Epidémiologie et prévention nutritionnelle
L’exemple des maladies cardio-vasculaires ischémiques
L’épidémiologie est l’étude des maladies à l’échelle des populations ou des groupes de population. Elle utilise les méthodes habituelles de planification et de calcul statistique. Celui-ci, basé sur le calcul des probabilités, étudie les différences et les relations observées. Depuis une vingtaine d’années, l’épidémiologie des maladies par athérosclérose s’est considérablement développée et les facteurs nutritionnels ont été particulièrement étudiés. Depuis quelques années se développent également les études de prévention nutritionnelles, cherchant à modifier l’incidence des maladies cardio-vasculaires grâce à des interventions sur l’alimentation.
Étapes de l’épidémiologie, applicables aux problèmes des maladies cardio-vasculaires ischémiques
1. Epidémiologie descriptive. — Elle fait appel aux statistiques sanitaires de mortalité et de morbidité , aux statistiques économiques; ainsi peut-on rechercher des différences entre divers groupes (entre les pays, entre les régions, entre les différentes catégories socio-professionnelles). Ces études ont conduit aux notions d’incidence des maladies et des facteurs de risque.
Epidèmiologie analytique. — Elle concerne surtout les causes des maladies et peut être réalisée de deux façons suivant la chronologie du recueil des données :
■ Enquête rétrospective qui est entreprise après la survenue de la maladie, comparant par exemple un groupe de malades avec un groupe de sujets normaux.
Enquête prospective, dans laquelle la mesure des facteurs est effectuée chez des sujets indemnes au départ, qui sont surveillés pendant un temps suffisamment long pour pouvoir dépister la survenue des nouveaux cas de maladie. Ce type d’étude très élaboré fournit les plus riches renseignements pour comprendre l’étiologie des maladies cardio-vasculaires, mais nécessite de très gros moyens (tableau 62).
Les éludes de prévention constituent la forme la plus évoluée des études prospectives : elles consistent à évaluer les effets de différentes thérapeutiques sur des groupes comparables. Elles sont de réalisation pratique difficile, mais constituent le meilleur critère d’évaluation des facteurs nutritionnels dans le domaine des maladies cardio-vasculaires.
Application aux maladies cardio-vasculaires ischémiques
Six facteurs alimentaires sont généralement considérés pour leur possible liaison avec les maladies par athérosclérose : le cholestérol, les graisses, les glucides, l’excès calorique, l’alcool et le sodium. Il existe plusieurs autres facteurs alimentaires pour lesquels une corrélation a été notée entre la quantité absorbée et la fréquence des maladies ischémiques, mais leur importance est moindre et leur responsabilité non établie.
1. Cholestérol alimentaire
Expérimentation animale. — Un certain nombre de données expérimentales laissaient à penser que le cholestérol alimentaire jouait un rôle important sur le niveau de la cholestérolémie et les maladies ischémiques. Ainsi, on sait depuis le début du siècle qu’un régime enrichi en cholestérol entraîne rapidement chez le lapin des lésions d’athéromatose. Les singes font aussi une hypercholestérolémie et des lésions artérielles, et même des infarctus du myocarde lorsqu’on augmente leur cholestérol alimentaire. Des régressions des lésions artérielles ont été observées après suppression du cholestérol alimentaire. En fait il existe de grandes différences d’une espèce à l’autre puisque le rat, par exemple, soumis à un régime riche en cholestérol ne fera pas d’hypercholestérolémie ni de lésions artérielles.
Épidémiologie humaine. — Sur le plan de l’épidémiologie humaine cependant, la preuve du rôle du cholestérol alimentaire est difficile à fournir : le cholestérol alimentaire est étroitement associé avec les graisses animales et donc avec les graisses saturées; ainsi, bien qu’il existe une corrélation positive entre la quantité de cholestérol absorbé
En pratique, nous n’avons pas de preuve épidémiologique qu’un régime bas en cholestérol soit utile pour prévenir l’athérosclérose. Cependant, il paraît (surtout chez les sujets hypercholestérolémiques) logique d’essayer de réduire le cholestérol alimentaire, en sachant que :
- l’augmentation du cholestérol alimentaire élève légèrement la cholestérolémie;
- la cholestérolémie est étroitement liée au développement de l’athérosclérose;
- le cholestérol n’est pas un nutriment essentiel (il est synthétisé par toutes les cellules).
2. Lipides alimentaires. — En observant l’évolution de l’alimentation des pays riches, on constate que depuis 100 ans il y a eu une augmentation des calories lipidiques (passées de 22 à 43 p. 100), une augmentation des graisses saturées (surtout due à l’augmentation de la consommation de viande), et parallèlement une augmentation des maladies par athérosclérose.
Etudes rétrospectives. — Elles sont nombreuses montrant les relations :
- taux de lipides alimentaires –
- fréquence de l’athérosclérose;
- acides gras saturés du régime -> fréquence de l’athérosclérose.
Ces relations ne sont cependant pas retrouvées dans certains pays (France) et certaines ethnies (esquimaux, Masaïs).
