-même a été mis en cause en 1999. Ses suppléments réguliers consacrés à des médicaments sous le nom de Drug Therapy auraient été à plusieurs reprises écrits par des chercheurs qui n’étaient pas indépendants mais sous contrat avec les laboratoires concernés. Ces liens avaient été dissimulés. Pire, la direction du journal était, dans un certain nombre de cas, au courant de ce conflit d’intérêts et a quand même publié les articles écrits dans ces conditions. La règle que s’est fixée le journal a ainsi été violée dix-huit fois entre 1997 et 1999. Les laboratoires concernés étaient de très grandes sociétés proclamant par ailleurs leur respect de l’éthique : Merck, Novartis, Eli Lilly, Glaxo Wellcome, SmithKline Beecham, Pfizer et Roche. Les responsables du journal ont avoué ne plus réussir à trouver de chercheurs qualifiés qui soient indépendants de l’industrie pour écrire, par exemple, un éditorial !
Mais plus grave encore, Jerome Kassirer, directeur du New England, sera finalement licencié en 1999 par la société propriétaire (la Massachusetts Médical Society), car il était absolument opposé à ce que le nom du journal soit utilisé pour éditer des numéros « à thème » entièrement financés et rédigés par des laboratoires pharmaceutiques. Ces numéros à thème sont traduits dans de multiples langues et remis gratuitement par les représentants pharmaceutiques à des médecins bien en peine de faire la distinction entre le vrai New England et ses « vrais faux » dérivés. Il s’agit d’exploiter le renom du journal pour présenter favorablement un médicament.
Les éditeurs devraient se rappeler que c’est ce type de dérive qui a tué la presse médicale française de haut niveau. Ainsi, à partir des années 1970, un des principaux groupes de publications médicales scientifiques françaises (L’Expansion scientifique française), dont le navire amiral était La Semaine des hôpitaux et qui était l’organisateur de la réunion annuelle des Entretiens de Bichat, est devenu la propriété d’un des grands patrons de l’industrie pharmaceutique française, Louis Justin- Besançon, qui estimait que l’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même ! C’était une situation malsaine où l’indépendance éditoriale pouvait être remise en cause. Ayant perdu une grande partie de sa crédibilité, ce groupe a connu un grave déclin avant d’être vendu à un groupe hollandais.
Faire baisser le coût des essais cliniques
La volonté de réaliser des essais cliniques au moindre coût, donc dans les pays du tiers monde, pose les problèmes éthiques les plus graves et pourrait entraîner à terme une remise en cause de la convention d’Helsinki sur les essais cliniques. Cette convention, adoptée en 1964 par la 18e assemblée générale de l’Association médicale mondiale et modifiée à plusieurs reprises, s’impose à tous mais de manière non coercitive. Il appartient à chaque gouvernement d’adopter ses propres lois en la matière.
Son article 29, le plus contraignant pour les industriels du médicament et pour tous les médecins qui sont les investigateurs d’une étude clinique, explicite les conditions dans lesquelles elle doit être menée : « Les avantages, les risques, les contraintes et l’efficacité d’une nouvelle méthode doivent être évalués par comparaison avec les meilleures méthodes diagnostiques, thérapeutiques ou de prévention en usage. Cela n’exclut ni le recours au placebo, ni l’absence d’intervention dans les études pour lesquelles il n’existe pas de méthode diagnostique, thérapeutique ou de prévention éprouvée. »
J’ai mis en italique dans le texte les deux membres de phrase qui peuvent être lus de manière contradictoire : faut-il faire bénéficier les patients participant à une étude clinique des « meilleures méthodes » ou de celles « en usage » ? Cette question a cessé d’être purement académique avec l’épidémie de sida et les essais réalisés en Afrique.
Alors même que l’efficacité de l’AZT dans la prévention de la transmission du virus HIV mère-enfant était largement prouvée par des études réalisées dans les pays riches, plusieurs nouvelles études ont été organisées en Afrique à la fin des années 1990 pour essayer de trouver un mode d’administration du produit pendant une brève période qui en réduise considérablement le coût (à 50 dollars, alors qu’il est normalement de 800 dollars par femme) tout en continuant à être efficace. On a pu compter seize études pour lesquelles 17 000 femmes séropositives ont été enrôlées. Dans quinze de ces études, les femmes du groupe contrôle ont reçu un placebo. La seule exception a été une étude réalisée sous l’égide de l’École de santé publique de Harvard en Thaïlande, où les femmes du groupe contrôle ont reçu le traitement qui avait fait ses preuves, la « meilleure méthode thérapeutique », c’est-à-dire un traitement long avec l’AZT.
