Évolution possibles et facteurs pronostiques :
Évolution de l’anorexie mentale :
D’une façon générale, l’anorexie mentale est une affection à toujours considérer comme sérieuse, et de pronostic lointain a priori réservé. La gamme des évolutions possibles reste néanmoins très variée, et difficile à évaluer précisément. Seules ont été étudiées les évolutions sous traitement, et les études de devenir sont loin d’être comparables en termes de taille d’échantillon, type de population ou critères d’inclusion. Par ailleurs, il faut distinguer l’étude de l’évolution à court et moyen terme, dont le recul est en général insuffisant, de celle à long terme avec recul supérieur à 4 ans, beaucoup plus objective mais plus difficile à mener, du fait en particulier du nombre parfois substantiel des patients perdus de vue.
L’évolution des anorexies traitées :
Les données des études prospectives ne concernent par définition que les patients ayant fait l’objet d’une prise en charge, en situation suffisamment sévère pour avoir le plus souvent nécessité une hospitalisation.
De ces nombreux travaux qui se sont intéressés à la question du devenir à moyen ou long terme de l’anorexie mentale, un certain nombre de points convergent pour les symptômes classiques :
-dans la majorité des cas, l’évolution des symptômes n’est pas inférieure à 18 mois ;
-la fréquence des rechutes varie entre 10 % et 50 % des cas. Ces rechutes sont plus fréquentes (jusqu’à 2 fois) chez les patients suivis moins de un an, comparés à ceux qui le sont plus longtemps ;
-la normalisation du poids est observée chez environ la moitié des patients au bout de 2 ans, et chez plus des deux tiers au bout de 5 ans ;
-les règles sont de réapparition (ou d’apparition) tardive, souvent des mois voire des années après une reprise pondérale jugée satisfaisante ;
-la guérison, lorsque sont pris en compte les seuls paramètres symptomatiques (anorexie, amaigrissement, aménorrhée), semble obtenue au moins dans la moitié des cas ;
-la mortalité globale est d’environ 4 %. Les décès surviennent le plus souvent à distance du début de la maladie (plusieurs années), conséquences en proportion sensiblement égale de la malnutrition chronique et des complications médicales d’une part, et de suicides d’autre part. Les suicides surviennent plus souvent chez des anorexiques devenues boulimiques. Cette mortalité globale a été récemment estimée 6 fois plus élevée que dans la population générale (appariée par âge et par sexe) ;
-à court terme, toute méthode thérapeutique semble capable de provoquer un changement. En revanche, aucune donnée ne permet de comparer valablement l’évolution à moyen ou long terme en fonction de telle ou telle approche thérapeutique, aucune n’ayant encore fait la preuve d’une supériorité incontestable par rapport aux autres dans ce domaine.
L’évolution s’avère souvent différenciée selon les paramètres considérés : indiscutablement, et ceci est surtout vrai pour le médecin, la guérison de l’anorexie mentale a pour conditions nécessaires le retour intégral et stable à un état nutritionnel et un indice de corpulence normaux pour l’âge, avec normalisation complète des fonctions endocriniennes. En pratique, c’est d’ailleurs souvent le retour des règles (ou leur installation si l’aménorrhée était primaire) qui est de longue date retenu comme l’étape « finale » d’une évolution positive de la maladie.
Toutefois, ces conditions ne sont pas suffisantes. Il est essentiel de ne pas se contenter de l’évolution de ces seuls paramètres, et de tenir compte du devenir toujours plus aléatoire au plan de la personnalité et du champ relationnel en particulier.
Dans cette étude, les décalages d’évolution des paramètres appartenant aux champs des symptômes classiques et de la personnalité apparaissent clairement. Il s’agit de 129 patients (dont 5 de sexe masculin) ayant débuté leur anorexie à 16 ans en moyenne (extrêmes : 7 à 28 ans), et pris en charge par la même institution après une période moyenne d’évolution de 5 ans (extrêmes :1 à 19 ans). Plus des deux tiers ont été hospitalisés dans le cadre de leur suivi. Tous ces patients ont été réévalués avec un recul moyen de 11 ans après le début de la maladie.
Mais presque le tiers, bien qu’ayant un poids satisfaisant, restent exagérément préoccupés par leur poids ou leur apparence physique. Surtout, si la grande majorité connaissent une évolution positive pour ce qui concerne le poids et la conduite alimentaire, 55 à 65 % seulement ont une évolution jugée satisfaisante au plan relationnel, social, familial ou sexuel.