L’analyse de certaines populations migrantes (Japonais des îles Hawaïs et de Californie, Israéliens) ne permet pas de conclure sur le rôle des graisses alimentaires, car l’élévation des maladies ischémiques observée peut certes être due à l’augmentation des graisses du régime, mais aussi à d’autres facteurs alimentaires ou environnementaux.
Lien entre les graisses alimentaires et les maladies ischémiques. — Celui-ci est finalement assez indirect chez l’homme :
— un régime enrichi en graisses saturées élève la cholestérolémie (fig. 40) et le taux des lipoprotéines LDL, alors qu’un régime enrichi en graisses polyinsaturées réduit ces paramètres. Des formules de prédiction ont été proposées qui permettent de prévoir avec une bonne approximation les variations de la cholestérolémie moyenne d’un groupe après modification des graisses du régime : ainsi, la formule de Keys ;
chol = 1,35 (2 AS – AP) + 1,5 C
où :
A = indique la variation entre situation de base et celle réalisée après
modification du régime.
chol = cholestérol sérique en mg/100 ml.
S = proportion de calories quotidiennes fournies par les acides gras saturés.
P = proportion de calories quotidiennes fournis par les acides gras polyinsaturés.
C = racine carré du cholestérol alimentaire quotidien en mg/1 000 cal.
Ces études ont abouti à la conclusion que la ration qui détermine l’effet optima sur la cholestérolémie doit apporter :
- 10 p. 100 des calories sous forme de graisses polyinsaturées;
- 20 p. 100 sous forme de graisses monoinsaturées et saturées avec un rapport P/S = 1;
- moins de 400 mg de cholestérol par jour.
Études de prévention. — Plusieurs études, basées sur l’utilisation des graisses polyinsaturées, ont été réalisées. Les principales sont l’étude des Hôpitaux psychiatriques d’Helsinki et l’étude des « Veterans » de Los Angeles. Elles ont cependant été très critiquées sur le plan méthodologique. Dans l’étude dite MRFIT (multi-risk factors intervention trial) l’intervention porte en même temps sur plusieurs facteurs de risque (tabac, activité physique, tension artérielle, alimentation), de sorte qu’on ne peut pas tirer de conclusion valable sur le rôle particulier du régime dans l’incidence des maladies ischémiques. L’étude d’Oslo, combinait un régime hypocholestérolémiant et une réduction du tabac chez des sujets ayant un cholestérol sanguin élevé. La réduction des maladies coronariennes a été nette, principalement attribuée à la baisse de la cholestérolémie.
La conclusion pratique est qu’une réduction des calories lipidiques (à 30-33 p. 100) paraît nécessaire, ainsi qu’une modification de la qualité des graisses alimentaires : moins d’acides gras saturés (7 à 8 %), plus d’acides gras monoinsaturés (15 %) et polyinsaturés (7 à 8 %).
2. Glucides alimentaires. — Il n’y a aucune preuve, ni épidémiologi- que, ni expérimentale, ni clinique, qui permette de penser qu’un régime à taux élevé en glucides soit capable d’augmenter les maladies par athérosclérose. Par ailleurs, des études chez l’homme montrent qu’à apport calorique constant, l’augmentation du pourcentage des calories
glucidiques (surtout s’il s’agit de glucides d’assimilation lentes) aux dépens des calories lipidiques entraîne une baisse de la cholestérolémie; ce changement peut être considéré comme favorable.
4. Calories globales. — L’ingestion d’un régime apportant une quantité de calories supérieures aux besoins énergétiques aboutit à une augmentation des lipides de réserve (tissu adipeux), conduisant à un excès de poids.
Les données épidémiologiques, — Elles sont en faveur d’une relation entre poids du corps et risque des maladies ischémiques.
L’expérimentation animale. — Elle ne permet pas de mettre en évidence une telle relation puisque les modèles animaux d’obésité (nutritionnelle ou génétique) sont réalisés chez le rat et la souris, espèces qui justement ne développent pas d’athérosclérose.
Les études humaines. — Elles montrent que l’obésité favorise l’hypertriglycéridémie (par augmentation des VLDL), les troubles du métabolisme des glucides, l’hypertension artérielle. Des études multiva- riées ont montré une relation nette entre obésité et maladies coronariennes.
Conséquences pratiques. — Une réduction de l’apport calorique, tenant compte de l’activité physique, doit réduire le risque de maladies ischémiques.
Données épidémiologiques :
- La consommation d’alcool est corrélée positivement avec les chiffres de TA, le poids du corps, le taux de TG et le taux des HDL.
- Un certain nombre de données permet de penser que la consommation régulière d’alcool réduit le risque des maladies par athérosclérose.
- Il n’y a aucune donnée expérimentale, animale ou humaine sur ce point.
Conséquences pratiques. — Étant donné les risques hépatiques, myocardiques et neurologiques de l’absorption régulière d’alcool, il paraît difficile de la conseiller, mais il faut savoir qu’une consommation très modérée est probablement favorable pour les artères (sauf cas particulier de sujets hypertriglycéridémiques).