D’un strict point de vue scientifique, le placebo n’est absolument pas justifié, puisque l’on peut très facilement comparer le traitement court au traitement long. Mais cela coûte beaucoup plus cher : cela nécessite plus de temps et de plus grandes quantités d’un médicament dont le prix est très élevé. C’est donc pour des raisons économiques que des protocoles d’essais cliniques, qui auraient été recalés par toutes les commissions d’éthique des pays riches, ont été adoptés dans des pays du tiers monde.
D’autres études ont également été réalisées pour étudier l’« évolution naturelle de la maladie » (au Kenya — là où se passe une partie de l’action du livre de John Le Carré, La Constance du jardinier’5, très critique pour l’industrie pharmaceutique ! —, sous l’égide de l’université de Washington). Ici, les traitements deviennent un obstacle à la curiosité des chercheurs. Ce type d’études serait immédiatement interdit dans un pays riche.
C’est le New England Journal of Medicine qui a, à nouveau, réagi car son orientation est de ne pas publier de travaux qui sont faits selon des protocoles contraires aux règles d’éthique en vigueur aux États-Unis. En 1997, Marcia Angell écrivit immédiatement dans un éditorial que « les critères utilisés ne devraient pas être différents selon l’endroit où on réalise l’étude ».
Très vite, la communauté scientifique s’est divisée et une partie d’entre elle est allée très loin, demandant explicitement la révision de la déclaration d’Helsinki. Ainsi, Robert Levine, médecin à l’université de Yale, a demandé que l’on remplace la fameuse phrase de l’article 29 (« par comparaison avec les meilleures méthodes diagnostiques, thérapeutiques ou de prévention en usage ») par la phrase suivante : « par comparaison avec ;s meilleures méthodes diagnostiques, thérapeutiques ou de prévention dont le patient aurait bénéficié s’il n’avait pas participé à l’étude ». Or, on sait que dans les pays du tiers monde les patients n’auraient le plus souvent reçu aucun traitement !
D’autres responsables n’ont pas tenu un langage aussi direct, lais Barry Bloom, président du Comité pour l’étude des vaccins contre le sida de l’ONU, a déclaré dans la même veine que les critères d’Helsinki « nécessitent d’être clarifiés et peut- être modifiés ». Une commission sur l’éthique, dont les travaux nt été publiés en 1998 par The Lancet, conclut dans un sens qui n’est pas non plus très éloigné de la formule de Barry Bloom : « Les patients participant à une étude doivent être assurés de recevoir la meilleure qualité de soins possible en pratique dans le pays où l’essai a lieu. »
Les propositions de modifier dans un sens laxiste la convenons d’Helsinki ont été jusqu’ici battues en brèche. Lors de la dernière réunion de l’Association médicale mondiale à Tel- Aviv en 1999, les participants s’y sont unanimement opposés. Mais la tentation existe, les arguments commencent à être fourbis et ils auront d’autant plus d’audience que les grands essais cliniques sont de plus en plus souvent confiés par les industriels à des sociétés privées spécialisées dont le seul Objectif est de faire des profits et qui n’auront certainement pas ;s mêmes scrupules que les universitaires. Ils choisiront les ays les plus intéressants pour y mener des essais cliniques, c’est-à-dire ceux où il sera le plus facile d’échapper aux contraintes qui ont été mises en œuvre dans les pays riches.
Déjà aux États-Unis, le relâchement des contraintes a été révélé par une enquête menée en 1999 par l’Office for Protec- on from Research Risks au centre médical de l’université de Duke. Elle a entraîné l’arrêt des 2 000 études en cours qui ne respectaient pas les règles d’éthique obligatoire, en particulier le libre consentement des participants .
Après ce tableau accablant, il va nous falloir beaucoup de courage pour imaginer les mesures qui pourraient être prises afin de contrôler l’industrie pharmaceutique tout en lui donnant toutes ses chances de pouvoir inventer de nouveaux médicaments, donc sans céder à ses chantages. Cela suppose d’entrer en négociation avec elle (mais qui va représenter qui dans cette négociation ?) et de modifier de manière astucieuse les règles du marché des médicaments.
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