Mis à part les décès (7 % dans cette série), le passage à la chronicité représente l’évolution la plus défavorable. Entre 10 et 15 % de ces patients, passés 4 ans d’évolution, continuent de présenter la triade symptomatique classique. Cette évolution apparaît indépendante du degré de l’amaigrissement initial. Ainsi « installées » dans leur symptôme, ces formes chroniques cumulent les risques de complications somatiques. Elles s’accompagnent de plus et très souvent d’une torpeur ou d’une rigidité psychiques pouvant rendre très difficile l’approche psychothérapeutique classique. A leur propos, on peut parler d’une véritable anorexie des investissements, voire d’une anorexie de vivre, tant au plan émotionnel que relationnel.
L’évolution est difficile à évaluer dans les formes frontières ou atypiques, très peu d’études étant disponibles sur ce sujet il reste toujours possible que les formes frontières ou atypiques puissent rester plus ou moins larvées à l’adolescence, et réémerger ou s’intensifier sous une forme « tardive » plus caractéristique, à l’occasion d’un événement du début de la vie adulte. Une seule étude, récente, signale que presque la moitié des femmes présentant un diagnostic de trouble atypique de la conduite alimentaire, après un suivi de 2 à 4 ans, développent une anorexie mentale ou une boulimie typiques.
Quels critères pour parler de guérison ?
Cette question est d’autant plus importante qu’elle renvoie indirectement à celle des critères qui permettraient, dans l’absolu, de décider sans arrière-pensée de l’arrêt de tout suivi (étant bien évident que cette question, en réalité, se pose différemment pour le médecin, le psychiatre ou le psychothérapeute par exemple).
Nous reprenons ici, sans les modifier, les critères de guérison proposés par Ph. Jeammet :
– disparition complète de la triade symptomatique classique (anorexie, amaigrissement, aménorrhée) depuis plus de 2 ans ;
– autonomie d’avec la famille et acquisition de liens affectifs et professionnels stables et nouveaux ;
– critique de la conduite anorexique s’accompagnant d’une perception plus juste de l’image du corps, de l’abandon du désir insatiable de minceur, de la reconnaissance des besoins et des sensations en provenance du corps, et de la fatigue en particulier ;
– acquisition d’un « insight » (faculté d’introspection], de la reconnaissance des conflits psychiques, de la capacité de se remémorer le passé, d’exprimer la vie fantasmatique et d’établir des liens ;
– enfin, capacité de se confronter sans déni, ni régression massive, aux stimulations œdipiennes et ouverture à la reconnaissance de l’autre dans sa différence, sexuée notamment.
Facteurs pronostiques de l’anorexie mentale :
En matière d’anorexie mentale, il importe de bien garder à l’esprit qu’il n’existe aucun critère pronostique absolu. Sans sous-estimer les complications somatiques possibles à long terme (entre autres les problèmes menstruels ou le retentissement osseux), ce sont les troubles de la personnalité qui, en dehors de toute séquelle anorexique, représentent le plus grand risque évolutif à long terme. En pratique, et surtout en période initiale active de la maladie, tout pari sur l’avenir risque fort de se retrouver démenti, tant dans un sens que dans l’autre. Par exemple, l’apparition d’une conduite boulimique n’est pas rare au cours de l’évolution d’une anorexie, en particulier dans les mois qui suivent une première hospitalisation. Cette éventualité marque un tournant évolutif qui s’avère en fait souvent assez positif, et qui n’impose pas a priori de modification du cadre thérapeutique.
D’une façon générale, il faut savoir attendre plusieurs années avant de disposer d’une perspective plus réaliste. on résume les éléments qui, au travers des diverses enquêtes ou de notre expérience clinique, paraissent pouvoir conditionner l’évolution. Y figurent également certains paramètres qui ne peuvent être retenus comme prédictifs.
Il demeure que, en dehors de l’évolution tragique de certains patients particulièrement « rebelles », toute forme d’anorexie mentale reste susceptible de guérir, comme en attestent certaines possibilités d’évolutions positives tardives assez étonnantes.
Évolution et facteurs pronostiques de la boulimie :
Les données sur ce point sont encore récentes et fragmentaires, et la plupart des études concernent des populations de jeunes adultes. Par ailleurs les critères diagnostiques retenus sont parfois discutables, et certaines études incluent des patients avec antécédents d’anorexie mentale. Quoi qu’il en soit, il semble qu’après quelques années, 30 à 50 % des patients n’auraient plus de symptômes.
Parmi les facteurs pronostiques défavorables, ont été mentionnés la fréquence des vomissements, une dépression ou des troubles de la personnalité associés, et un mauvais niveau d’ajustement social. La boulimie peut parfois évoluer vers un tableau « multi-impulsif », dont le caractère inquiétant tient à la coexistence d’autres comportements dangereux : alcoolisation, usage de drogues, activité sexuelle chaotique, conduites suicidaires, etc.