6. Sodium. — Les preuves épidémiologiques, expérimentales et cliniques sont nombreuses pour affirmer que l’apport excessif de sodium favorise l’hypertension. Or la quantité de sodium absorbée par les habitants du monde occidental est 10 à 40 fois supérieure aux besoins minimum. Étant donné le risque que constitue l’HTA comme facteur d’athérosclérose, une réduction de l’apport en sodium paraît justifiée.
Il est clair qu’en agissant sur les différents facteurs de risque (tabac, HTA, sédentarité, hypercholestérolémie) on peut réduire l’incidence des maladies par athérosclérose.
Par contre, il n’est pas sûr qu’en agissant uniquement sur la nutrition, on soit très efficace pour obtenir un tel résultat.
Une conjonction de données cliniques, épidémiologiques et expérimentales permet tout de même de penser qu’on prévient ces maladies en réduisant la part prise par les lipides dans la ration calorique totale, en élevant le rapport P/S aux alentours de 0,7, et en réduisant l’apport de sodium. Ces indications constituent la base des recommandations faites par certains gouvernements (notamment aux USA, au Royaume-Uni, en Australie et dans plusieurs pays scandinaves).
L’exemple des carences en fer
Le métabolisme du fer a été décrit dans le chapitre nutriments (cf. p. 13). La déficience en fer et les anémies ferriprives sont très courantes dans le monde (surtout dans les pays en voie de développement). Cette carence concerne 5 à 10 p. 100 de la population du globe.
1. Causes des carences martiales. — On distingue :
Des carences d’apport en fer :
- nourrissons laissés à une alimentation lactée exclusive; l’anémie se voit surtout entre 6 et 12 mois, plus précoce chez les prématurés;
- femmes enceintes ou allaitant;
- vieillards;
- sujets suivant un régime restrictif;
- habitants des pays sous-développés surtout.
Des carences d’absorption : gastrectomies, maladies cœliaques, sprue tropicale, entéropathies exsudatives (il s’agit souvent de carences mixtes); alimentation riche en substances qui entravent l’absorption (laitages, thé, piment).
Des carences par utilisation excessive : grossesses multiples.
Des carences par augmentation des pertes anormales : hémorragies, infestations parasitaires (ankylostomiases).
2. Épidémiologie des carences en fer. — L’anémie ferriprive touche en Afrique (selon les régions) 6 à 17 p. 100 des hommes, 15 à 50 p. 100 des femmes, 30 à 60 p. 100 des enfants. En Amérique du Sud, les chiffres sont de 5 à 15 p. 100 chez les hommes, 10 à 35 p. 100 pour les femmes, 50 p. 100 des femmes enceintes, 15 à 50 p. 100 des enfants. En Asie, 10 p. 100 des hommes, 30 à 55 p. 100 des femmes (jusqu’à 99 p. 100 des femmes enceintes dans certaines régions de l’Inde, du Pakistan et du Bangladesh), plus de 50 p. 100 des enfants. Au Moyen- Orient, 20 à 25 p. 100 des femmes enceintes et 25 à 70 p. 100 des enfants, sont anémiques. En Europe et en Amérique du Nord, la fréquence de l’anémie ferriprive est de 6 à 20 p. 100 chez les femmes, 3 à 6 p. 100 chez les hommes.
Une étude récente réalisée en France sur des femmes enceintes montre, par dosage de la ferritine, une carence martiale chez 33 p. 100 avec une fréquence accrue chez les multipares et les émigrées.
3. Conséquences des carences martiales :
a) L’anémie hypochrome hyposidérémique est la conséquence la plus grave de la carence en fer.
b) A un degré modéré de carence, avant le stade d’anémie vérifiée, divers troubles dus au déficit en fer de l’organisme peuvent s’observer :
- diminution des performances physiques (retentissant sur les capacités de travail);
- retentissement sur la grossesse ; augmentation des prématurés et de la mortalité fœtale;
- diminution de la résistance aux infections (baisse de l’activité myélo-peroxydasique des leucocytes); une supplémentation en fer en Alaska et en Indonésie a entraîné une diminution des maladies infectieuses. Il y a cependant des études contradictoires sur ce point.
4. Traitement de l’anémie ferriprive :
Traitement curatif. — Il consiste en l’administration de sels de fer bivalents per os, à la dose de 100 à 300 mg/j de fer pendant la durée nécessaire pour ramener le taux d’hémoglobine à la normale.
Traitement préventif. — Il utilise deux méthodes :
- la supplémentation : apport de fer sous forme médicamenteuse (exemples : traitement systématique des femmes enceintes);
- l’enrichissement : le fer est additionné à certains aliments (sels de table, farine de blé, sucre, sauces de poisson, lait écrémé, produits alimentaires pour nourrissons).
Différentes formes de fer utilisables. — On utilise surtout le sulfate de fer divalent, le sulfate de fer trivalent, l’orthophosphate de fer divalent, la poudre de fer métallique (fer réduit), le pyrophosphate de sodium et de fer.
Autres mesures :
- lutte contre les parasitoses;
- usage de contraceptifs (diminuent les pertes menstruelles et les grossesses);
- information et éducation sur les aliments à conseiller ou à déconseiller notamment pour les enfants, sur les moyens de régulation des naissances;
- surveillance médicale des groupes à risque.